Quentin Tarantino, cinéphage de raison ?

Jean-Noël Nicolau | 1 juin 2007
Jean-Noël Nicolau | 1 juin 2007

Lorsque l’on évoque le cinéma de Tarantino, on ne peut s’empêcher de tomber dans les éternels clichés du grand gosse, clairement immature, ne fonctionnant qu’au recyclage consciencieux de sa cinéphilie déviante. Mais soyons sérieux quelques instants, comment un nerd irresponsable aurait-il pu accoucher d’œuvres aussi maîtrisées que Pulp Fiction ou Jackie Brown ? L’attitude du fanboy chez Tarantino est un point de départ, mais non une fin en soi. Le bonhomme connaît ses « classiques », les digère et les plie à des exigences de mise en scène et d’écriture dont les qualités sont difficiles à nier à moins de faire preuve d’une mauvaise foi évidente.

 

Ce qui gêne effectivement souvent les détracteurs du réalisateur, c’est l’aspect totalement décomplexé avec lequel il aborde le 7ème art. Tout est permis, même le plus inacceptable au sein de l’orthodoxie critique. Le plus bel exemple de cette vision ludique demeurent les deux volumes de Kill Bill, vaste fresque dédiée à toutes les contre et sous cultures du cinéma. Kung-fu, western spaghetti, samouraïs, animation japonaise, films d’horreur et plus généralement toutes les grandes heures de l’exploitation sont passés en revue (il ne manque que les nudies de Russ Meyer). S’il s’agit de recyclage, c’est au sens le plus écologiste et le plus efficace du terme. Tarantino récupère et bricole, et il construit des merveilles avec des bouts de péloche abandonnés dans les poubelles de la cinéphilie officielle.

 

Ce travail ne serait pas si respectable si le monsieur ne possédait pas un sens du dialogue et du rythme hors du commun. Les longs tunnels de bla-bla surréalistes sont devenus sa marque de fabrique, mais ne semblent jamais forcés et ce jusqu’à l’incroyable tirade sur Superman à la fin de Kill Bill vol. 2. Soudainement, la « geek attitude » contribue à donner une envergure mythologique supplémentaire (et même une émotion nouvelle) à une œuvre déjà fortement taillée dans le marbre des légendes du 20e siècle.

 

Dès Reservoir Dogs, en 1992, Quentin Tarantino visait la transgression, se servant à la fois copieusement dans le City on fire de Ringo Lam mais surtout dans ce qu’il y avait de moins considéré dans la culture cinéphilique (la discussion triviale sur Like a virgin, le gore complaisant, la déconstruction narrative comme soutien malin…). Au lieu de tomber à bras raccourcis sur le trublion, la critique se pâma et Hollywood se précipita pour adouber le nouveau prodige qui rêvait « de faire un film avec uniquement de la violence ».

 


 

Son vœu fut en grande partie exaucé par les adaptations jumelles et très opposées du scénario qu’il avait vendu une misère pour pouvoir monter son premier film. De ce récit romantique et bourrin naquit True romance de Tony Scott et Tueurs nés d’Oliver Stone. Si le film de Scott ressemble encore beaucoup à Tarantino dans sa bonne humeur, son sens de la parole et son aspect festif de la violence, il faut reconnaître que le gros pâté psychédélique de Stone s’en éloigne assez radicalement. Se croyant encore dans les années 70, le bon Oliver martèle ses thèses avec sa grâce habituelle. Les médias sont la source de la violence chez les jeunes, qu’on vous dit, et pour cela on va vous abreuver d’images toute plus hallucinées les unes que les autres. Les lapins courent au ralenti et Tarantino désavoue cette trahison manifeste d’un script qui ne cherchait nullement à dénoncer quoi que ce soit.


 
Mais peu importe les dérivés (nombreux) et imitations (innombrables), notre geek ne s’en laisse pas compter et triomphe avec le définitif Pulp fiction, qui, passé les (petites) polémiques, se confirmera comme l’une des plus mémorables Palme d’Or de l’histoire de Cannes. Définissant à la fois grandement une partie de l’esthétique des années 90 et une approche jouissive du cinéma, certes pas inédite mais renouvelée, Pulp fiction bouleverse Hollywood, devient culte en une semaine d’exploitation et se permet même de gagner le respect de la critique.

 

Sagement, Tarantino s’accorde alors un long break de détente, où, comme souvent, il fait un peu n’importe quoi (un segment de Four rooms, la production de Killing Zoé de son comparse Roger Avary). Il en profite d’ailleurs pour s’acoquiner avec un autre irresponsable (moins talentueux), Robert Rodriguez, une amitié fructueuse qui accompagnera des collaborations plus ou moins ambitieuses, de la joyeuse pochade d’Une nuit en enfer à Sin City en passant bien sûr par le duo infernal de Grindhouse.


 

En 1997, Tarantino revient avec l’inévitable « film de la maturité », le mélancolique Jackie Brown, qui finit de convaincre la plupart des derniers réfractaires. Véritable film des 70’s propulsé à notre époque, Jackie Brown est un chant d’amour aux acteurs, doté d’une classe moins exubérante qu’à l’habitude. Personne n’aurait imaginé que la « blaxploitation » pouvait délivrer une œuvre aussi touchante. Tarantino devient alors officiellement un « auteur ».

 

 

 

Comme pour mieux brouiller les pistes et s’amuser de cette respectabilité dont il n’a que faire, il s’efface alors pendant près de 6 années. Au risque de sombrer dans l’oubli qui guettait les stars des années 90, il bluffe et se permet une quasi retraite au bout de… 3 films. Partir pour mieux revenir, telle serait la morale de son coup de poker, puisqu’en 2003, Tarantino achève son œuvre la plus ambitieuse, ce Kill Bill scindé en deux volumes. Le résultat, qui ne sera pas au goût de tout le monde, est pourtant l’une des plus belles déclarations d’amour au 7e art et en son pouvoir absolu de création. Peu importe que l’histoire soit l’une des plus vieilles jamais contées (vengeance et passion entre demi-dieux), peu importe le taux de référence extrêmement élevé, tout cela participe à la connivence entre l’auteur et son public. Vous connaissez la chanson, nous allons l’entonner en chœur, voilà ce que nous dit Tarantino avec Kill Bill. C’est un jeu d’autant plus passionnant que les règles en sont sans cesse bouleversées et mélangées. Et le plaisir du spectateur en devient immense tant il se fait surprendre par un suspens efficace et surtout par une émotion totalement inattendue. Pari réussi pour le metteur en scène cinéphage qui ménage à la fois le bonheur espiègle d’un combat de sabre délirant et la profondeur d’une quête plus nuancée qu’il n’y paraît.

   

Après ce tour de force, le projet Grindhouse semblait plus détendu et moins réfléchi, le retour des bonnes blagues avec son pote Rodriguez. Il n'en fut rien, tant Boulevard de la mort, le segment mis en scène par Tarantino, est peut-être l'oeuvre la plus théorique du réalisateur. Avec sa construction en miroir, ses dialogues étirés jusqu'à l'épuisement et ses tours de force visuels permanents, le film transforme l'hommage en objet filmique fascinant et presque austère. Heureusement la poursuite en voitures finale, spectaculaire et jouissive nous rappelle que l'ami Quentin est toujours maître de son sujet et du plaisir de son public. Le générique de fin au son d'April March est même un sommet de toute sa filmo.

 

Avec Inglourious basterds, Tarantino déjoue encore les attentes et livre une fausse série B et un vrai chef-d'oeuvre qui questionne à la fois un genre (le film de guerre) et le cinéma en général. Encore une fois le verbe domine, avec des idées géniales (le maelstrom des langages au sein de la France occupée) et une gourmandise que certains qualifieront de complaisance. Les performances des acteurs font passer d'autant mieux cette fresque faussement bourrine et vraiment subtile. Car Quentin Tarantino connaît exactement la recette des meilleurs divertissements, dissimuler la maîtrise et la précision sous un apparat de grande fête foraine des sens. La légèreté des sujets, la profusion des clins d’œil peu respectables et la liberté de ton qui ne connaît aucune limite ne seraient rien sans le regard d’un metteur en scène de génie.

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