Critique : L'Ombre d'un doute
L'ombre d'un doute n'est peut-être pas le plus connu des films d'Alfred Hitchcock. De son propre aveu, il s'agit pourtant de son favori. Avant de nous effrayer avec des oiseaux, le vide, ou un inquiétant maître d'hôtel, et à une époque où le danger semblait venir de l'extérieur, Hitchcock a su, dès les débuts de sa carrière américaine, nous faire peur avec notre propre famille. Ici en particulier cet oncle adoré et parfait sous tous rapports (Joseph Cotten, génial dans ce rôle inquiétant et ambigu).
Dans cette petite ville, rien ne se passe, les voisins sont sympathiques, les portes jamais fermées, aucun danger ne pointe à l'horizon... C'est dans ce monde ordinaire et monotone que se sent enfermée la jeune Charlie : « Rien n'arrive jamais, j'abandonne » dit-elle à son père. Elle retrouvera le sourire en apprenant que l'oncle Charlie va venir séjourner chez eux. L'oncle Charlie, c'est cet oncle blagueur, charmant, qui nous rend visite de temps en temps entre ses nombreux voyages, et fait passer le paternel pour un ringard ennuyeux mais qui cache un terrible secret.
Cette œuvre est l'occasion pour Hitchcock d'explorer la dualité de ses personnages avec minutie. De ses personnages clés, qui vont jusqu'à porter le même prénom, il montre deux faces d'une même pièce. La réalisation d'Hitchcock n'aura de cesse de les rapprocher pour mieux les différencier. L'oncle aussi se moquera de l'attrait pour l'argent du chef de famille. Mais là où la jeune Charlie parle de la beauté de l'âme, lui parlera sans se cacher de sa fortune, qu'il ira déposer en sécurité. Charlie et son oncle sont présentés la première fois au spectateur presque de la même façon, tous deux allongés dans une chambre, d'un côté un hôtel situé dans un quartier pauvre, deux policiers en attente, de l'autre un quartier riche et paisible, au voisinage charmant. C'est une étrange coïncidence qui entrainera leur rencontre, un lien presque télépathique, à en croire l'innocente Charlie : « Il m'a entendue » criera-t-elle, un grand sourire aux lèvres, suivi de l'arrivée en gare de l'oncle Charlie caché derrière un rideau noir, comme l'épaisse fumée que crache le train, alors que la musique inquiétante de Dimitri Tiomkin retentit.
Si l'on retrouve déjà, à cette époque, l'humour noir et l'ironie qui feront notamment
plus tard les beaux jours de la série Alfred Hitchcock presents, sans
oublier cette science du suspense qui culmine dans un final toujours aussi
tendu malgré les années, la grande force du film réside dans l'ambiguïté des
personnages de Charlie (l'un des rares « héros » méchants de la carrière
du cinéaste) et sa nièce : « Nous ne sommes pas qu'un oncle et sa
nièce. Il y a autre chose » lâche
l'oncle. Sans jamais insisté dessus (le Code Hays ne l'aurait de toute
façon pas permis), Hitchcock laisse planer le doute en sachant parfaitement que
l'esprit malsain du spectateur fera alors le reste.
L'immense réussite de L'ombre d'un
doute réside bien là. Hitchcock n'a jamais poussé aussi loin l'art du
non-dit, de la suggestion laissant le spectateur libre de ses pensées. Ainsi,
l'oncle Charlie a beau détesté le monde dans lequel il vit (admirable tirade à
table d'un Joseph Cotten inoubliable lorsqu'il suggère les raisons de ses
assassinats), le scénario laisse volontairement un vide considérable pour
comprendre réellement pourquoi il est devenu ce tueur de veuves. Sa part
d'ombre reste donc jusqu'au bout un mystère.
Le film est également une formidable métaphore sur le passage au
monde adulte. La jeune Charlie n'est au début encore qu'une enfant secrètement
amoureuse de son oncle et ne voit en lui que la solution à tous les problèmes
de sa famille. Totalement aveugle et immature, elle est l'incarnation parfaite
de l'adolescente naïve. Ses doutes, son opposition progressive à son oncle lui
font rapidement perdre son innocence, et lui permettent ainsi de changer
d'univers. Le fait qu'elle accepte à la fin la possibilité de se marier à
l'inspecteur Jack Graham montre à quel point elle a grandi. Cette expérience
douloureuse lui aura donc permis de devenir une femme avec une vision bien plus
réaliste et éclairée de la vie (sa tirade finale à l'Eglise sur son oncle le
confirme).
Tous ces thèmes forts sont sans cesse magnifiés par l'étourdissante virtuosité
d'Alfred Hitchcock derrière la caméra. Le film comporte ainsi quelques uns des
plus beaux plans du cinéaste. Le gros plan sur le visage de Joseph Cotten
lorsqu'il crache sa bille sur les riches veuves est prodigieux et le regard que
l'acteur lance furtivement au spectateur glace le sang tant la monstruosité du
personnage éclate en un bref et unique instant. La transition en mouvement
circulaire sur le visage de Charlie qui découvre la véritable identité de son
chevalier servant d'un soir. L'ombre métaphorique qui s'abat sur la gare
ensoleillée lors de l'arrivée de l'oncle Charlie. La course éperdue de la jeune
Charlie pressée d'arriver à la bibliothèque pour découvrir les pages du journal
que son oncle a délibérément caché.
Avec sa façon de décrire de façon lente (chose rare chez Hitchcock) et
méticuleuse comment le mal peut venir gangrener la famille américaine, son
implacable scénario qui fait monter la tension entre les deux « héros / ennemis »
sans oublier le charme diffus de ses décors naturels, L'ombre d'un doute présente
effectivement de solides atouts pour être en tête de listes des meilleurs films
d'Hitchcock.
Lecteurs
(4.8)