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Les Liaisons Dangereuses : pourquoi la meilleure version restera toujours celle-ci (et de loin)

Par Judith Beauvallet
7 juillet 2024
MAJ : 20 novembre 2024
Glenn Close, John Malkovich, Sarah Michelle Gellar et Gérard Philipe, dans leurs adaptations respectives des Liaisons Dangereuses.

Des versions des Liaisons Dangereuses au cinéma, il en existe plein. Mais laquelle a la meilleure fin ?

Le sublime roman épistolaire de Choderlos de Laclos, paru en 1782, a fait couler beaucoup d’encre et de larmes. Pas étonnant, puisque l’histoire des Liaisons Dangereuses est le cruel récit de manipulations libertines menées par deux séducteurs, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil, sur de jeunes innocents au siècle des lumières. Un jeu qui entraîne sexe, passion, humiliation et même mort.

Comme tout bon succès littéraire à l’intrigue haletante, l’ouvrage a connu moult adaptations cinématographiques, certaines fidèles, et d’autres plus libres, chacune remaniant la fin de l’histoire pour en tirer une leçon différente. Parmi les quatre films les plus connus, lequel fait le meilleur choix pour conclure cette grande histoire d’amour et de complots ? Comparaison entre les dernières séquences des Liaisons Dangereuses de Roger Vadim (1960), Les Liaisons Dangereuses de Stephen Frears (1988), Valmont de Miloš Forman (1989) et Sexe Intentions de Roger Kumble (1999).

Glenn Close et John Malkovich en infâmes et mémorables Merteuil et Valmont

L’Humiliation de la marquise de Merteuil

Il y a au moins un point sur lequel tout le monde s’accorde : l’humiliation publique de la marquise de Merteuil, architecte principale de la perte des autres personnages, qui vient apporter une certaine forme de justice à la fin de l’histoire. Alors que Valmont trouve la rédemption dans l’aveu et dans la mort, la supérieurement intelligente Merteuil reste impardonnable sur toute la ligne, et chaque cinéaste lui réserve un sort à la hauteur de sa perfidie.

Néanmoins, seul Vadim et sa version de salons parisiens des années 50-60 respecte le choix de défigurer le personnage incarné par Jeanne Moreau, non pas avec la petite vérole comme dans le roman, mais avec le feu. Dans Sexe Intentions, adaptation moderne qui transpose les intrigues de salon aux relations sociales d’un lycée américain pour enfants de riches, Sarah Michelle Gellar est discréditée auprès de ses camarades et de sa famille après la mise en circulation du journal de Valmont. Punition plus légère, mais l’importance d’un dossier et d’une réputation impeccables, dans ce genre d’établissement et de milieu, vient alourdir la sentence.

Sarah Michelle Gellar en marquise moderne, plus proche de l’âge réel du personnage dans le roman

Chez Forman, dont la lecture de l’histoire est globalement beaucoup plus légère, Annette Benning-Merteuil ne connaît de punition que sa propre tristesse d’avoir perdu ses différents amants. C’est évidemment chez Frears que la fin de Merteuil est la plus fracassante, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, la scène du théâtre dans lequel Merteuil vient parader au balcon de sa loge et se retrouve huée par toute la salle synthétise en quelques secondes toute l’horreur d’une déchéance sociale absolue.

De même que le dernier plan, qui répond au tout premier plan du film et qui la montre se démaquiller devant un miroir, parle encore plus clairement que la petite vérole de son apparence qui ne pourra plus tromper personne, et du masque qui est finalement tombé. Enfin, la scène dans laquelle elle apprend la mort de Valmont et qu’elle entre dans une rage et une tristesse folles apporte au personnage une dimension qu’elle n’a pas dans les autres films : un amour véritable et profond pour son rival dont elle a elle-même causé la perte. C’est le “détail” qui fait de la version Glenn Close un personnage aussi grandiose que dans le roman.

Annette Benning et Colin Firth, les Merteuil et Valmont de Miloš Forman

La mort de madame de Tourvel

Dans le roman de Laclos, la douce et innocente Madame de Tourvel décède des suites du choc infligé par sa rupture brutale avec Valmont, et de l’annonce de sa mort en duel. Il s’agit de la mort la plus injuste de l’histoire, aussi la plupart des films la contournent. Dans Sexe Intentions, Annette Hargrove (Reese Witherspoon) assiste à la mort de Valmont, renversé par une voiture, et recueille son ultime déclaration d’amour avant qu’il ne s’éteigne. Elle devient alors la justicière de l’histoire en diffusant son journal avec l’aide de Cécile, causant la perte de Merteuil. Le drame est infiniment allégé.

Chez Vadim, Tourvel est interprétée par Annette Stroyberg et perd la raison mais ne meurt pas. Chez Forman, non seulement Tourvel est mariée et reste en vie, mais c’est à peine si elle verse une larme pour Valmont. La dimension tragique disparaît, au profit d’un ton résolument libertin et même presque badin.

Meg Tilly est madame de Tourvel chez Miloš Forman

En revanche, chez Frears, les choses restent beaucoup plus sombres (et plus belles). Avec un montage alterné, le cinéaste met en parallèle le calvaire de Tourvel (Michelle Pfeiffer), qui subit des soins ressemblant à de la torture, et les remords grandissant d’un Valmont qui ira lui-même chercher la mort en conséquence. Lorsque le trépas du vicomte est annoncé à une madame de Tourvel agonisante, une ellipse raccorde brutalement le soupir qui lui échappe avec un plan sur son visage blanc et post-mortem du lendemain, renforçant cruellement la relation tragique de cause à effet entre ces différents décès.

Le tout est sublimé par le plus beau passage de la bande-originale signée George Fenton, qui achève de tirer cet aspect de l’histoire vers ce qu’elle a de plus noir, de plus romantique et torturé. Tout comme pour la fin de Merteuil, c’est sans nul doute dans cette version que les personnages dérouillent le plus, mais c’est pour apporter toujours plus de profondeur et de sens à l’histoire.

Michelle Pfeiffer, pieuse et modeste face au provoquant et sournois John Malkovich

La mort du vicomte de Valmont

En revanche, s’il y a bien un élément qui ne bouge pas, plus encore que la chute de Merteuil, c’est la mort de Valmont. Dans aucune de ces quatre versions l’amant infernal ne survit à son affrontement avec Danceny (que ce soit un duel à l’épée ou une bagarre plus “moderne” selon les films). La donnée qui varie est la volonté de Valmont de ressortir vainqueur de ce combat. Dans le roman, la douleur du personnage est telle que la possibilité qu’il ait cherché à succomber reste ouverte.

Dans Sexe Intentions, où Valmont est incarné par Ryan Philippe, sa mort résulte d’un acte héroïque et rédempteur pour sauver sa belle, puisqu’il interrompt la bagarre pour se jeter sous une voiture à sa place. Toutefois, sa mort reste involontaire et fortuite. Chez Vadim, l’équivalent du vicomte (et dernier rôle de l’immense Gérard Philipe) a tout juste le temps de vouloir déjouer les plans de sa femme Merteuil avant que Danceny ne le frappe et ne le tue accidentellement. Le personnage ne gagne donc aucune épaisseur dans ce trépas presque dû au hasard.

Gérard Philipe et Jeanne Moreau : le choc des titans

Chez Forman, Colin Firth-Valmont intègre plus de pulsion de mort, en forçant le duel alors qu’il est imbibé d’alcool. Stephen Frears, lui, fait le choix de faire carrément de la mort de Valmont un suicide assumé. Si Danceny le touche avec son épée, le vicomte avoue, avant de mourir, qu’il a enfoncé lui-même la lame plus profondément pour se punir de ce qu’il a fait subir à Tourvel. Dans cette sublime scène de confession, conclue par un top shot montrant la silhouette de Valmont étendue dans la neige rougie par une gerbe de sang, comme celle d’un ange déchu retrouvant la grâce dans le sacrifice, Frears tranche l’incertitude du roman. Valmont est ici, jusqu’au bout, un personnage tragique et romantique.

L’un des plus beaux plans de la carrière de Stephen Frears

S’il peut y avoir débat sur ce qu’aurait préféré Laclos, entre une interprétation badine et une interprétation dramatique de son roman, difficile de ne pas reconnaître la supériorité du film de Frears. Les autres partis pris sont tous pertinents, avec des exécutions de qualité variable (infini regret pour le film très médiocre de Vadim, dont l’idée de caster Gérard Philippe, Jeanne Moreau et Jean-Louis Trintignant dans une version en noir et blanc agrémentée de jazz était pourtant brillante), mais aucun n’a l’ampleur et le génie de mise en scène du réalisateur britannique.

Celui-ci aura d’ailleurs fait une ombre terrible au Valmont de Forman, tout juste sorti l’année d’après et oublié dans la foulée. Les Liaisons Dangereuses : immense roman, mais aussi excellente leçon d’adaptation cinématographique.

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