Critique : Chien enragé

Jean-Noël Nicolau | 9 novembre 2006
Jean-Noël Nicolau | 9 novembre 2006

Considéré comme le premier polar de l'histoire du cinéma japonais, Chien enragé est également remarquable dans la filmographie d'Akira Kurosawa. Annoncé par la réussite de l'Ange ivre et la rencontre décisive avec son acteur fétiche Toshiro Mifune, le triomphe artistique qu'est Chien enragé entame une suite quasi interrompue de chefs-d'œuvre, et ce, dès l'année suivante, avec l'essentiel Rashômon. En s'essayant au film policier à suspens, Kurosawa invente quelques unes de ses plus brillantes figures de style, en particulier l'influence des éléments naturels (ici une chaleur étouffante et omniprésente, qui s'épanche parfois en pluies diluviennes). La nervosité de la mise en scène et surtout du montage surprend dès les premières minutes du métrage. Poursuites, filatures, interrogatoires tendus, violence rare mais sèche, les qualités de Chien enragé sont certes « empruntés » au cinéma américain de l'époque (le Scarface de Hawks sorti en 1932 proposait bon nombre des effets les plus percutants contenus dans le film de Kurosawa), mais le metteur en scène insuffle à un schéma classique une intensité unique.


Le point de départ de l'œuvre (le vol de l'arme de fonction d'un jeune policier aux nerfs fragiles) permet à la fois de suivre la métaphore du « chien enragé » (le pistolet remplaçant la maladie, avec des effets similaires) et surtout de signer un grand suspens urbain ultra réaliste, au sein d'un Tokyo d'immédiate après-guerre. Outre la diversité des décors, le film propose de nombreux portraits d'existences plus ou moins bouleversées par la défaite et l'occupation américaine. Cette misère évidente, qui justifie en partie la rage qui saisit certains êtres, est doublée par la description quasi palpable de la chaleur de juillet. Pas un plan où les personnages ne transpirent, ne s'épongent, ne recherchent un peu de fraîcheur ou le souffle d'un ventilateur. Très crues, ces images de corps en souffrance demeurent puissamment évocatrices, comme par exemple dans la scène où les danseuses épuisées sont filmées au plus près de leurs visages las, sur lesquels coulent des gouttes de sueur.


Si le tandem Mifune et Shimura (déjà au cœur de l'Ange ivre) fonctionne toujours idéalement, les seconds rôles sont tous mémorables, en particulier la jeune Keiko Awaji. Accumulant les fausses pistes, les rebondissements, jusqu'à la toute fin des deux heures de métrage, Chien enragé n'est pas seulement un divertissement passionnant, c'est aussi un chef-d'œuvre plastique, qui émerveille par le nombre de plans inoubliables qui le parsèment. Très inspiré par son sujet et son univers, Kurosawa cite aussi bien les clairs-obscurs d'Orson Welles que les poses de gangsters à la Hawks. Néanmoins, la confrontation finale, sommet de tension, qui trouve son aboutissement dans un décor champêtre, n'appartient qu'au metteur en scène japonais. Cette conclusion, toujours aussi impressionnante, permet au film de dépasser le cadre de la curiosité cinéphilique et de s'imposer comme un grand classique encore trop méconnu.

Résumé

Newsletter Ecranlarge
Recevez chaque jour les news, critiques et dossiers essentiels d'Écran Large.

Lecteurs

(0.0)

Votre note ?

commentaires
Aucun commentaire.
votre commentaire