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Blade Runner, Total Recall, Minority Report… l’univers de Philip K. Dick sur grand écran

Par Aude Boutillon
20 mars 2011
MAJ : 21 mai 2024
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La sortie en salles de L’agence, de George Nolfi, est l’occasion de revenir sur l’écrivain.

Photo Arnold Schwarzenegger

La sortie en salles de L’agence, de George Nolfi, qui s’inspire de la nouvelle de Philip K. Dick Rajustement, se pose comme l’occasion de revenir sur le parcours d’un auteur torturé, dont les psychoses ont profondément influé un travail qui inspira Hollywood à de nombreuses reprises… pour le meilleur et pour le pire.

 

 

 

Philip K. Dick est de ces hommes nés dans le drame. Venu au monde un 16 décembre 1928, il perd sa sœur jumelle quelques semaines après leur naissance, un deuil dont il ne se remettra jamais et qui explique la récurrence du thème du « jumeau fantôme » dans ses écrits. Plus tard, on lui diagnostique une schizophrénie, ensuite réfutée. Rongé par l’angoisse, le jeune Philip découvre dans des nouvelles de science-fiction un exutoire. Sa carrière débute en 1951, date à laquelle il publie sa première nouvelle. Dès cet instant, l’écriture devient son activité à plein-temps. En parallèle des nouvelles de science-fiction qui feront plus tard son succès, Philip K. Dick est alors empreint d’une profonde ambition de percer comme auteur de la littérature « mainstream » américaine, qui lui vaudra une cruelle désillusion. En 1962, sous l’impulsion de son épouse, il publie Le Maître du Haut-Château : c’est, après dix ans de mépris de la part de la communauté littéraire américaine, la consécration ; il remporte le prix Hugo l’année suivante. Dans le même temps, sa vie personnelle se dégrade. Rongé par une paranoïa et un mal-être constant, il multiplie les prises de médicaments et drogues diverses, qui ne font qu’amplifier ses angoisses existentielles et ses craintes de complots. Il commence à avoir des visions qui le persuadent d’être en contact avec des entités divines et des extraterrestres. Sa désillusion et son amertume face aux évènements mondiaux l’amènent à vivre reclus, tel un marginal, tandis qu’il se drogue en continu. La suite de sa vie sera rythmée par une tentative de suicide, des internements, et des rencontres qui lui permettent d’étendre sa popularité au-delà des Etats-Unis.

 

Son travail est, en toute logique, fortement orienté vers la manipulation de l’individu par des entités supérieures, les complots politiques, et la distorsion de la réalité. On le considère comme l’un des inventeurs du thème du simulacre, en science-fiction, qui décrit l’existence de sociétés factices et d’êtres humains « simulés » par des extraterrestres ou des androïdes. Cet univers particulièrement propice à une vision cinématographique a fait l’objet de nombreuses adaptations, plus ou moins fidèles au matériau d’origine.

 

 

En 1982, Ridley Scott réalise Blade Runner, inspiré du roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968). Le film s’intéresse à un groupe de « réplicants » (androïdes dont la présence sur Terre est strictement interdite depuis un soulèvement violent) cachés à Los Angeles, et pris en chasse par Rick Deckard (interprété par Harrison Ford), membre à la retraite de l’unité spéciale des Blade Runners.

 

Il s’agit là de la seule adaptation d’un de ses écrits qu’a pu voir Dick de son vivant. Un scénario circulait déjà depuis des années avant que Scott (qui n’avait à aucun moment lu le roman d’origine) ne soit investi du projet, et Dick manifestait un extrême scepticisme à l’égard de chaque version. Mais lorsqu’il eut l’occasion de voir les effets spéciaux imaginés pour mettre en scène la Los Angeles de 2019, il se déclara ébloui par cet environnement qui était « exactement comme il l’avait imaginé ». Après la projection d’une pré-version de 40 minutes du film, Dick le supporta jusqu’à sa mort, quelques mois seulement avant sa sortie en salles. Il alla jusqu’à dire que « les deux [le roman et le film] se complètent, de telle façon que celui qui commence avec le roman aura plaisir à voir le film et celui qui commence par le film aura plaisir à lire le roman ». Le public réserve à Blade Runner un accueil relativement frileux (c’est un semi-échec au box office), en adéquation avec une critique mitigée. On reproche à Blade Runner de ne pas remplir le contrat promis par une campagne de promotion axée sur l’action ; en réalité, le film se révèle en ce sens très proche de l’esprit sombre et laconique de l’œuvre dont il s’inspire, et dépeint, à l’image du Métropolis de Fritz Lang, une société urbaine où les riches vivent littéralement au-dessus des ouvriers. Complexe, empruntant des codes à plusieurs genres (tel le film noir), Blade Runner reproduit à l’écran la paranoïa caractéristique de la littérature de Dick, à qui il permet d’offrir une certaine notoriété aux Etats-Unis. Blade Runner a, en l’occurrence, passé avec succès l’épreuve du temps, en inspirant les productions qui le suivront, et en étant à plusieurs reprises cité comme film de référence et reconnu comme un des meilleurs films de science-fiction jamais réalisés.

 

 

 

A l’inverse de Blade Runner, Total Recall rencontre un succès immédiat et fulgurant. Le film de Paul Verhoeven, qui réunit Arnold Schwarzenegger et Sharon Stone, se hisse instantanément en tête du box-office américain, et ne tarde pas à susciter l’intérêt des cinéphiles européens. Il s’inspire de la nouvelle Souvenirs à vendre (1966), qui relate les aventures d’un humain (Douglas Quail, rebaptisé Quaid dans le film) qui, obsédé par la planète Mars, utilise les services d’une compagnie, Rekall, proposant à ses clients de leur implanter des souvenirs factices, qui révèleront son identité passée d’agent secret. La version définitive de Total Recall entretient de manière continue, et jusqu’à son dénouement, une certaine ambiguïté au sujet de la frontière entre la réalité et le délire pur, retranscrivant ainsi fidèlement le thème omniprésent dans l’oeuvre de Dick, qui sera repris de nombreuses fois au cinéma (Dark City, Matrix, Shutter Island). Un remake du film, annoncé comme plus proche de la version de Philip K. Dick, a été mis en chantier, où Colin Farrell tiendra le rôle principal.

 

 

 

Après le succès au box-office de Total Recall, il est question d’adapter une nouvelle de Philip K. Dick, Rapport minoritaire (qui n’a alors aucun rapport avec le roman ayant servi de base à Blade Runner), de manière à en faire la suite directe du premier. Le projet est avorté, mais les scénaristes réécrivent le scénario, en supprimant cette fois toute référence à Total Recall. En 1998, Steven Spielberg et Tom Cruise rejoignent ce qui est désormais le projet Minority Report. Il reprend la trame du roman presque à l’identique : dans une société future (Washington, 2054), les meurtres peuvent être prédits à l’aide de mutants, les précogs, doués de préscience. L’adaptation, en mettant largement l’accent sur l’action, s’écarte toutefois du texte original, laissant la part belle au conformisme. Le personnage principal passe du chauve vieillissant au cadre quadra athlétique ; les precogs, à l’origine retardés et difformes, deviennent la progéniture de junkies ayant abusé de drogues défectueuses. Spielberg justifie, en toute humilité, ces libertés par le fait que « l’histoire de Philip K. Dick vous donne seulement un tremplin qui n’a pas réellement de second ou de troisième acte. La plupart du film ne se trouve pas dans l’histoire originale, à la déception des fans de Philip K. Dick, j’en suis certain ». En dépit de ces considérations, le film est baigné du thème, cher à Dick, du combat du libre-arbitre contre la manipulation et un certain déterminisme. En réalité, le questionnement qui a alimenté l’ensemble de l’œuvre de Dick a trouvé un véritable retentissement lors de la sortie en salles de Minority Report. Dans un contexte ‘post-11 septembre’, l’heure est à l’intrusion du gouvernement dans la vie quotidienne, sous le prétexte sécuritaire. La question de l’appréhension du crime avant même qu’il n’arrive (menant à des arrestations préventives) mène inévitablement à la mise en perspective de l’univers dépeint dans le film ; peut-être cette proximité thématique explique-t-elle en partie le succès retentissant de Minority Report dès sa première semaine en salles.

 

 

Les adaptations des écrits de Philip K. Dick n’ont pas toutes connu le succès, critique ou populaire, des films précédemment cités. Confessions d’un barjo, la seule adaptation (française) d’un roman de Dick consacré à un univers non-imaginaire, sort en 1992 dans l’anonymat total. La retranscription de la désillusion d’un doux-dingue au contact d’une nature humaine violente et égoïste est pourtant d’une rare fidélité à la vision pessimiste de Dick. Christian Duguay, avec Planète hurlante (d’après la nouvelle Nouveau modèle), parvient, quant à lui, malgré un manque de moyens qu’il peut difficilement cacher, à  accoucher d’un film de science-fiction honnête, toutefois loin d’atteindre le niveau d’un Blade Runner, et qui passera relativement inaperçu. Le pourtant sympathique Impostor de Gary Fleder, qui exploite le thème du simulacre, ne passionne pas davantages les foules, et ne fut d’ailleurs jamais distribué en France. L’adaptation de la nouvelle Paycheck par John Woo en 2003, réunissant Ben Affleck, Uma Thurman et Aaron Eckhart, promettait quant à elle un joli succès au box-office. Le film s’intéresse à un ingénieur investi de missions secrètes qui, après s’être fait flouer, se retrouve amnésique et poursuivi par le FBI et des tueurs privés. Si le film, porté par des stars, parvient à réunir un public conséquent, les critiques sont nettement moins réjouissantes, et pour cause : l’univers de Dick semble délaissé au profit d’une action presque décérébrée, abandonnant totalement l’atmosphère sombre et délétère respectée en partie par les adaptations précédentes des écrits dickiens.

 

 

En 2006, Richard Linklater dirige A Scanner Darkly, un pari visuel (la technique du Rotoscope est utilisée pour donner aux images un aspect dessiné)  s’offrant un beau casting (Keanu Reaves, Robert Downey Jr, Winona Ryder), mais qui se fera plutôt discret, malgré un respect rigoureux de l’atmosphère désespérée, pessimiste et hallucinée d’une oeuvre écrite à l’époque la plus sombre de l’existence de Dick, alors au fond du trou et abandonné de tous.

 Si A Scanner Darkly est à des lieues de la motivation purement mercantile,  Next sera quant à lui un tout autre méfait ; porté par le bien-aimé Nic Cage, réputé depuis quelques années pour ses inexplicables choix « artistiques », le film de Lee Tamahori se caractérise essentiellement par un traitement caricatural et de grossières lacunes scénaristiques, allant jusqu’à faire de l’appréhension d’un groupe de terroristes la principale intrigue du film. Autant dire que l’esprit de la nouvelle de Dick (qui se concentrait sur l’arrestation par le gouvernement de mutants jugés dangereux) est totalement bafoué.

 

 

Les adaptations des œuvres de Philip K. Dick apparaissent désormais comme le passage obligé pour le féru de science-fiction lambda (quitte à trahir en beauté l’esprit complexe et dégénéré d’un auteur en proie à ses angoisses), et l’envergure du travail du bonhomme promet de nombreuses relectures à venir de son univers, sans parler de son influence indéniable dans le paysage de la science-fiction de ces vingt dernières années (Dans la peau de John Malkovich, The Truman show, L’armée des douze singes et bien d’autres) Les studios Disney se sont d’ores et déjà accaparé l’adaptation de la nouvelle Le roi des elfes. La compagnie Hacyon, à l’origine de la franchise Terminator, a quant à elle acquis les droits de Flow my tears, the policeman said, une nouvelle de science-fiction consacrée à une star de la télévision génétiquement améliorée. Enfin, le Maître du Haut-Château devrait être adapté sous la forme d’une mini-série pour la BBC, sous l’égide de Ridley Scott. Radio free Albemuth, roman publié après sa disparition, devrait également faire l’objet d’une relecture. L’influence posthume de Philip K. Dick a encore de beaux jours devant elle. Une ironie douce-amère quand on a à l’esprit cette citation du concerné en 1980 : « Pour me faire approcher Hollywood, il vous faudrait me tuer et m’attacher sur le siège de ma voiture avec un grand sourire peint sur le visage ».

 

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