Le Petit Prince : comment Disney a tué le rêve fou d'Orson Welles

Ange Beuque | 1 octobre 2022
Ange Beuque | 1 octobre 2022

Qui ne connaît pas Le Petit Prince... ou l'une de ses innombrables adaptations ? Au théâtre, en bande dessinée, en chanson, en album illustré, la création d'Antoine de Saint-Exupéry jouit d'une vitalité artistique inépuisable. Un certain Orson Welles aurait pu devenir le tout premier à se le réapproprier, si Walt Disney en personne ne s'en était pas mêlé. Retour sur un duel d'ego au sommet.

Dessine-moi un triomphe intemporel ! Jean-Louis Trintignant et Pierre Arditi l'ont récité, Joann Sfar et Moebius transposé, Lev Knipper en a fait un opéra et Richard Cocciante une comédie musicale. Sans compter bien sûr les adaptations cinématographiques ou télévisuelles, incluant un one-man-show de Richard Bohringer en plein désert pour Antenne 2, une série animée diffusée au début des années 2010 jusqu'au plus récent long-métrage combinant images de synthèse et stop-motion.

Les artistes se bousculent pour proposer leur version du Petit Prince sous toutes les formes possibles et imaginables. Et pour cause, il s’agit d’un matériau de choix : La Bible mise à part, c’est le livre le plus vendu et le plus traduit au monde, approchant sans sourciller le cap des quatre cents langues ou dialectes couverts. Dire qu'Orson Welles aurait pu devenir, de tous, à jamais le premier ! Difficile de ne pas fantasmer à l'idée qu'une œuvre aussi créativement fertile passe entre les mains virtuoses d'un tel cinéaste, avec l'appui du faiseur de rêve Walt Disney. Mais alors, pourquoi ça ne s'est pas fait ?

 

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Le Petit Prince en Amérique

On ignore si Le Petit Prince et Orson Welles étaient faits pour se rencontrer, en tout cas le mérite revient au premier nommé d'avoir, géographiquement parlant, fait le premier pas du rapprochement. En effet, c'est l'éditeur américain d'Antoine Saint-Exupéry qui, intrigué par ce petit bonhomme que l'auteur griffonnait sans cesse, l'a incité à mettre en mots celui qui deviendrait son plus illustre héros.

C'est ainsi que le vaisseau amiral de la culture française est initialement paru en 1943... aux États-Unis. En anglais et en français, certes, mais de toute évidence, même les princes ne sont pas prophètes en leur pays : Gallimard ne l’éditera sur le territoire français qu'en avril 1946. À la clé : pas de phénomène instantané ni de ventes extraordinaires en dépit d'une revue critique très favorable. Si bien que lorsque Orson Welles découvre l'ouvrage, celui-ci n'a pas encore conquis ses lettres d'éternité.

 

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Le réalisateur, de son côté, a déjà assis sa réputation. À 27 ans à peine, il a livré Citizen Kane, parfois considéré comme "le meilleur film de tous les temps" (aussi absurde cet intitulé réducteur puisse-t-il être) et La Splendeur des Amberson. Bien que ce dernier ait été saccagé par son distributeur RKO, qui s'est arrogé le droit de remanier le montage à sa guise, Orson Welles y fait étalage d'une maîtrise stupéfiante du medium cinématographique.

Ce n'est pas la première fois que le réalisateur est confronté à l’œuvre de Saint-Exupéry. En effet, Welles mettait à contribution sa voix chaude à la radio, ainsi qu'en atteste l'anecdote (sans doute largement exagérée) du vent de panique consécutif à sa lecture de La Guerre des mondes de son quasi-homonyme H.G. Wells. À la fin de l'année 1942, il reprend des extraits de Vol de Nuit et Terre des Hommes (paru aux États-Unis sous le joli titre Wind, Sand and Stars) pour des émissions de propagande radiophonique.

Au printemps 1943, il découvre la nouvelle création de l'aviateur écrivain et tombe sous le charme. Il se raconte même qu'il est resté éveillé la moitié de la nuit pour achever sa lecture. Le 16 juin, il s'approprie les droits d'adaptation du Petit Prince.

 

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L'allumeur de réverbères cinématographiques

Au moment où Orson Welles se penche sur son récit, Saint-Exupéry est déjà reparti à la guerre. L'obtention des droits ne pose toutefois aucune difficulté : l'aviateur avait donné le feu vert à son agent littéraire américain, Maximilian Becker, notamment parce qu'il avait besoin de liquidités. De son côté, n'ayant pu finaliser son "grand film de propagande indirecte" It's All True, Welles est tout disposé à s'investir corps et âme dans son nouveau projet. Les astres semblent s'aligner.

Dès lors, Welles s'attelle à donner corps à son adaptation. Il multiplie les longues séances de travail et les lectures nocturnes. Pas question de s'en tenir à une interprétation superficielle : le réalisateur creuse derrière la simplicité de la langue pour saisir la substantifique moelle du récit, dont il a intuitivement perçu la puissance évocatrice.

 

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Car si sa richesse intrinsèque est désormais bien documentée, Le Petit Prince aurait pu passer à l'époque pour une « simple » histoire pour enfants. Saint-Exypéry avait certes disséminé des indices, en s'abstenant sciemment de préciser à qui l’œuvre s'adressait et en s'excusant de l'avoir dédicacé à un adulte – un ami juif vivant en France occupée. Orson Welles ne s'y est pas trompé, et l'inoubliable plan final de Citizen Kane est là pour rappeler la dévotion du grand artiste pour l'enfance et sa pureté.

Welles a été jusqu'à concevoir une esquisse de casting, en projetant Joe E. Brown (à qui reviendra plus tard l'honneur de prononcer l'ultime et célébrissime réplique du Certains l'aiment chaud de Billy Wilder, "personne n'est parfait") dans le personnage du buveur. Il se réserve pour lui-même le rôle principal de l'aviateur et narrateur, dont le statut évident de porte-parole de l'auteur aurait offert une mise en abîme savoureuse. Un exemplaire annoté du scénario est désormais archivé au Morgan Library & Museum, qui inclut le détail des séquences animées.

 

 

Car telle était l'idée d'Orson Welles pour rendre justice à l'imaginaire de Saint-Exupéry : alterner des prises de vue réelle qu'il superviserait personnellement et des tableaux mis en mouvement. Ceux-ci avaient vocation à pallier les limites techniques de l'époque, permettant notamment de représenter les sauts de planète en planète. Sauf que pour accomplir sa vision, Welles a besoin d'un partenaire rompu à l'animation. Et au début des années 40, « dessin animé » rimait déjà avec « Walt Disney ».

 

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Le blues du businessman vaniteux

Après s'être fait la main sur de nombreux courts-métrages (Steamboat Willy, les Silly symphonies...), Walt Disney a conquis le monde avec le premier long-métrage animé Blanche-Neige en 1937, avant d'enfiler les classiques en puissance comme des perles : Pinocchio, Fantasia, Dumbo, Bambi... Surtout, le studio continue d'innover : en dépit de son échec public, Le Dragon récalcitrant paru en 1941 a prouvé que le mélange de prise de vues réelles et de dessins était viable. Saludos Amigos a réitéré le procédé l'année suivante.

S'il a eu rétrospectivement des mots durs à l'égard de l’homme Walt Disney, qualifié de "néo-fasciste de la Sun-Belt", Welles était à l'époque très intéressé à l'idée de travailler avec ses animateurs, qu'il considérait comme d'authentiques artistes.

 

Le Dragon récalcitrant : DragonWalt, le vrai dragon récalcitrant

 

Un certain Jackson Leighter fera office de chaînon manquant. Avant de devenir un partenaire financier d'Orson Welles, il avait œuvré pour le comité des affaires latino-américaines de Nelson Rockefeller. À ce titre, il a été amené à superviser Saludos Amigos. C'est lui qui fait le lien entre les deux hommes, permettant à Orson Welles d’être reçu à Burbank, au siège de Disney, pour présenter son ambitieux projet.

Sauf que la rencontre tourne court. Manifestement peu sensible à l'exposé passionné du cinéaste, Walt quitte brutalement l'entretien, utilisant selon certaines rumeurs le bon vieux prétexte du coup de fil dans une autre pièce pour planter son interlocuteur.

À défaut d’être de petites souris (un comble chez Disney), nous en sommes à ce point réduits aux conjectures, Walt lui-même ne s'étant pas personnellement confié sur les motivations de son attitude peu cavalière. Se peut-il qu'il ait douté de la viabilité du projet ? Voilà qui traduirait un manque de vision surprenant. Les bruits de couloir de l'époque plaident plutôt pour le conflit d'ego pur et simple.

 

Le Petit Prince : le petit prince, le renardWalt Walt Welles, western moderne

 

Welles était en quête d'un partenaire, non d'un tuteur. D'autant que le projet lui tenait à cœur, et on peut sans peine l'imaginer trop échaudé par ses mésaventures avec RKO pour en céder imprudemment les rênes à qui que ce soit. Walt Disney aurait mal pris la confiance et la détermination du réalisateur, dont le talent aurait pu détourner l’admiration des animateurs de leur Roi-Soleil autoproclamé.

Selon des propos qui auraient été tenus devant Jack Leighter, Walt aurait tonné sitôt la fin de la rencontre : "Il n’y a pas la place ici pour deux génies dans un même bureau". Quand bien même la citation paraîtrait presque trop limpide pour ne pas être apocryphe, elle capturerait a minima la perception du rapport de force opposant les deux hommes. Disney aurait également pu craindre pour son emprise naissante sur l'imaginaire enfantin, au point de se méfier d'un si prestigieux concurrent.

 

La Splendeur des Amberson : Tim HoltLa splendeur des ambitieux

 

Le chef-d’œuvre qui ne voulait pas être apprivoisé

La fin de non-recevoir émise par Walt Disney est un coup dur pour le projet. Mais tout n'est pas perdu : Welles s'accroche à son idée et s'allie à Hugh Harman, qui a déjà collaboré avec Disney sur des courts-métrages avant de monter son propre studio. Le travail d'adaptation reprend de plus belle. Harman témoignera de ce labeur méticuleux : "Nous avons étudié le roman, encore, encore et encore. Nous ne nous sommes pas contentés d'une lecture superficielle : nous avons cherché ses significations profondes".

L'associé d'Harman, Mel Shaw, va jusqu'à produire un story-board complet du film. Hélas, Orson Welles tombe gravement malade et échappe de peu à la mort. Sa convalescence en Floride dure plusieurs mois et tue définitivement le projet. Entre conflits avec la RKO, récupération après ses ennuis de santé et impératifs liés à l'effort de guerre, Welles ne reviendra derrière la caméra qu'en 1945 avec Le Criminel.

 

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On ne peut que fantasmer sur ce qu'aurait donné la conjugaison de sa maîtrise narrative et formelle avec la puissance évocatrice universelle du Petit Prince. Son audace technique aurait pu constituer une date majeure dans l'histoire du septième art. Le film dort désormais au panthéon des projets avortés de grands cinéastes, entre le Napoléon de Stanley Kubrick et le Superman de Tim Burton.

Pour ce qui est de Disney, cette opportunité manquée ne l'a nullement empêché de bâtir l'empire qu'on lui connaît. Reste que Le Petit Prince jouit d'une aura telle qu'on peut imaginer l'importance qu'il aurait pu prendre dans son écosystème. Et si le Futuroscope en a fait une attraction événementielle à la Géode, si un parc lui est dédié à Ungersheim (Alsace), il aurait indéniablement trouvé sa place à la lisière de Fantasyland à de l’intrépidité pionnière de Discoveryland.

 

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Disney poursuivra les expérimentations combinant animation et prises de vue réelles : Les 3 Caballeros sort en 1944 et le triomphe de Mary Poppins vingt ans plus tard confirmera tout le potentiel du procédé. Clin d’œil cruel supplémentaire : P.L. Travers, l'autrice du roman éponyme, avait le même éditeur américain que Saint-Exupéry...

Bien sûr, les contempteurs de l'actuelle nébuleuse Disney pourront se féliciter de la tournure prise par les événements. Il existe peut-être une dimension parallèle uchronique dans laquelle l'oncle Walt est parvenu à s'approprier Le Petit Prince pour en décourager toute adaptation ultérieure – à l'exception de ses propres remakes au plan près, évidemment.

 

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Reste le cas de Saint-Exupéry, disparu en mer en 1944 et qui, si le projet s'était concrétisé, aurait eu un aperçu de cette postérité dont il ignorera tout. Il faudra attendre jusqu'en 1966 pour qu'émerge la première adaptation cinématographique de son œuvre phare, réalisée sous pavillon soviétique par le lituanien Arūnas Žebriūnas. Celle-ci ne sera d'ailleurs pas visible en France avant 1994.

En fin de compte, celui qui en a le moins pâti, c'est peut-être Le Petit Prince lui-même, que cette occasion manquée n'a nullement empêché de s'installer au panthéon de la littérature mondiale. Comme une piqûre d'humilité à destination de ces artistes de grand talent, pour leur rappeler qu'ils ne seront jamais plus forts que l’œuvre de génie qu'ils servent.

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commentaires
Morcar
03/10/2022 à 11:08

Excellent dossier ! J'ignorais tout de ce projet avorté. Merci beaucoup Ecran Large !

Ange Beuque - Rédaction
02/10/2022 à 13:42

@Plus d'espoir... Merci, c'est très appréciable comme retour ! En effet, quel gâchis de temps et de créativité.

@Ded Si vos sources sont solides je les considérerai avec grand plaisir, car l'ampleur prise par le canular a été largement débunké.

Ded
02/10/2022 à 10:14

"En effet, Welles mettait à contribution sa voix chaude à la radio, ainsi qu'en atteste l'anecdote (sans doute largement exagérée) du vent de panique consécutif à sa lecture de La Guerre des mondes de son quasi-homonyme H.G. Wells."
"La nui qui terrorisa l'Amérique"... ou comment Orson Welles, en usant d'artifices grossiers comme faire tourner le couvercle d'une théière simulant l'ouverture d'une trappe de soucoupe volante, fit croire à 1 millions d'américains parmi les plus crédules sur les 6 millions à son écoute à une invasion extra-terrestre dans le New Jersey. Un vent de panique mémorable souffla sur l'Amérique. Et c'est un fait...

Plus d'espoir...
02/10/2022 à 00:57

Très bel article qui a réussi à m'apprendre des faits que je ne connaissais pas et pourtant j'aime énormément Orson Welles réalisateur et acteur. Ce récit émouvant à laissé mon imagination galoper en imaginant effectivement ce qu'aurait donné cette histoire à l'écran. Je m'aperçois également le gâchis de temps pour essayer de mettre un projet viable et qui est complètement détruit et abandonné ensuite. Ce temps gâché aurait certainement servi à Welles à faire d'autres chefs d'œuvres avant qu'il abandonne définitivement cinéma. C'est triste.