Pionnier du film de chasse à l’homme, La Dixième Victime réalisé par Elio Petri est une pépite étrange et avant-gardiste.
De Battle Royale à la franchise American Nightmare en passant par The Hunt, le principe de chasse à l’homme passionne les cinéastes et le public depuis de longues années. On a pourtant tendance à oublier un des pionniers du genre : La Dixième Victime réalisé par Elio Petri. Sortie en 1965, cette pépite dystopique anticipait un futur dans lequel le voyeurisme télévisuel trouverait une façon de capitaliser sur les pulsions violentes de l’être humain.
Loin d’être le grand classique de son immense cinéaste, La Dixième Victime impressionne cependant par sa capacité à traverser les décennies tout en restant tristement visionnaire. En mêlant humour absurde et propos acerbe, Elio Petri crée un long-métrage volontairement déstabilisant. Une œuvre brutale dans laquelle violence et cynisme du système capitaliste ne font qu’un.
TUEURS NÉS
Dans un futur proche, l’humanité a décidé d’encadrer légalement le meurtre afin de canaliser les pulsions violentes inhérentes à la race humaine. Bien avant d’être le synopsis de toute la saga American Nightmare, ce concept ambitieux prenait vie sous la caméra du maître italien Elio Petri. À une différence près. Dans La Dixième Victime, le meurtre n’est pas autorisé le temps d’une nuit chaotique, mais plutôt mis en scène pour une émission de télévision.
Grâce à une idée aussi simple que puissante, Petri crée une satire futuriste particulièrement agressive et corrosive. D’autant que le cinéaste évite avec soin de ne faire qu’un simple drame politique désespérément premier degré. Son long-métrage est provocateur, étrangement enjoué et capable de séquences franchement hilarantes. Un parti-pris qui contribue à forger une œuvre insaisissable et amorale.
Difficile de ne pas voir en Petri un prophète fou lorsqu’il décide d’axer toute sa chasse à l’homme autour d’un format télévisuel avant même que la notion de télé-réalité ne soit inventée. Tous les codes du genre semblent pourtant déjà présents dans La Dixième Victime : mise en scène factice pour rendre la réalité plus spectaculaire, faux-semblants et manipulations.
Le cinéaste dresse au passage un parallèle très appuyé entre cette chasse moderne et les combats de gladiateurs. L’écho entre une modernité indécente et le goût du spectacle outrancier de la Rome antique pousse même Elio Petri à situer le dénouement de son récit au cœur du temple de Vénus. Son constat semble alors on ne peut plus limpide. Qu’importe sous quelle forme il vient justifier ses pulsions violentes, l’être humain restera toujours un animal assoiffé de sang.
Les Anges de la Télé Mortalité
La Dixième Victime ne se contente pas d’avancer des théories radicales. Le long-métrage tente de saisir toute l’horreur de l’époque avec une lucidité terrifiante. On découvre ainsi la mise en scène d’une violence bureaucratisée. Illustration terriblement drôle de cette idée, on retiendra tout particulièrement une séquence lors de laquelle un chasseur se prend une contravention pour stationnement gênant alors qu’il vient d’abattre sa proie de sang-froid sous l’œil impassible d’un policier.
Tout n’est qu’une question de cadre. Dans le monde que nous décrit le cinéaste, la loi peut tout rendre acceptable et les mœurs sont façonnables à volonté. Il y a quelque chose qui préfigure le cinéma de Terry Gilliam dans cette façon lucide de traiter la bureaucratie et le système administratif comme la pire des dictatures dystopiques.
THE MARCELLO SHOW
Ce qui surprend dans La Dixième Victime, c’est la passivité avec laquelle tous les personnages semblent accepter ce monde ultra-violent. Le ton léger que nous impose le cinéaste contribue d’ailleurs à créer une distance similaire entre le spectateur et les événements tragiques du récit. Comme si la barrière de l’écran nous protégeait des horreurs commises. Elio Petri vise ainsi à questionner habilement la position morale d’un public en quête de sensations toujours plus grisantes.
La mise en abyme d’un spectateur distant, complice, bien qu’impuissant, se traduit notamment par la gestion des personnages secondaires et des figurants. Les corps sont statiques. Ils observent de loin les différentes chasses à l’homme, figés dans des positions absurdes et désincarnées. Ils semblent programmés pour reproduire indéfiniment les mêmes mouvements insensés. Le théâtre absurde et jusqu’au-boutiste de Samuel Beckett n’est jamais très loin.
Cette passivité ne se limite cependant pas qu’au spectateur ou aux seconds rôles. On la retrouve également chez le héros, campé par un Marcello Mastroianni dont le charisme cruel et mutique aura rarement si bien utilisé. Dès le début du récit, notre héros affirme qu’il ne prend du plaisir qu’en étant chasseur et qu’il ne croit pas pouvoir survivre en tant que proie.
En résulte un étrange récit de chasse à l’homme dans lequel la proie refuse systématiquement de fuir. Même au beau milieu d’une fusillade, le protagoniste daigne à peine bouger. Comme si plus rien n’avait la moindre importance dans un monde où tout n’est que factice et illusions. Au-delà des explosions de violence, la vraie tragédie de La Dixième Victime réside avant tout dans la perte de sens et la résignation.
THE (PARASITE) HUNT
Auteur qui n’a jamais eu peur d’assumer un cinéma radicalement politique et très ancré à gauche de l’échiquier, Elio Petri prend une fois de plus un malin plaisir à tourner en ridicule le système capitaliste. Dans La Dixième Victime, chaque personnage semble obnubilé par l’appât du gain. Les dialogues décousus, fortement inspirés par la verve de la Nouvelle Vague, retombent irrémédiablement sur des considérations bassement matérialistes.
Notre héros accepte de se faire piéger pour une poignée de billets. La redoutable Caroline, incarnée par Ursula Andress, est prête à sacrifier son amour naissant pour le jackpot final. Et même les liens familiaux se monnaient sans le moindre mal. Tout peut s’acheter. Il y a quelque chose d'assez passionnant à voir Petri aborder avec légèreté des thématiques qu'il abordera bien plus sérieusement et profondément dans La classe ouvrière va au paradis.
L’autre prouesse visionnaire du film, c’est sa façon d’aborder avec un humour obscène la publicité et le placement de produit. Avant que le moindre meurtre ne soit orchestré, tout doit passer par les publicitaires pour qu’un produit soit mis en avant au moment qui fera le plus d’audimat. La Dixième Victime anticipait, sans doute inconsciemment, l’ère des influenceurs et des marques omniprésentes.
Au culte de la consommation, Petri ajoute au passage une critique virulente de l’hypocrisie religieuse. On retiendra en particulier une séquence hallucinée mettant en scène une secte pratiquant le culte du soleil. Un moment de mélancolie et d’absurdité qui prête à rire autant qu’il émeut. Impossible de ne pas également mentionner à quel point le cinéaste tourne en ridicule les bonnes mœurs de l’époque. L’obsession du mariage pour paraître socialement acceptable est moquée jusqu’à l’absurde lors des différents rebondissements en fin de récit.
Au final, qu’il s’agisse de publicités savamment orchestrées, de morale religieuse douteuse ou de codes sociaux insensés, tout dans La Dixième Victime vise à mettre en scène une société obsédée par le paraître. Un monde dans lequel il faut absolument avoir l’air présentable et se donner bonne conscience pour vendre plus facilement son produit. Elio Petri met en scène une farce dystopique qui semble incarner à la perfection la notion complexe de post-vérité.
Récit pulp surprenant, comédie qui désarçonne sous plus d’un aspect, La Dixième Victime reste une œuvre hybride étonnamment avant-gardiste. Un long-métrage qui critique avec virulence notre rapport à la violence dans un monde capitaliste, sans jamais asséner la moindre leçon de morale. Près de 50 ans avant American Nightmare, cette "Purge" à l’italienne anticipait déjà notre monde moderne. Et le plus triste est certainement que Petri avait vu juste sur toute la ligne.
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