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Le meilleur film de River Phoenix : À bout de course, du génial Sidney Lumet

Par Boris Szames
17 août 2024
MAJ : 6 février 2025
A bout de course © Canva Warner Bros.

Un an avant d’essuyer les réprimandes de Henry Jones Sr. dans La Dernière Croisade, River Phoenix se réconciliait avec son père dans le meilleur film de sa très courte carrière, À bout de course de Sidney Lumet.

À chaque génération, ses idoles. En 1987, le Breakfast Club s’est disloqué. Une nouvelle génération de belles gueules squatte le petit écran. Sur la Fox, Johnny Depp se la joue à la fois flic et bourreau des cœurs dans 21 Jump Street. River Phoenix, lui, en a fini pour de bon avec la télévision. Le gaufrage stratosphérique de son premier film (Explorers) a bel et bien failli le ramener à la case départ.

Le prodigieux carton de son second (Stand by Me) l’année suivante l’a sauvé de justesse, éclipsant l’injuste bide de son troisième (Mosquito Coast) quelques mois plus tard. Phoenix se la joue désormais pin-up en couverture des magazines pour ados. En octobre 1987, l’acteur achève une année de dur labeur. Deux des trois films qu’il a tournés (Little Nikita et Jimmy Reardon) se rétameront majestueusement au box-office. Le dernier lui vaudra la seule et unique nomination aux Oscars.

Son titre ? À bout de course.

A bout de course avec River Phoenix
Le p’tit chouchou du prof de musique

Comment résumer l’histoire ? À cette question qu’il feint de se poser dans Faire un film, Sidney Lumet répond par l’interrogative : « Qui paie le prix des passions et des engagements des parents ? ». Écrit par Naomi Foner Gyllenhaal, mère de Jake et Maggie, À bout de course brosse le portrait d’un ado prodige du piano, Danny Pope (Phoenix), et de son petit frère, tous deux ballottés de ville en ville par leurs parents Arthur et Annie (Judd Hirsch et Christine Lahtie), traqués par le FBI depuis qu’ils ont commis un attentat dans un laboratoire de napalm une dizaine d’années auparavant.

Avalant du bitume comme on ingurgite son café matinal, ces faux bandits des grands chemins changent régulièrement de nom comme de job. Lors d’une halte dans le New Jersey, Danny, alias Michael Manfield, échoue à un carrefour décisif de son existence. D’un côté, une vie de vagabondage terrée dans l’ombre de ses géniteurs. De l’autre, la possibilité de suivre des études à la prestigieuse Juilliard School. Après moult tergiversations, le patriarche des Pope se résout à tailler la route sans son fils aîné, le libérant de son propre fardeau.

« C’est pas toi, c’est moi »

Au nom du père

On relègue trop hâtivement Sydney Lumet à la catégorie des cinéastes du Nouvel Hollywood tombés en disgrâce dans les années 80, à l’instar des Coppola, Cimino et consorts. L’allégation berne le profane à deux titres. D’abord parce que la carrière de Lumet a décollé à la fin des années 50, soit une quinzaine d’années avant le renouveau du cinéma hollywoodien. Ensuite parce qu’il s’agit de l’un des rares auteurs des années 70 à avoir tracé son sillon avec succès dans le cinéma reaganien sans céder aux tentations droitardes de l’époque.

C’était le cas pour Le Prince de New York, monumental thriller parano, mais aussi Verdict, plus gros succès commercial du réalisateur, et À bout de course, bilan désabusé des luttes contestataires atomisées dans l’Amérique conservatrice des années 80. De politique il n’est plus vraiment question dans le cinéma de Lumet, passées les années 70. Le thème de la parentalité, et surtout du rapport entre pères et fils, traversera son œuvre pour les années à venir, jusqu’à sa conclusion crépusculaire, 7h58 ce samedi-là.

Tel père, tel fils

Le trop méconnu Daniel, sorti peu après Le Prince de New York, amorce ce tournant à la fois intro et rétrospectif. Premier volet d’une saga « familiale » au long cours, le film suit un jeune homme parti sur les traces de ses parents passés sur la chaise électrique dans les années 40 parce que communistes. Lumet se saisit à nouveau du thème de la filiation dans À bout de course, cette fois débarrassé de la politique. Une coupure de presse au début du film laisse entrevoir le passé des Pope, qu’on devine avoir été des Weathermen, organisation anti-impérialiste à l’origine de plusieurs attentats contre des bâtiments officiels dans les années 70.

Lumet nourrit des sentiments ambivalents sur ce tourbillon révolutionnaire. « Parce que c’était un mouvement jeune et qu’il coïncidait avec la révolte normale des adolescents, il s’est aussi révolté contre son propre père, qui était l’ancienne gauche », affirme-t-il dans une interview accordée à Film Comment. Enfant de la Grande Dépression, lui-même a été témoin de ces luttes sociales auxquelles s’accrochent obstinément les Pope. Aux antipodes d’un cinéma militant, À bout de course tire le bilan sur un mode apaisé.

Judd Hirsch dans A bout de course
Le roi de la galette

Le petit fugitif

À l’instar de Danny Pope, River Phoenix n’a eu longtemps aucun port d’attache, ayant sillonné l’Amérique avec ses parents, John et Arlyn Bottom, des hippies acquis aux préceptes des Enfants de Dieu, secte aux dérives pédophiles et proxénètes. Au Venezuela, où les Bottom avaient fondé une colonie, River, rebaptisé Moïse, et sa petite sœur Rain ont chanté pendant quelques années dans les rue de Caracas pour quérir la pitance du foyer.

L’embardée sud-américaine s’est achevée à la dissolution du culte dans les dernières heures des années 70. Sur le carreau, les missionnaires repentis se sont alors réinventés dans un patelin rural de Floride et, sous l’impulsion du patriarche, délestés de leur nom trop encombrant. Des cendres des Bottom sont ainsi nés les Phoenix, parfaite petite famille américaine middle class, écran derrière lequel les Pope se réfugient dans le film de Sidney Lumet.

Le film A bout de course
La fête à la maison

À bout de course rejoue sur un mode beaucoup moins brindezingue cette saga familiale, n’en déplaise à River Phoenix : « Les gens pensent que les Pope ressemblent à ma famille, mais ce n’est pas le cas […] Mes parents sympathiseraient avec les Popes, mais ils sont pacifistes ». Certes, mais… Pope et Phoenix ont en partage une méfiance ontologique à l’égard des institutions (« Tu m’as appris à remettre en question l’autorité », rappelle Danny à son père), un mode de vie nomade et une identité fluide.

Au-delà de ces affinités électives, Phoenix et son personnage s’oublient chacun dans la pratique de leur art. « Ça n’a rien à voir avec le fait de tourner des films, mais juste de pouvoir se perdre », dira l’acteur de son métier. Un sacerdoce auquel il se dévoue corps âme, allant jusqu’à s’affamer pour retrouver sa silhouette d’adolescent dans Jimmy Reardon, ou s’exercer au piano six mois avant de s’oublier dans la peau de Danny Pope. Un motif de la fuite dont River Phoenix n’a cessé de jouer les variations de film en film jusqu’à le transcender dans À bout de course.

La leçon de piano

Tuer le père

River Phoenix a rarement composé un personnage avec telle précision d’orfèvre que dans À bout de course. Sa performance relève de la discipline sportive, tant Danny Pope exige un jeu tout en tension et relâchement. Tantôt laconique, tantôt disert. Tantôt fuyant, tantôt présent au monde. Phoenix alterne ces variations acrobatiques avec l’agilité burlesque d’un Charlie Chaplin, figure tutélaire dont on aperçoit la silhouette sur une affiche.

Mis face à un choix de vie, et donc à ses responsabilités, Danny fait l’expérience du vertige. « Je me sens mal », confie-t-il, terrifié de « ne pas reconnaître son reflet dans le miroir ». Une image spéculaire que hante le spectre d’une iconique gueule d’ange à mèche blonde à laquelle River Phoenix n’a de cesse d’être comparé, James Dean. Un mauvais garçon flanqué d’un paternel défaillant, à l’instar de celui interprété par le « rebelle sans cause » dans La Fureur de vivre de Nicholas Ray.

River Phoenix dans A bout de course
S.O.S. d’un terrien en détresse

La relation compliquée entre père et fils se retrouve également au cœur de Mosquito Coast, répétition générale mais dégénérée d’À bout de course. À contre-emploi, Harrison Ford y incarne un Géo Trouvetou misanthrope qui embringue sa famille dans les tréfonds de la jungle amazonienne pour y bâtir une communauté autosuffisante.

« Autrefois, je croyais en mon père. Et le monde semblait petit. Maintenant qu’il est parti, je n’ai plus peur de l’aimer. Et le monde semble sans limites », confie son fils aîné campé par River Phoenix à la fin du film. Faut-il donc tuer le père pour se réconcilier avec lui ? À bout de course choisit la mort symbolique du père pour raccommoder les liens. « Tu es tout seul », lance Arthur Pope à son fils aîné lorsqu’il lui rend la liberté. Ni l’un ni l’autre ne savent vraiment s’ils se reverront un jour…

A bout de course de Sidney Lumet
« Tu seras un homme, mon fils »

« À bout de course montre la direction dans laquelle je veux aller : la sortie de l’adolescence », explique River Phoenix dans une interview avec le Los Angeles Times publiée peu après la sortie du film de Sidney Lumet. S’il ne s’est pas encore défait de l’emprise paternelle, l’acteur, alors proche de la vingtaine, vole enfin de ses propres ailes à Hollywood. Un an plus tard, il interprétera une version jeune de Harrison Ford dans Indiana Jones et la Dernière Croisade, résurrection miraculeuse de la figure paternelle avec laquelle il s’est réconcilié.

Peut-être le plus beau geste de cinéma qu’ait jamais accompli River Phoenix.

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Ray Peterson

Un acteur formidable, un film tout aussi formidable et assez méconnu du grand Lumet.
Perso, j’aime également sa prestation dans « My Own Private Idaho » et aussi dans le thriller sympathique « Sneakers » en ado expert en informatique et un peu moins avec les filles!

Brasch-Eazy-E

« Dogfight » avec le même River Phoenix est merveilleux aussi.