Guillermo del Toro : la caravane des monstres

Guillaume Meral | 20 juillet 2013
Guillaume Meral | 20 juillet 2013

A l'occasion de la sortie événement de Pacific Rim mercredi 17 juillet, Ecran Large revient sur la carrière de son créateur, Guillermo del Toro, auteur d'une filmographie dont la somme protéiforme des parties embrasse une certaine idée d'un cinéma total.. 

 

 

De tous les réalisateurs ayant éclot vers la fin des années 90/début des années 2000, Guillermo Del Toro est sans nul doute celui dont l'évolution est la plus scrutée chez toute une frange de cinéphiles rompue à une certaine contre-culture. Sans doute parce que le bonhomme fait partie de cette catégorie extrêmement restreinte de cinéastes capables de passer d'un film intimiste à petit budget à un blockbuster taillé pour la saison estivale, en assumant les deux sans jamais les hiérarchiser l'un par rapport à l'autre, où à justifier la raison d'être du second comme condition de l'existence du premier. Del Toro l'a dit et répété : tous ses films font partie intégrante de sa personnalité sans hiérarchisation aucune entre ses différentes manifestations, le réalisateur répondant au cas par cas à un besoin de création viscéral inféodé à un quelconque schématisme (voir l'importance d'Hellboy à ses yeux, projet d'une vie au même titre que les Spider-man de Sam Raimi).

Véritable théologien de la culture populaire dont la boulimie de connaissance ne se heurte à aucune idée préconçue, (à l'instar des Wachowski), Del Toro s'est montré capable de passer de Victor Erice à Yoshiaki Kawajiri, du film de catch mexicain à une expérience vidéoludique façon Soul calibur, du Comte de Monte-Cristo à Mike Mignola. Se faisant , il s'est révélé l'un des plus grands synthétiseurs de médiums contemporains, empruntant pour repousser les limites d'une grammaire qui homogénéise ses influences dans un mouvement cinégénique d'une puissance qui n'a d'égal que sa cohérence . Et ne se pose comme seules limites que celles émanant de l'univers abordé, tout son art résidant précisément dans cette capacité d'avoir l'air de ne jamais déborder quand bien même il s'autorise les écarts les plus délicats à négocier et les ruptures de ton les plus abruptes sur le papier. Ainsi, un élan de romantisme paroxystique s'immisce entre deux bastons homériques dans  Blade 2, deux freaks discutent leurs déboires amoureux la binouze à la main avec Barry Manilow en fond sonore dans Hellboy 2, une scène de torture vient brutalement perturber le rapport de force entre onirisme et réalité dans Le labyrinthe de Pan... Autant d'instants casse-gueule transcendés par la fluidité avec laquelle le réalisateur cristallise leur portée émotionelle et thématique.

 

LA PROXIMITE DU FREAK

 

Célébré pour avoir donné naissance à un bestiaire parmi les plus riches de ces dix dernières années, dont l'éclat visuel n'a d'égal que la diversité (le faune du Labyrinthe de Pan, les faucheurs de Blade  2, les insectes de Mimic...), Del Toro est également le cinéaste qui a su réhabiliter une approche sensible de la figure du freak, quelque peu tombée en désuétude depuis les renoncements de Tim Burton et David Cronenberg. Au marginal dont la condition empêche l'épanchement de sa soif d'acceptation sociale du premier et à l'intellect vampirisé par les mutations charnelles du second, les monstres de Guillermo Del Toro  se situent au carrefour des deux approches. En proie à l'ombre du destin qui, telle une épée de Damoclès, menace d'abattre le tranchant de la fatalité sur leurs trajectoires, les personnages de Guillermo Del Toro sont des êtres incomplets, souvent dans l'attente anxieuse de transformations physiques qui entraineraient l'abandon de leur âme dans leur sillage. Là réside la particularité du cinéaste, qui filme des entités condamnées à demeurer « inachevées » pour conserver leur libre-arbitre : les cornes coupés d'Hellboy (véritable profession de foi symbolisant son refus de devenir l'émissaire de l'Apocalypse), l'état cadavérique de Jésus Gris dans Cronos, la soif de sang réprimée de Wesley Snipes dans Blade 2...De là découle l'humanisme imprégnant le regard de Del Toro, ses freaks n'aspirant en définitif qu'au droit de vivre dans un entre-deux entre leur monde et le notre, étant des déracinés tiraillés entre les principes inculqués par leur milieu et ce que leur nature leur commande de faire.

 

 

Tragédien dans l'âme, il n'est guère étonnant à cet égard que ses plus beaux personnages soient précisément ceux qui finissent par céder aux appels de la nature et s'incarner dans l'enveloppe que le grand marionnettiste a prévu à leur effet : Nomak  qui investit sans réserve sa bestialité dans Blade 2 (trustant au passage les plans les plus iconiques d'un long-métrage pourtant pas avare en la matière), le professeur dans L'echine du diable à tout jamais figé dans son incapacité à finir ce qu'il entreprend lorsqu'il passe à l'état spectral, l'héroïne du Labyrinthe de Pan qui quitte le monde matériel en devenant reine de son imaginaire... Le secret de Del Toro, cette évidence émotionnelle parcourant ses instants prégnants, qui articule la connexion entre les pôles les plus antagonistes de sa filmo, s'inscrit ainsi dans ce climat de familiarité qu'il parvient à installer avec ses monstres, à dépasser la barrière du genre pour tendre vers une proximité sensible avec ses figures.

Ses freaks résonnent comme une hyperbolisation d'une réalité existentielle antédiluvienne : l'homme n'a pas voix au chapitre dans le choix de sa condition. La force du réalisateur est précisément de percer l'enveloppe de l'hyperbole pour en extraire cette problématique universelle. Problématique ouvertement explorée dans Le labyrinthe de Pan (Ophélia se construit le choix du monde dans lequel elle évolue), et qui rejaillit par fulgurances dans Blade 2 , l'exemple le plus éloquent demeurant cette scène où Blade nourrit Nyssa de son propre sang après un raid sanglant contre les faucheurs dans les égouts. Ou comment s'accorder un instant de pause en surmontant momentanément les interdits du destin (on peut aussi citer la romance entre Abe Sapiens et la princesse Nuala dans Hellboy 2...). Les vertus de la socialisation contre la dictature de l'inné en somme.

 

LA CONTINUITE ENTRE LES FIGURES

 

On l'a dit, les films de Guillermo Del Toro sont des objets de culture pop à part entière, en ce qu'ils semblent se nourrir des médiums l'environnant pour en produire une synthèse esquissant les contours d'une évolution de l'image et ses possibles. On se souvient de son interview accordée au magazine Mad Movies à la sortie de Blade 2, au cours de laquelle le cinéaste a déclaré cette phrase devenue célèbre : « (...) la culture populaire a évolué de telle manière à ce qu'on peut lier ses éléments de manière organique ». Ainsi, pour concrétiser ses envies en évitant l'écueil de l'accumulation-collage de citations et/où d'éléments hétérogènes (coucou Zack Snyder), le cinéaste recourt à un art de la scénographie tout cinématographique, qui harmonise les passages entre deux spectres émotionnels antagonistes et les influences pluralistes du réalisateur. Grand maître de la mise en scène dite tridimensionnelle (où, à l'instar d'un John McTiernan ou d'un John Woo, chaque plan annonce l'autre dans un mouvement de chorégraphie perpétuelle), le mexicain travaille cette question de la mixité des formes (où de  l'interaction des mondes, lorsque la question se pose à un niveau plus diégétique comme dans Le labyrinthe de Pan, et les passages entre les mondes matériels et imaginaires), comme si sa mise en scène était à la recherche d'une continuité perpétuelle entre les plans.

Dans cette optique, l'emploi de doublures numériques (on rappelle que le réalisateur est un précurseur de la pratique avec Sam Raimi et les Wachowski) combine une double fonction, qui est non seulement de pouvoir concrétiser les idées visuelles les plus inconcevables (le plan « Ninja scroll-like » de Blade 2), mais aussi de fluidifier le ballet scénographique à l'œuvre. Une méthode que le cinéaste sait adapter à l'exigence des projets abordés : ainsi, alors qu'un Blade 2 multiplie les raccords expérimentaux et les recadrages impossibles, Pacific Rim s'avère plus économe de ses effets en élaborant sa scénographie à l'aune de détails moins ostentatoires. Ainsi, le choix de ne jamais décentrer le point de vue du champ de bataille durant les hostilités permet au regard du spectateur d'épouser la hauteur des belligérants, d'où l'absence de méga-plan aérien qui trahirait cette perspective. Les divers éléments présents sur la scène susceptibles d'interférer avec l'action (un chalutier un hélicoptère, des voitures) révèlent de fait une fonction purement indicielle (les enjeux étant posés en amont), dont la vocation est de traduire le gigantisme des combattants de par le rapport d'échelle entre les deux (et non de traduire le regard des pilotes, ou des pêcheurs durant la bataille). Une façon de diriger le regard du spectateur sur les enjeux dramatiques véhiculer dans la scénographie à l'œuvre, qui transforme le champ de bataille en une arène de ruines.

 

POIDS ET MATERIALITE DU TEMPS

 

Cette scénographie s'instaure notamment à travers l'enjeu qui sous-tend toute la filmographie de Del Toro : le poids du temps, dont la matérialisation visuelle récurrente à travers le motif de l'horloge concilie deux sensibilités antinomiques, la mécanique et l'organique. Chez Del Toro, le temps signifie l'imminence de la fatalité, qui conduit ses personnages à vivre dans une urgence perpétuelle qui se dédouble parfois dans la toile de fond, telle une excroissance matérielle d'un monde imaginaire (à moins qu'il ne s'agisse de l'inverse...) : la guerre civile dans L'échine du diable, l'avènement du franquisme dans Le labyrinthe de Pan, la fin du monde dans Pacific rim...Là encore, il n'est guère étonnant que certaines des images les plus crépusculaires de l'imaginaire du cinéaste proviennent de personnages qui baissent les bras face à une force qu'ils ne peuvent maîtriser, comme si ils choisissaient de profiter d'un moment d'apaisement en se laissant bercer par l'inéluctable. Voir ces deux scènes dont la superposition met en exergue leur ADN commun : Jésus Gris attendant la mort dans son lit, ses proches à son chevet, tandis que le soleil perce par rayon l'obscurité de la chambre dans Cronos, et Nyssa se décomposant aux premières lueurs de l'aube dans les bras de Blade (dans Blade 2). Deux scènes marquantes, dont les élans lyriques naissent justement de l'apaisement procuré  par l'abandon. A ce titre, on ne peut qu'espérer que Del Toro ne réussisse enfin à conclure sa trilogie Hellboy, héros qui passe justement son temps à refuser l'inéluctable que lui réserve sa destinée (comme l'annonce la prophétie terrifiante que fait l'un des personnages à Elizabeth quand celle-ci choisit de sauver son âme sœur dans le second volet).

De fait, la marginalisation chez Del Toro découle de cette obsession à contrôler  le temps à tout prix, les protagonistes s'échinant à juguler son flux devenant progressivement esclaves de leur obsession.  Une caractérisation qui peut révéler sa substance à l'aune de motifs extérieurs, tels que la montre de Sergi Lopez dans Le labyrinthe de pan, ou l'horloge scrutée de près par Idris Elba dans Pacific rim. Deux leaders militaire mutiques, conscient de la précarité de la condition humaine face au poids d'une horloge qui n'arrête pas de tourner, et qui se déshumanisent plus ou moins partiellement en s'attribuant un sacerdoce qu'ils choisissent de porter seuls (bien que le second en porte les séquelles physiques et finit par s'abandonner lors du climax, là où le premier dérive vers la monstruosité en s'efforçant de contrôler une donnée qui lui échappe).

Une pathologie qui peut revêtir un caractère fétichiste chez certaines des créations les plus iconiques de Del Toro,  à l'instar de Kroenen dans Hellboy, superbe bad guy qui s'active en remontant littéralement sa pendule. La matérialité de l'objet s'unit à la dimension organique au point de pervertir son identité (Jésus Gris, qui devient littéralement accroc au mécanisme découvert dans la statue), voire même de totalement vampiriser l'âme du corps récepteur (Kroenen), tous portant les stigmates de leurs transgressions d'un tabou immémorial. Ainsi, l'horloge revêt l'espoir chimérique pour ceux qui ne jurent que par le temps, que sa dimension matérielle permette de le contrôler (a cet égard, comme le sous-entend la voix-off du héros, « on ne peut rien faire face à une catastrophe matérielle...Sauf dans un Jaeger » les Jaegers de Pacific Rim incarnent l'espoir momentané de maîtriser ce qui échappe normalement à la mainmise de l'homme).

 

 

Cinéaste du freak, Guillermo Del Toro fait donc partie de cette très catégorie très restreinte d' auteurs parvenus à faire leur sensibilité atypique une véritable label artistique à Hollywood. Sensibilité qui s'exprime au sein de propositions de cinéma plurielles mais complémentaires, sa filmographie s'imposant dès lors comme un réseau homogénéisant chacune de ses composantes. Il est des plus regrettables que Pacific rim ne rencontre pas pour le moment le succès qui aurait permis à Del Toro de se hisser définitivement au rang d'un James Cameron ou Sam Raimi. Peut-être que contrairement aux cinéastes pré-cités, Del Toro éprouve quelques difficultés à fédérer sur un même projet les différents aspects de sa personnalité de façon à draîner un public peut-être plus clivé que lui (il y aurait le spectateur de L'échine du diable, et celui de Blade 2 ?). Un écueil indépendant de la volonté de l'auteur, qui n'entache en rien une oeuvre placée sous le signe de la conciliation des contraires. Une raison parmi d'autres pour s'en repaître de toute sa richesse.

 

 

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