Totally Spies ! : l’illusion féministe qui a enflammé les années 2000

La Rédaction | 9 avril 2022 - MAJ : 09/04/2022 12:22
La Rédaction | 9 avril 2022 - MAJ : 09/04/2022 12:22

Il y a 23 ans, la série Totally Spies ! a débarqué avec la folle promesse d’allier féminisme et combinaisons ultra-moulantes. Aujourd’hui, alors qu’un reboot se profile, il est intéressant de gratter le vernis et de s’interroger sur cette fameuse portée féministe.

Parfois, sur la planète séries, il fait bon surfer sur l’engouement que suscite une cause, ici féministe, pour faire exploser son audimat. Chose qu’Ally McBeal et Sex and the City, ovnis sériels des années 90, ont fort bien démontré. Et c’est dans le sillage de cette recette féministe que Totally Spies fait une entrée fracassante et quasi révolutionnaire sur le petit écran. 

Avec son trio d’espionnes, aussi doué pour la baston et l’investigation que stylé jusqu’au bout de la combi, la série animée a en effet érigé de nouveaux symboles d’émancipation féminine pour son jeune public alors posté devant TFOU, l’émission dont elle a fait en grande partie la réputation au fil des années 2000. En tant que millennials invétérés, on aurait aimé croire que Clover, Sam et Alex resteraient des modèles de force et de sagacité à garder toute une vie, mais un bref (re)visionnage, à l’aune des avancés post-MeToo, suffit à dévoiler le versant tout sauf féministe du programme.

 

Totally Spies ! : photoBye bye les illusions

 

DÉBUTS FÉMINISTES, FAÇON BOTTES JET PROPULSÉES   

En 2002, Totally Spies a débarqué sur TF1 et a fait l’effet d’une vraie petite déflagration. En donnant vie à des ados mi-lycéennes de Beverly Hills, mi-espionnes de choc pour le WOOHP, Marathon Média, le studio producteur du dessin animé, a inscrit des personnages féminins au centre d’un genre à l’origine réservé à leurs homologues masculins : l’action. Et c’était une première.

Du moins dans l’animation française – pour quiconque s’est fait avoir par son design, la série est bien française – qui jusqu’alors grouillait de fées, animaux mignons, princesses et autres personnages lisses à paillettes, qui traditionnellement constituent les dessins animés « pour filles ». À l’exemple de Blondine au pays de larc-en-ciel, des Malheurs de Sophie ou de certaines saisons des Bisounours.

 

Totally Spies ! : photoLa nouvelle garde 

Un pied de nez d’ailleurs conforté par David Michel, le co-créateur de la série, dans une interview de 2009 où il a expliqué avoir « vraiment voulu redonner le pouvoir aux filles avec Totally Spies », à rebours d’autres productions dans lesquelles il trouvait que « la fille avait un rôle assez passif ».   

Ce pouvoir, c’est outre-Atlantique et au Japon surtout que Totally Spies est allé le chercher. À l’Est, il y avait bien sûr la franchise Cat’s Eyes – dont la similarité entre les trois sœurs-voleuses et nos espionnes fait très peu de doute –, mais aussi les « magical girls ». Ces personnages à la Sailor Moon, Magical DoReMi ou encore Cardcaptor Sakura qui, en devenant super-héroïnes par l’acquisition de pouvoirs ou d’objets magiques, ont été une source sûre d’inspiration (et/ou de flouze).

Et du côté de l’Oncle Sam (ou en tout cas d'Hollywood puisque la franchise est britannique), difficile de zapper M. Bond. Nombreux sont effectivement les échos faits à la saga d’espionnage, révérencieux comme plus parodiques d’ailleurs – quid de Jerry qui a tout l’air d’une version papa poule du célèbre Q, et de ses gadgets plus proches du gag que de l’arme de pointe.    

 

Totally Spies ! : photoJerry
 

On s'est alors retrouvé avec un trio qui avait le panache et les qualités de 007 (et non pas de ses disciples-amantes, les James Bond girls), des gadgets vecteurs de pouvoir, le tout baigné dans une esthétique acidulée au possible et très seventies. Et c'était plutôt rafraichissant et galvanisant.     

De plus, au début des années 2000, on croyait au féminisme de Totally Spies comme on croyait aux Spice Girls, ce girl band qui a popularisé le « Girl Power ! » à coup de Buffalo en pleine face et de paroles effrontées, et dont découle directement la série. Une notion qui s’ancre dans le discours post-féministe de l’époque, qui considérait que le boulot avait déjà été fait en matière de droits et d’inégalités femmes-hommes, et qu’il était maintenant question d’affirmer cette indépendance acquise par une féminité (très) marquée.

De ce point de vue, les Spies, aussi habiles avec le shuriken que le gloss, semblaient pouvoir légitimement porter l’étendard de la cause féministe ; ameutant, par la même occasion, derrière lui toute une génération de fans repartie sur plus de cent pays.    

 

Totally Spies ! : photoUn crush générationnel

 

BARBIES ESPIONNES

Mais au risque de briser des cœurs, il y a une ombre au tableau. Une ombre toute fuchsia, où le flirt et le shopping sont rois, et où la qualité d’une scène d’action vaut presque celle de son brushing. Car, comme le suggère Clover dans la première saison : « On est trop fortes et trop rapides, je vais même pouvoir être en avance chez l’esthéticienne pour mon nettoyage de peau ». La dimension esthétique et romantique est tout aussi importante qu’une mission bien exécutée.

Et le problème n’est pas ce penchant ultra-girly, mais plutôt le fait « que Sam, Clover et Alex soient justement réduites à ces intérêts-là. Si elles ne sont pas réfléchies au-delà de cet archétype, comme le sont la plupart des personnages féminins d’animes japonais, elles deviennent alors des stéréotypes », comme l'a expliqué Claire Lefranc, chargée de production dans l’animation, avec qui la rédaction a pu s’entretenir. En cause : une série pensée pour que chaque épisode se suffise à lui-même. Et au feu la construction ciselée et diffuse de personnages.

À force de rester en surface, de s’en tenir à des "comment vais-je conquérir David", "comment vais-je ridiculiser Mandy" ou "comment vais-je remporter le concours de beauté du Groove", les Spies ont perdu leur centralité au sein de leur propre série. Tout ça « au profit de méchants souvent plus intéressants et développés [salut Tuesday Tate qui se lève contre l’institution du mannequinat], du fait de leur back story », a aussi constaté Claire Lefranc, également présidente du collectif Les Intervalles, qui réalise des enquêtes sur les représentations de genre dans les productions animées françaises. 

 

Totally Spies ! : photo56e session shopping de la semaine

Par ailleurs, ces héroïnes (pas si héroïnes que ça) sont la parfaite expression du paradoxe qu’est le « Girl Power ! » : des figures de la pop culture qui prônent la beauté sous toutes ses formes et la liberté de chacune, tout en ayant une apparence des plus normée et en perpétuant, en douce, les injonctions faites aux femmes (la minceur, la beauté, l’hétérosexualité et tout le joyeux package).    

Et quand on observe un peu mieux l’héritage de l’espionne fantasmée que se trimballe le dessin animé, c’était déjà mal parti... En effet, de Mata Hari en 1931 aux Drôles de dames en 1976 (la série et les films que Totally Spies a clairement revendiqué comme inspirations), en passant par les muses de Luc Besson, il y a un premier hic d’ordre physique.

Les espionnes, si elles sont la définition même de badass, sont toujours extrêmement hot. Comme si, en tant que personnage féminin, les qualités de courage ou de puissance étaient indissociables d’une plastique impeccable. Comme l'a rappelé Claire Lefranc, la fameuse « powerpose, prise par les espionnes sur presque tous les visuels » traduit d'ailleurs toute cette ambivalence en valorisant un uppercut de la même façon que le galbe d’une hanche.    

 

Drôles de dames : photoDrôles de dames 

 

Cet imaginaire fantasmatique s’est même incrusté au plus profond des intrigues, avec des archétypes de cinéma bien coriaces : l’espionne-courtisane qui soutire des informations au pieu, l’espionne-pattes de velours et son arsenal discret et essentiellement de défense, l’espionne-assistante qui ne prend jamais trop de place dans l’action… Et Alex, Clover et Sam, avec leurs gadgets toujours plus glamours, leur indépendance rendue vaine par la présence contrôlante de Jerry et leurs missions que seule l’équipe de Men in Black baraqués du WOOHP semble à même d’achever, ont parfaitement pris la relève. De son côté, Jerry a pris celle d’un certain Charlie en disposant à son bon vouloir de ses trois agentes secrètes avec ces « woohpages » plutôt agressifs

Ainsi, on peut assez facilement imaginer tous les effets qu’a pu avoir ce flot de clichés sur nos petits cervelets tout malléables, niveau sexisme et binarité de genre notamment. Et qu’il peut toujours avoir d’ailleurs. En 2017, Gulli a captivé près de 9,8% de son jeune public grâce aux tribulations des Totally Spies, selon Toutelatété.   

  

Totally Spies ! : photoAprès le rouge à lèvres laser... 

 

DANS LA LIGNE DE MIRE DU MALE GAZE    

Saison 2, épisode 5. Sam et Alex sont propulsées dans un lac gelé par l’entraîneur qui injecte des puces dopantes à ses athlètes des JO d’hiver. Puisqu’il faut « répartir les poids pour ne pas briser la glace », d’après la belle intellectuelle Sam, les deux agentes se retrouvent à quatre pattes pour rejoindre le rivage. S’en suit alors un plan tout à fait superflu de vingt secondes sur leurs fesses moulées dans du latex, alors qu’elles développent très sérieusement leur prochaine stratégie.     

Cette scène, c’est la manifestation même du « male gaze » qui a pris ses aises jusqu’au jardin d’enfants. Les héroïnes et leur vécu sont perçus par et pour le « regard masculin » – si on se fie à la théorisation du concept par Laura Mulvey en 1975 et à toutes les compilations « Totally Spies sexy moments » qui pullulent sur internet. Résultat, on a fabriqué des lycéennes de 17 ans (on aurait tendance à l’oublier) qui finissent ligotées dans pas mal d’épisodes et dont les corps étaient déjà montrés comme des objets de désir. Un désir pourtant bien loin des intérêts de la petite fille de 4-10 ans pour qui se destinait à l’origine le dessin animé.    

 

Totally Spies ! : photocombo ligotage + tenue d'infirmière 

 

Ce male gaze est d’autant plus prégnant qu’il s’appuie sur deux piliers bien solides : deux hommes aux manettes, Vincent Chalvon-Demersay et David Michel, et un entre-soi masculin de l’animation française qu’on peine à percer. De fait, il serait peut-être judicieux, s’agissant du reboot, d’inclure enfin des femmes pour aboutir à des représentations plus justes et moins biaisées ou réductrices. À cela, la première image diffusée, où les Spies posent dans leur sempiternel uniforme feu tricolore avec trois pixels et une paire de barrettes pour seules touches de modernité, ne présage rien de très novateur...

Cependant, qui dit créatrice n’implique pas nécessairement « female gaze », car il y a tout un héritage de la série à porter et un succès, tablé sur six salves de 156 épisodes, sur lequel il faut continuer à surfer. D'ailleurs, en plus, il est possible, en tant que femme, de perpétuer le male gaze, celui-ci étant normalisé et pleinement ancré dans la culture visuelle qui nous inonde depuis toujours. 

Aussi, il faut tout de même ajouter que le male gaze de la série originale ne touchait pas seulement les sujets féminins. Mais bien la jeunesse en général, affichée comme clairement superficielle. En effet, les garçons, torses huilés et étoiles plein la bouche dès qu’ils décrochent un smile, apparaissaient tout aussi niais…   

 

Totally Spies ! : photoCoeur avec les doigts yeux

 

Il y a une dernière conception à prendre en compte, celle du « masculin considéré comme neutre, et du féminin comme simple version accessoirisée du garçon », comme nous l'a expliqué Claire Lefranc. Et c’est exactement ce qui est à l’œuvre dans SpieZ! Nouvelle Génération, le spin-off du programme. Megan est ainsi une déclinaison girly de ses trois frères et la jupe (plutôt inutile) qui couvre sa combinaison ne manque pas de nous le rappeler. Elle est une de ses victimes du « syndrome de la Schtroumpfette » faisant que, à côté de tous ces gars aux personnalités fortes, elle se retrouve en périphérie, au rang de « sœur rabat-joie ». On est donc loin de l’approche égalitariste et moins genrée que promettait une série mixte et avec des personnages plus jeunes. Bien tenté quand même.    

À ce stade, il reste deux possibilités : balayer à jamais le souvenir des Spies ou relativiser un bon coup. La seconde option est la plus sensée. Il faut en effet prendre en considération le point de vue anachronique du féminisme auquel on se réfère aujourd’hui, mais aussi la veine puissamment caricaturale voulue par les créateurs. En fait, Totally Spies, c’était surtout la série-doudou de la Gen Y, avant tout présupposé rapport au féminisme

 

Totally Spies ! : photoSans rancune ?
 

C’est aussi celle qui a offert de nouveaux modèles, perfectibles mais un peu plus punk et powerfull, auxquels on pouvait s’identifier même si on ne ressemblait pas à ces bombes uniformisées. Totally Spies, c’est enfin le dessin animé qui a eu le mérite de réunir filles et garçons (bien que pas tous l’assumaient) devant un même écran et autour de qualités scénaristiques enfin communes : de l’action et beaucoup de style. Et ça, c’était quelque chose. Reste à savoir si le reboot parviendra à capter le regard, bien plus aiguisé, de son nouveau jeune public.

Article de Jade Vigreux.

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commentaires
La réponse
09/04/2022 à 19:41

Lol cette série est l'une des pires qu'il y eu
Les héroïne sont nunuche et insiltante pour les femmes s'intéressant au garçon et shopping
Les histoires sont aussi vide
Les méchants aucune saveurs
La seule série féministe etait kim possible

Aiden R
09/04/2022 à 15:53

Très bonne analyse. À quand un retour sur Martin Mystère, "l'autre" gros dessin animé du même studio qui effectua son crossover avec Totally Spies ? Fun fact, la comédienne qui faisait Diana est aujourd'hui la voix française de Margot Robbie.

Ethan
09/04/2022 à 14:23

@Murata
Je suis pas d'accord, je pense qu'on peut s'identifier à des personnages féminin : j'aimais regarder princesse Sarah, tout comme des filles aiment regarder Sangoku ou Zorro
Maintenant la représentation de la fille belle dans les dessins animés ça a toujours été et c'est pareil chez les garçons : cite moi un personnage disant le contraire. Il n'y avait pas que avant des filles sexy et garçons musclés. Et ça il faut le dire. Même Sangoku n'est pas que représenté avec ses muscles. La nature humaine est juste sensible à la beauté, tu crois pas?

Marvelleux
09/04/2022 à 14:17

Cat's eyes et Totally Spies, c'était le feux.

Joko
09/04/2022 à 13:50

@Nico

Insultant...?
C'est juste que le jeune public d'aujourd'hui baigne beaucoup plus dans ces questions, que ce soit avec les séries et succès actuels, la pop culture, la mode vestimentaire qui joue sur les genres, le sujet/sketch de "l'éveil" dans la sphère média-politique, les discussions désormais ouvertes sur les sexualités... Ce n'est pas un avis, c'est une réalité. Ca n'en fait pas une génération totalement imperméable, ça ne veut pas dire qu'il faut se sentir offensé ou insulté. Cette conclusion me semble donc très juste et intéressante.

Big law kid
09/04/2022 à 13:41

@T.
Il n'a jamais été dit que la serie ne représentait pas la réalité de comment vivent et pensent les jeunes ados de 17 ans , mais pour une serie qui se proclamait féministe,force est de constater que c'était pas si feministe que ça vu la sexualisation des héroïnes, la normalisation des critères de beauté en vigueur ou les clichés sur les filles qui sont sensés ne s'intéresser qu'à la mode et au maquillage
Sinon a part ça l'article est excellent,vos arguments sont très pertinents et vous m'avez ouvert les yeux sur les points sexistes dans cette série auquelles je n'avais jamais prêté attention

Ethan
09/04/2022 à 13:41

J'ajouterai par rapport à la notion sur un monde post féminisme à la série et sur le feminisme des années 1990 que ça me dépasse, entre les années 1990 et today je ne vois pas de différence dans mon quotidien entre les femmes et les hommes. Les femmes ont souvent étaient mes responsables dans mon travail.

@T
Ok Db et dbz mettaient plus en avant les hommes mais les femmes avaient aussi les nerfs solides telles que Chichi ou Lunch. Lunch avait même les 2 personnalités de la toute sage à la toute méchante. Tout comme Chichi qui était douce à certains moments. Quand aux métiers Sangoku n'avait pas vraiment un job stable. Chichi femme au foyer, Lunch voleuse, Bulma scientifique : Tu vois il y avait un équilibre dans cette série. Maintenant le côté femmes amoureuses de total spies il y avait pareil dans db et dbz avec Yamcha notamment.
Le problème de totaly ce n'est pas ça c'est que c'est complètement con comme histoire

Sur les musclés, laisse moi te dire que les femmes dans le Club Dorothée avec Dorothée et ariane étaient mieux mise en avant. Qui se mangeait les tartes à la crème d'après toi

Murata
09/04/2022 à 13:35

De mon temps c'était Cat's eyes, que garçons comme filles adoraient regarder. Plus sexy c'était pas possible et ça demeure encore la référence. Toutes mes copines sans exception adoraient le côté sexy, elles devaient être anachronique féministement parlant. Il est vrai qu'à l'époque on se posait pas la question du féminisme, des héroïnes pouvaient être jeunes, minces, jolies et pas poilues, on se contentait d'apprécier. Les filles pouvaient pas s'identifier. Le male gaze ? Le quoi ?

Nico
09/04/2022 à 13:33

Même si je suis d'accord avec pas mal d arguments de cet article, je trouve la conclusion limite insultante :
C est extrêmement prétentieux de prétendre que le jeune public d'aujourd'hui à le regard plus aiguisé que celui de l époque.

HJK
09/04/2022 à 12:18

Ce monde où, quand on n'est pas d'accord avec un sujet de débat et une opinion, ça devient un faux débat inutile, de "bonne conscience", et même une entière erreur intellectuelle.
Infiniment triste. Mais plutôt logique vu l'état de certaines facettes du monde actuel.

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