Kanun, la loi du sang : critique des anges déchus

Mathieu Victor-Pujebet | 6 décembre 2022
Mathieu Victor-Pujebet | 6 décembre 2022

Collaborateur et/ou scénariste de quelques films fantastiques, d'actions et d'horreurs francophones (ArèsLa Nuit a dévoré le monde et Boîte noire), Jérémie Guez fait partie des noms (très) actifs du cinéma de genre français et belge. Cette année, le cinéaste revient avec Kanun, la loi du sang, un thriller de gangster où un jeune émigré albanais, Lorik (Waël Sersoub), est la cible d'une vendetta liée à sa famille, tandis qu'il rêve d'une histoire d'amour avec une serveuse de Bruxelles, Sema (Tuğba Sunguroğlu).

Bruxelles Vice

Film de gangsters urbain au pitch simple, mais évocateur, Kanun, la loi du sang est l'occasion pour Jérémie Guez de puiser une nouvelle fois dans ses références hongkongaises (Johnnie To, Tsui Hark) et danoises (Pusher, Drive) pour assouvir ses envies de style déjà présentes dans ses précédents films. Hélas, les nobles citations ne font pas tout et le réalisateur de Kanun peine parfois à employer avec justesse des outils cinématographiques démonstratifs, notamment lors de la rencontre ultra-romantisée entre Lorik et Sema, ou encore lors d'une scène finale de vernissage.

Jérémie Guez a par instants du mal à mesurer ses effets, étouffant l'émotion du spectateur à grands coups de ralentis appuyés et de musiques au synthétiseur vues et revues. Quelques maladresses qui font peut-être regretter une maîtrise totale des outils cinématographiques employés, mais qui témoignent cependant d'une véritable sincérité et d'un profond amour de la forme, parfois stimulant.

 

Kanun, la loi du sang : photo, Waël SersoubCity of Violence

 

Variations de lumières, caméras qui se retournent, cadres composés... Kanun prend un plaisir fou à filmer ces mafieux à la fois beaux et inquiétants. Un maniérisme, certes un peu poseur, qui dépasse néanmoins le simple exercice de style lors de quelques séquences, notamment grâce à la photographie signée Grimm Vandekerckhove qui troque le verni lisse de l'image moderne pour retourner à un numérique plus brut, et parfois à de la pellicule. Une image granuleuse ou bruitée qui augmente le style de Kanun d'une dimension organique efficace et dynamique.

Peu de cinéastes ont utilisé et utilisent encore le numérique de cette façon, Michael Mann étant sans doute resté le maître incontesté en la matière. Cette dimension sensorielle du film réalisé par Jérémie Guez s'incarne également dans le filmage halluciné d'un Bruxelles nocturne, entre des routes qui s'enfoncent dans l'obscurité, des bars et boîtes de nuit à tout va, et l'urbanisme surplombant des cités. Jérémie Guez filme un Bruxelles de la marge avec une jolie poésie crépusculaire, donnant du cachet à Kanun, mais aussi une touchante sensibilité.

 

Kanun, la loi du sang : photo, Tuğba Sunguroğlu, Waël SersoubLiaison dangereuse

 

L'Origine du mâle

La mélancolie est parfaitement incarnée par les comédiens du film, et notamment par le duo Waël Sersoub/Arben Bajraktaraj. Le mélange de physicalité et de candeur de l'interprète de Lorik rend immédiatement attachant ce personnage pourtant éculé d'(anti)héros criminel qui a, en fait, un bon coeur. Quant à la nervosité nuancée de fragilité du personnage d'Aleks, elle est parfaitement habitée par un Arben Bajraktaraj qui rend ce mentor à la fois inquiétant et touchant.

D'un carcan attendu, Kanun parvient à construire des protagonistes plus intéressants et complexes qu'on ne pourrait le croire au premier abord. Des êtres brisés et rongés par une tradition de la violence qui les poursuit perpétuellement, d'une génération à l'autre et d'un pays à l'autre. En témoigne le parcours de Lorik, forcé de fuir l'Albanie après que son oncle ait assassiné le père d'un homme qui réclame vengeance.

 

Kanun, la loi du sang : photo, Arben BajraktarajMasculinité mise à mal

 

La loi du sang du titre du film pèse sur les épaules des personnages qui peinent à trouver un ailleurs de fraternité et/ou d'amour dans cet infernal cycle de la violence. En somme, Jérémie Guez filme avec Kanun une forme de solitude de l'homme moderne, de la même façon que Michael Mann l'a fait au fil de sa carrière, avec les flics et/ou criminels talentueux, mais condamnés à la solitude du Solitaire, de Heat, de Miami Vice et de Hacker.

Dans cette même idée, le cinéaste plonge son spectateur dans un monde empoisonné par la violence d'hommes qui abandonnent leurs femmes aux conséquences de leurs actes. En témoigne l'amer destin de la femme d'Aleks, dans l'épilogue du film, qui se voit obligée de récolter la violence semée par les traditions de ses proches. Par ailleurs, la place de la femme dans Kanun, dans un premier temps assez secondaire, se voit remise en question au fil du récit, notamment à travers la détermination et la force du personnage de Tuğba Sunguroğlu, et de celui de Flonja Kodheli.

Cette dernière est sans doute le plus beau personnage du film, une figure tragique comme destinée à subir cette violence masculine tout en se forçant, à défaut de mieux, à l'accepter avec robustesse et dignité. Ces personnages féminins captivants d'ambiguïté et de caractère donnent toute sa richesse et sa (relative) complexité à Kanun.

 

Kanun, la loi du sang : photoUne femme forte

 

Ce qui nous lie

Ainsi, difficile de résumer Kanun à un simple film de gangsters plus ou moins classieux. Le côté thriller musclé est d'ailleurs assez secondaire dans l'intrigue, la structure du scénario faisant la part belle à la romance entre Sema et Lorik, plus qu'à la traque tendue du protagoniste. L'action est mise de côté en faveur de la contemplation de l'amour naissant entre les deux personnages.

Un choix qui, loin d'étirer superficiellement les enjeux du récit signé Jérémie Guez, déploie au contraire une tension diffuse d'une captivante peur de l'effondrement. Un amour (presque) impossible admirablement incarné par une précise caractérisation des personnages et des liens qui les unissent.

 

Kanun, la loi du sang : photo, Arben BajraktarajClimax décevant

 

Grâce à quelques détails d'écriture et/ou d'improvisation, les comédiens donnent à voir avec une jolie évidence la chaleur et la proximité qui rapprochent les protagonistes. Ainsi, entre la romance Lorik/Sema, le duo Lorik/Aleks et le couple Aleks/sa femme, chaque paire de personnages catalyse l'empathie et la complicité du spectateur, renforçant d'autant plus son implication émotionnelle.

Une tendresse qui permet de renforcer l'épée de Damoclès, le Kanun, qui pèse sur les épaules de Lorik. Dommage que cet enjeu dramatique ne débouche que sur un climax brusque et expéditif sur un pauvre parking de centre-ville, agrémenté d'un flash-back lourd et impromptu. Une conclusion décevante qui désamorce l'astucieuse dramaturgie du film, jusqu'à un épilogue inégal.

 

Kanun, la loi du sang : Affiche officielle

Résumé

Kanun, la loi du sang n'a peut-être pas l'ampleur de la grande fresque romanesque rêvée par son réalisateur, mais c'est tout de même un bon petit thriller très correctement conçu et filmé. Mention spéciale à l'admirable casting du film.

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