S'il y a bien une chose à retenir de Sicario, réalisé par Denis Villeneuve et écrit par Taylor Sheridan, c'est le personnage incarné par Emily Blunt. Pourquoi cette héroïne si critiquée est-elle justement passionnante ? Explications.
Bien avant son assaut sur la science-fiction à Hollywood avec Dune et Dune 2, Blade Runner 2049 et Premier contact, le réalisateur Denis Villeneuve avait marqué les esprits avec plusieurs films. Parmi eux, il y avait le thriller Sicario, écrit par Taylor Sheridan (Wind River, Yellowstone), où Emily Blunt est aspirée dans les ténèbres de la guerre des cartels aux côtés de Josh Brolin et Benicio Del Toro.
À sa sortie en 2015, Sicario a rencontré un joli petit succès. Il y a donc eu Sicario 2 : La Guerre des cartels en 2018, mais sans l'un des éléments les plus intéressants du premier : le personnage de Kate Macer.
Pourquoi cette héroïne tant critiquée à l'époque est-elle en réalité si passionnante ? Pourquoi le "point faible" du récit est-il finalement sa plus grande force ? On revient en détail sur l'écriture brillante de Taylor Sheridan.
Bienvenue dans notre tunnel d'analyse
"Ça peut pas être un homme ?"
Déjà, une réalité : avoir une héroïne dans Sicario était tout sauf une facilité ou commodité, bien au contraire. C'était au départ un choix délibéré du scénariste Taylor Sheridan, et c'est devenu au fil des années une véritable bataille face aux potentiels producteurs, qui auraient préféré que ce soit un homme.
En 2015, Denis Villeneuve expliquait à IndieWire : « Le scénario de Taylor Sheridan a intéressé beaucoup de gens, mais ceux qui venaient vers lui lui disaient : "C'est un super scénario, mais c'est un personnage féminin, ça peut pas être un homme ?". Taylor a eu le cran de dire : "Non, c'est l'histoire que je veux raconter, c'est une femme pour des raisons spécifiques et je ne changerai pas le scénario". Quand je l'ai rencontré, la première question qu'il m'a posée, c'était sur ça. Et j'ai répondu que ça m'allait très bien. »
Même son de cloche du côté d'Emily Blunt, qui racontait sur le plateau de Stephen Colbert pendant la promo : « Le scénariste a été approché par un financier qui lui a dit, "Si tu fais du personnage un mec, on te donne un plus gros budget." »
Mais Kate n'est pas seulement le personnage féminin principal : c'est aussi et surtout le seul personnage féminin digne de ce nom dans Sicario, face à Benicio del Toro, Josh Brolin, Daniel Kaluuya, Jon Bernthal ou encore Victor Garber. Et cette particularité (la solitude et l'isolement dans un groupe) contribue à en faire un personnage brillant pour raconter cette histoire violente.
échecs et mâles
Comment définir un personnage héroïque ? Il va agir et avancer. Il va affronter et régler un problème. Et il va sûrement finir à un meilleur endroit que celui duquel il est parti, en ayant surmonté des obstacles pour devenir plus fort. C'est la définition la plus facile et claire, qui sert de Table de la loi à tous les récits classiques, notamment à Hollywood.
Le personnage de Kate s'écrit à l'opposé de ça dans Sicario puisqu'elle suit quasiment le parcours inverse.
Au début du film, cette agente du FBI ressemble pourtant à une héroïne. Lors de sa première apparition, elle ouvre les yeux comme pour se réveiller d'un mauvais rêve, mais le véritable cauchemar commence puisqu'elle dirige vers une opération tendue qui va se transformer en carnage. La situation lui échappe, ou plutôt lui apparaît telle qu'elle est réellement pour la première fois. Les cadavres dans les murs et la bombe enterrée sont des images fortes : la vérité était là, cachée sous ses yeux, et tout lui saute (littéralement) à la figure.
C'est un moment pivot. Kate découvre que son ennemi est bien plus haut et loin qu'elle ne le pensait, et la CIA lui offre l'opportunité d'aller au bout de sa bataille. Elle accepte pour une raison : trouver le véritable responsable, et remonter à la source du problème. En somme, être une héroïne, qui veut reprendre le contrôle au nom de la justice.
C'est en réalité son premier et son ultime échec puisqu'elle est manipulée malgré elle dès le début. À partir de là, tout ne sera que mensonge. Elle n'est là que pour les apparences, mais elle le comprendra beaucoup trop tard.
Elle débarque dans un monde dont elle ne comprend ni les enjeux ni les limites, et la mise en scène insiste sur son sens de l'observation, pour renforcer cette impression de contrôle qu'elle pense avoir, et garder. Mais c'est une illusion puisque tout le monde sait qu'elle n'en a aucun. Tout le monde, sauf elle, et nous.
Appât le choix
À partir de là, ce sera l'histoire d'un personnage qui apprend à ne plus agir. Dès qu'elle met les pieds dans ce monde, Kate est dépassée par les événements, et forcée à devenir passive. Pendant qu'elle tente de comprendre et analyser (sa manière de contrôler les choses), tous les autres agissent et s'agitent (leur manière de contrôler).
L'excellente scène du passage de la frontière en est la meilleure démonstration : immobile arme au poing dans la voiture, elle est réduite à un rôle de spectatrice perdue et apeurée, comme nous. C'est parfait puisqu'elle a été placée dans la mission pour être un témoin. Et lorsqu'elle finit par appuyer sur la gâchette, ce n'est pas une action, mais une réaction puisque quelqu'un lui a tiré dessus. Les autres ont attaqué pour prévenir le problème, mais elle se contente de se défendre quand il est à sa porte. Ce sera son seul recours, jusqu'au bout.
À chaque fois que Kate passe à l'action pour tenter de reprendre le dessus, c'est pour échouer et en payer un prix de plus en plus élevé. Elle entre dans la banque contre l'avis de Graver pour tenter de remettre l'opération sur les rails, mais se fait recadrer par son boss du FBI. Elle essaye de retrouver un semblant de vie dans un bar, mais se laisse séduire par un flic à la solde du cartel (Jon Bernthal) qui tente de la tuer... précisément parce qu'elle était entrée dans la banque et avait attiré l'attention sur elle.
« Vous m'avez utilisé comme appât », lâche-t-elle à Graver. «Tu t'es utilisée toi-même comme appât ».
Tout indique à Kate qu'elle devrait arrêter d'agir et se contenter de suivre, ce qu'elle refuse obstinément de faire, comme pour être l'héroïne dont tout récit aurait besoin. Ce sera alors sa trajectoire : ravaler cet héroïsme mal placé. Et ce sera le message du film : ça n'a absolument aucune valeur ici.
"Tu n'es pas un loup. Et c'est le territoire des loups"
Plus le film avance et plus l'échec prend une forme concrète. Ce n'est plus la morale de Kate qui est ébranlée, mais son corps et sa vie qui sont menacés.
Dans les tunnels, elle bifurque pour retrouver Alejandro et en théorie, c'est une décision héroïque. Elle trace sa propre route, prend un risque, et se confronte à la réalité pour ramener l'ordre et la justice dans le chaos. Mais c'est un échec, et elle est punie par deux balles qui la remettent à sa place – au sol, impuissante et démunie. Elle survit certes, puisqu'Alejandro a visé son gilet pare-balles. Mais elle a échoué.
Pour autant, elle n'abandonne pas et pense avoir retenu une leçon. Après tout, c'est ça une héroïne : quelqu'un qui se relève, et n'abandonne pas. Si Alejandro a pu lui tirer dessus parce qu'elle lui en avait laissé le temps, elle ira frapper Graver sans dire un mot ni hésiter. Sauf qu'elle est immédiatement mise au sol, encore une fois. Elle tente de se débattre, mais elle est complètement immobilisée. À nouveau, sa vie est entre les mains de quelqu'un. C'est l'autre camp, mais c'est la même poigne.
Kate s'accroche désespérément à ce statut d'héroïne qui lui échappe. Quand Graver lui expose la réalité, elle répond : "Je vais dire à tout le monde ce que vous avez fait". C'est exactement ce qu'elle voulait transmettre au procureur fédéral au début du film : la vérité. Encore une fois, elle sera stoppée et immobilisée quand Alejandro viendra lui faire signer de force, un flingue sur la tempe, la déclaration du mensonge absolu. C'est quasiment un arrêt de mort symbolique pour la justicière.
Bien sûr, Kate résiste. Si elle signe et se résigne, c'est uniquement pour une question de survie. Une forme de réaction, plus que d'action.
Son véritable acte héroïque sera paradoxalement un non-geste : ne pas stopper/tuer Alejandro, qu'elle tient en joue depuis sa fenêtre. Elle s'accroche à la dernière chose qui lui reste, c'est-à-dire ce sentiment qu'elle est du bon côté de la ligne. "Tu n'es pas un loup. Et c'est le territoire des loups". Ce dernier échec devient alors le seul qui compte. À ce moment, Kate réaffirme qui elle est, et qui elle veut rester. C'est un échec aux yeux de tous (notamment le public, probablement), mais c'est au fond sa seule petite victoire.
"tout le scénario a été construit pour la détruire"
Kate n'est-elle alors qu'une simple victime, et un énième personnage féminin faible dans un monde d'hommes si forts ? Oui, mais non. Au jeu des clichés féminins d'antan (des faire-valoir et potiches) et d'aujourd'hui (des blocs de béton imperturbables), l'héroïne empêchée de Sicario emprunte un chemin passionnant parce qu'il est ambigu et tordu.
Taylor Sheridan a longuement parlé de ses choix, notamment chez Creativescreenwriting.com : « Le scénario se déroule d'une manière non conventionnelle, et joue beaucoup avec la question de "Qui est le ou la protagoniste ?". J'ai fait des choses, d'un point de vue des personnages, qui sont très inhabituelles dans un film. Le seul personnage qui a un arc c'est Kate, qui commence en étant autoritaire et finit presque entièrement passive, ce qui est une métaphore de la conscience américaine. »
Chez Awardsdaily.com, le scénariste allait plus loin encore : « C'est vraiment la déconstruction de ce personnage. Tout le scénario a été construit pour la détruire, émotionnellement. C'est à travers cette déconstruction qu'on voit réellement le bilan de tout ça. À la fin du film, ce qu'elle apprend sur elle-même, c'est que sa boussole morale ne bougera pas pour lui permettre de combattre de la manière dont il faut combattre. C'est ce qu'elle apprend sur elle-même. Si ta boussole morale ne bouge pas et que tu essayes de te battre, tu mourras. C'est ce qu'elle comprend. Elle découvre ses limites, et à la fin, c'est ça le sujet. »
Plus loin, il résume bien le personnage de Kate, « victimisée, sans pour autant être une victime. »
Absolument parfaite dans ce rôle, Emily Blunt a plusieurs fois donné son avis sur l'écriture des personnages féminins à Hollywood, notamment chez The Telegraph en 2022 : « La pire chose quand on ouvre un scénario est de lire les mots "femme forte". Ca me donne envie de lever les yeux au ciel. Ces rôles sont écrits de manière incroyablement stoïque, on passe son temps à jouer à la dure et dire des trucs durs. »
Une scène a néanmoins été coupée à la demande d'Emily Blunt, et avec le soutien de Benicio Del Toro : un moment où Kate se retrouvait seins nus, lors de la confrontation finale avec Alejandro. Dans le scénario d'origine, après avoir signé de force le papier, elle se précipitait pour sortir son arme et essayer de l'arrêter. Il la stoppait et en ultime geste d'humiliation et domination, il découvrait sa poitrine pour mettre à jour ses blessures. Le scénario disait alors, « Elle ne s'est jamais sentie si impuissante, et c'était le but. »
Pour le coup, grâce à Emily Blunt, Sicario a évité un cliché. Pas besoin de mettre une héroïne à poil pour raconter une histoire.
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Emily Blunt dépassée et Benucio Del Toro il crève l’écran.
Sicario ☆☆☆☆☆
Pour ma part, je trouve le personnage excellent et très bien écrit.
Merci @Geoffrey pour cet article.
Effectivement, c’est un personnage qui sort des sentiers battus.
On aurait pu s’attendre à 2 directions classiques : Kate qui adopte progressivement le même comportement que ses « collègues » et finit par basculer et se perdre complètement ou Kate qui reste droit dans ses bottes, fait éclater toute la vérité et s’en sort victorieuse.
Ici, c’est un peu plus complexe et surtout réel : malgré toute sa bonne volonté, les idéaux qui l’animent, la loi, la justice, elle évolue dans un monde pour lequel elle n’est pas faite et elle refuse de plier pour s’y conformer. Quelque part, ce que Kate signe à la fin, c’est un peu sa démission de ce monde…
@euh
Justement, j’ai écrit cet article pour expliquer en quoi je pense le contraire malgré les attaques contre ce personnage.
D’ailleurs, un personnage moralisateur ce n’est ni une qualité ni un défaut, tout dépend du sujet du film, ce qu’il raconte et ce qu’il en fait
Justement, c’est le personnage moralisateur du film et le plus gros souci du premier Sicario, heureusement absent de la suite, supérieure en tous points, de Sollima. Il suffit d’enchaîner les 2 pour comprendre la différence à tout niveau, et pas seulement dans la mise en scène de l’action…