Critique : Dodes 'kaden / Dodeskaden

Jean-Noël Nicolau | 12 juin 2006
Jean-Noël Nicolau | 12 juin 2006

Il semble toujours possible de trouver un film « maudit » au sein du parcours de tous les grands cinéastes, une œuvre détestée, soit par la critique, soit par le public, soit par le réalisateur lui-même, ou chahutée par un destin injuste. Parfois l'accumulation d'échecs liés à un film en fait quasiment l'archétype de l'œuvre incomprise mais loin d'être une erreur artistique, bien au contraire. Certaines sont redécouvertes avec les années (la Nuit du chasseur, la Soif du mal, les Rapaces…), d'autres, plus récentes, attendent encore leur heure et sont toujours sujettes à polémiques (le Coup de cœur de Coppola, le 13ème guerrier de McTiernan…).


Mais le cas du Dodes'kaden d'Akira Kurosawa est peut-être le plus frappant et le plus tragique dans la liste des chefs-d'œuvre conspués, et s'il fallait le comparer à un autre monument dévasté, ce serait sans doute au Playtime de Jacques Tati, conçu et sorti dans un chaos total quelques années avant le film de Kurosawa. Si les deux films possèdent des thèmes et une atmosphère extrêmement différents, leurs visions « parallèles » de la modernité galopante, leurs audaces formelles et leur inadéquation flagrante entre les attentes du public et celles des critiques de leur époque, les rapprochent déjà de manière évidente. Mais c'est surtout leurs accueils catastrophiques et le résultat sur les deux metteurs en scène, pourtant largement adorés auparavant dans leurs pays, qui semblent lier étroitement ces films. Si Tati sombra dans un oubli progressif et ne parvint jamais à se guérir de ses désillusions, Kurosawa lui connût une véritable dépression qui l'amena jusqu'à la tentative de suicide.


Mais la « petite histoire » a tendance à faire oublier l'essentiel : Dodes'kaden est l'un des plus grands chefs-d'œuvre du maître japonais. De ses expérimentations visuelles (là où Tati utilisait des silhouettes en carton pour remplacer des figurants, Kurosawa va jusqu'à peindre les ombres des décors sur le sol) à son propos extrêmement humaniste et nuancé, le film s'avère inoubliable. Pour la première fois, le metteur en scène utilise la couleur, mais c'est pour mieux scruter les ténèbres du Japon en pleine résurrection sociale et économique. Après la débâcle de la Seconde guerre mondiale, le pays s'est longuement cherché et reconstruit, et au moment où son essor devient irrésistible, c'est le plus prestigieux de ses cinéastes qui entreprend de dévoiler l'envers du décor. Dodes'kaden est un film « chorale » où les destins d'habitants d'un bidon-ville des abords de Tokyo viennent se croiser ou à peine s'effleurer en dressant un portrait très critique de la société nippone et de la nature humaine en général. Si l'amour est toujours présent, parfois de manière aussi inattendue que bouleversante (les enfants du brossier, la confession finale de la jeune fille abusée, la sagesse de l'ancien, la tirade du mari soumis…), c'est néanmoins la tristesse qui imprègne les images très colorées du métrage.


Le jeune homme qui s'invente conducteur de tram est l'idéal symbole de Dodes'kaden, l'image, empreinte de tendresse, n'en est pas moins terrible pour autant, métaphore d'une partie de la population japonaise réduite à fantasmer le progrès technologique et sa réussite sociale. Tous ces marginaux qui grappillent un peu de la réussite environnante, un peu de compagnie et de compassion, ne sont pas sans évoquer Los Olvidados de Buñuel ou, plus proche de nous, le Tombeau des lucioles de Takahata. L'espoir est sans cesse vacillant, suspendu à une parole ou à un geste. Si la lueur est bel et bien présente, comme lorsque l'ancien sauve, de manière malicieuse, un homme du suicide ou de la folie furieuse, c'est le plus souvent l'échec du pardon (de la femme infidèle) ou la fin des rêves (la déchirante histoire du clochard et de son enfant).


La magnificence plastique de Dodes'kaden ne suffit pas à transformer l'œuvre en conte, bien au contraire. Elle souligne l'impossible conciliation entre l'univers de l'imagination (les visions sont toujours présentées sous des formes hautement chatoyantes) et la réalité de cette terre uniformément grise, de ces montagnes de déchets que sillonne le tram fantôme, de ces quelques bicoques qui semblent encore surgir des décombres de la guerre. Inutile alors de chercher bien loin les raisons du fiasco du film auprès du public japonais. Trop d'actualité, trop étonnant dans sa forme, trop insoutenable dans sa vision du monde, l'œuvre ne pouvait pas convenir aux envies de son temps. Et si Kurosawa chercha longuement le souffle de résurrection qui donna naissance au sublime mais « étranger » Dersou Ouzala, Dodes'kaden demeure son chef-d'œuvre le plus intensément bouleversant et le plus délicatement humain.

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