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La Cérémonie : le Parasite du cinéma français

Par Clément Costa
23 avril 2023
MAJ : 24 mai 2024
La Cérémonie : Le Parasite français

Claude Chabrol faisait son Parasite avant l'heure avec Sandrine Bonnaire et Isabelle Huppert dans La Cérémonie. En résulte une œuvre cruelle et jubilatoire.

Cinéaste passionné par les rapports de classe, Claude Chabrol a livré de nombreuses œuvres lucides et corrosives. Mais s’il ne fallait retenir qu’un seul long-métrage dans sa filmographie passionnante, ce serait probablement La Cérémonie. Un film qui fait état d’une colère sociale explosive avec une méchanceté jubilatoire. Le tout porté par les performances hallucinantes du duo Sandrine Bonnaire et Isabelle Huppert.

En s’inspirant de l'affaire Papin et de ses adaptations en roman et au théâtre, Claude Chabrol risquait la redite. Il parvient pourtant à créer une œuvre unique qui dépasse largement le fait divers pour devenir un commentaire acide sur la société française de façon plus globale. Un film culte qui est encore cité comme une inspiration majeure par de nombreux cinéastes aujourd’hui, dont Bong Joon-ho pour son Parasite. Qu’est-ce qui permet à La Cérémonie de se démarquer à ce point ? Qu’est-ce qui en fait une œuvre politique intemporelle ? Voyons quelques pistes de réflexion.

 

La Cérémonie : photoTrop souriantes pour être honnêtes

 

MON PAYS VA CRACK-ER

Alors qu’il commence l’écriture de La Cérémonie, Claude Chabrol se dit particulièrement inquiet face à la colère grandissante qu’il perçoit en France. Le cinéaste constate une rupture inédite du dialogue entre les différentes classes sociales du pays. Il en conclut que cette perte du langage ne peut mener inexorablement qu’à une explosion de violence. C’est logiquement ce lien aux mots qui va guider tout le récit, que ce soit de façon métaphorique ou plus explicite.

C’est tout d’abord l’héroïne analphabète qui incarne la complexité de ce rapport au langage. Le cinéaste va s’attacher à traduire toute la frustration qui découle de cette incapacité à lire. Un handicap social qui pousse Sophie au mensonge et à la manipulation par peur du regard méprisant ou condescendant que cette découverte entraînerait – et entraînera inévitablement lors du dernier acte. Mais la violence se substitue également aux mots de manière frontale par les insultes glaçantes qui viennent effriter le vernis social bourgeois de la famille Lelièvre.

 

La Cérémonie : photoAdieu au langage

 

La violence devient immédiatement le thème central du récit et s’incarnera de différentes manières dans toutes les interactions des personnages. On la trouve sous une forme passive, faussement bienveillante. Dès la séquence d’ouverture, Catherine Lelièvre décide à la place de Sophie si elle veut un thé ou non. La jeune Mélinda sera elle aussi caractérisée par cette bienveillance qui peine à dissimuler un mépris de classe particulièrement brutal.

Au fur et à mesure que le récit avance, cette violence finit cependant par éclater au grand jour. Tout d’abord lorsque Georges Lelièvre gifle la postière. Une perte de contrôle qui lui fera d’ailleurs immédiatement honte et dont il s’excuse sans tarder. Sa réaction traduit pourtant une idée simple : la violence de classe doit être suffisamment dissimulée pour être socialement acceptable. Le sommet de cette violence sera bien évidemment atteint lors du massacre final.

 

La Cérémonie : photoRed is not dead

 

Cette lutte se joue également dans la dynamique des corps et dans la gestion du bruit. D’un côté, on observe une famille Lelièvre toujours pressée. Ils doivent courir, se croisent à peine avant de sauter dans une voiture. Constamment en mouvement, toujours bruyants, ils semblent ainsi appuyer leur domination sociale par l’agitation et le niveau sonore. À l’extrême opposé, Sophie subit le temps long et silencieux. Elle erre dans une grande maison vide. Elle attend passivement que l’on vienne la chercher à la gare. Dans La Cérémonie, la classe ouvrière subit en silence jusqu’à n’en plus pouvoir.

Pour mieux traduire cette colère sur le point d’exploser qu’il perçoit, Claude Chabrol va également prendre la température de l’époque en mettant en scène des problématiques modernes. L’aliénation par la télévision et les médias, les écarts sociaux qui se creusent ou encore la perte d’intimité avec les téléphones omniprésents – jusqu’à la séquence permettant à Sophie de découvrir les secrets de Mélinda.

Le cinéaste va ainsi saisir une rage en gestation qui colle parfaitement au cinéma du milieu des années 90. Il n’y a ainsi rien d’étonnant à constater que la même année, en 1995, le cinéma français voit sortir La Haine de Mathieu Kassovitz. Après tout, ces deux films incarnent les deux faces d’une même pièce en faisant état d’une opposition entre vieille France et colère montante.

 

La Cérémonie : photoUne prise de pouvoir en marche

 

DE LA COMÉDIE FRANÇAISE

Ce qui permet à La Cérémonie d’être un tel exercice jubilatoire, c’est avant tout son humour cruel. Claude Chabrol maîtrise l’ironie et le cynisme à la perfection. On le perçoit tout d’abord à travers les dialogues malicieux et corrosifs coécrits avec la brillante Caroline Eliacheff. Ainsi le duo ne se prive pas d’aller directement piquer à vif la vulgarité frivole de la bourgeoisie.

Cette vulgarité se retrouve à de nombreuses reprises dans le récit. Les remarques misogynes régulières que Georges et Gilles Lelièvre échangent comme un lien patriarcal se transmettant à chaque génération. Mais aussi le sondage "Quelle salope êtes-vous ?" que Mélinda propose de faire passer à Sophie.

 

La Cérémonie : photoOn peut plus rien dire !

 

Le personnage de Mélinda est d’ailleurs un véritable bijou de cynisme. On pourrait se laisser tromper par le début du récit et penser qu’elle vaut mieux que le reste de sa famille. Après tout, elle reprend le patriarche lorsqu’il qualifie Sophie de "bonne à tout faire". Elle semble également dotée d’une certaine conscience politique et traite Sophie avec une apparente bienveillance. Mais là encore, le vernis bourgeois s’effrite peu à peu et laisse apparaître une violence inouïe.

Derrière sa bienveillance, le spectateur perçoit ainsi une infantilisation méprisante. Plus à même de décider pour l’employée de maison ce qui lui conviendrait le mieux, elle lance à ses parents "vous l’abrutissez avec la télévision". Puis elle commence à changer d’attitude envers Sophie dès que cette dernière choisit de prendre son dimanche après-midi le jour de son anniversaire. Sa bienveillance s’arrête là où son confort est mis en danger. Dans un registre radicalement différent, on peut retrouver une inspiration évidente de cette ambivalence dans tous les rapports de classe du film À couteaux tirés de Ryan Johnson.

 

La Cérémonie : photoTu connais l'histoire de Pan, le bourgeois ?

 

Mais c’est là encore avec le massacre final que Claude Chabrol peut atteindre le sommet de son humour cruel. La fusillade éclate alors que la famille Lelièvre assiste à un opéra devant la télévision du salon. On découvre alors une revanche prolétaire sur une culture associée à la classe dominante. Après tout, la musique classique ponctuait pratiquement chaque apparition à l’écran du père Lelièvre. Une culture pour le prestige social bien plus que pour l’amour de l’art.

La farce est accompagnée d’une seconde couche d’ironie lorsque Sophie et Jeanne retournent les armes de chasse de ces bourgeois contre eux. Rarement aura-t-on vu un final aussi subversif, assumant si ouvertement ses différents niveaux d’humour noir et de cruauté. Là encore, on perçoit une inspiration évidente de cet humour amoral chez de nombreux cinéastes contemporains. Un des héritiers les plus évidents de Chabrol est certainement Park Chan-wook, qui s’est spécialisé dans l’humour brutal et cruel au cœur de récits à portée sociale.

 

La Cérémonie : photoIsabelle Huppert qui inspire le monde entier, comme toujours 

 

L’ORIGINE DU MAL

Objet théorique passionnant sur l’amoralité, La Cérémonie ne verse jamais dans la démagogie. Et là encore, c’est une qualité essentielle qui lui permet de résister si facilement à l’épreuve du temps. Claude Chabrol ne cherche pas à tracer une ligne précise entre Bien et Mal. Il peut ainsi venir susciter de l’empathie pour son duo d’héroïnes meurtrières, mais nous faire également saisir l’horreur de dénouement. On comprend ce qui rend certaines attitudes condamnables, voire détestables. Mais il y a suffisamment d’humanité et de contradictions pour venir créer un inconfort chez le spectateur.

Complexe et troublante, Sophie est un modèle d’héroïne amorale. Alors qu’on apprend à la connaître, elle confesse à demi-mot avoir déjà tué. C’est bien elle qui apportera et chargera les armes pour le massacre final. C’est encore elle qui choisit de s’associer à une femme lui confiant indirectement avoir elle aussi déjà tué. Un tabou d’autant plus saisissant qu’il s’agit d’un infanticide. Malgré cela, le cinéaste ne fait pas de Sophie un monstre. Il la filme tant comme une fillette perdue que comme une prédatrice redoutable.

 

La Cérémonie : photoPartners in crime

 

Cette transgression morale se retrouve également dans la manière dont est représentée la religion. On retrouve la question religieuse métaphoriquement dans le symbolisme du titre. Mais aussi dans les nombreuses séquences de repas menant à la Cène finale. Nos héroïnes participent également aux œuvres du Secours catholique. Et la désacralisation ultime se trouve à la toute fin, lorsque le curé percute par accident la voiture de Jeanne. Il devient alors justicier involontaire en punissant une meurtrière.

Sous tous ces aspects et bien d’autres encore, La Cérémonie est une œuvre unique. En 1995 elle saisissait déjà énormément de problématiques qui définissaient la complexité de la vie sociale française, le tout avec un humour décapant. Avec le temps, le film de Claude Chabrol semble toujours inspirer des cinéastes passionnants et versatiles comme Bong Joon-ho, Adam McKey et bien d’autres encore. C’est sans doute à cela que l’on reconnaît une œuvre intemporelle.

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Rueur

« En s’inspirant de l’affaire Papin et de ses adaptations en roman et au théâtre » : vous voulez dire le chef-d’oeuvre de Jean Genet, « Les Bonnes » de 1947 !

Rhaegon

J’avais vu ce film avec ma classe de 1ère (cours d’Histoire-Géo), et si ca en avait saoulé beaucoup autour de moi, ça m’avait vraiment happé.

Et 14 ans après, je m’en souviens très bien, mais n’avais pas fait le rapprochement avec Parasite. Grâce à vous, oui, et à juste titre !

Adam

Punaise je n’ai pas fait le rapprochement entre les deux œuvres lorsque j’ai vu le film français l’année dernière. Ce fut celui qui m’a le plus marqué parmi les films de Chabrol mis en ligne par Netflix.
C’est pas seulement le langage mais aussi les programmes télé regardés avec les jeux debiles par l’héroïne et l’opéra par ses employeurs. Mais bon je pense que c’était dit dans la partie réservé aux abonnés.