Avant le semi-autobiographique The Fabelmans, Steven Spielberg s'est attaqué à la comédie, notamment avec Arrête-moi si tu peux.
Le cinéma de Steven Spielberg est synonyme d’œuvres plus matures et sombres au début des années 2000, comme en témoignent A.I. Intelligence artificielle, Minority Report et La Guerre des Mondes, tous imprégnés par l'impact du 11 septembre sur la fiction américaine. Mais entre ses deux collaborations avec Tom Cruise, le cinéaste s’est accordé une parenthèse lumineuse, délaissant les capacités surhumaines de la star de Mission : Impossible pour retrouver Tom Hanks, le héros ordinaire qui vit des choses extraordinaires dans son cinéma.
Et ce qu’il soit un immigré coincé dans un aéroport (Le Terminal), un avocat défendant un espion soviétique (Le Pont des Espions), ou un journaliste qui fait éclater la vérité (Pentagon Papers). Dans Arrête-moi si tu peux, c’est Leonardo DiCaprio qui incarne un jeune prodige extraordinaire, sous les traits de l’escroc Frank Abagnale Jr., alors qu’il est sur le point de perdre sa jeunesse éternelle chez Martin Scorsese. Un jeu du chat et de la souris où Tom Hanks poursuit la relève d’une génération qui court plus vite que lui, dans une rencontre du troisième type entre deux héros Spielbergiens.
Rencontre du quatrième type
Pour incarner Frank Abagnale Jr., dont l’autobiographie sert de genèse au projet, le choix de Spielberg d’engager Leonardo DiCaprio apparaît aujourd'hui comme une évidence. Pourtant, son premier choix n’était pas l’interprète du frère de Gilbert Grape, mais plutôt son comparse Johnny Depp, l’autre jeune acteur montant de cette époque à Hollywood. Mais Depp déclina finalement la proposition revenue à DiCaprio, encore retenu sur le tournage de Gangs of New York. Son premier rôle mature et violent chez Martin Scorsese, grâce à qui il deviendra définitivement un homme, en enchaînant Aviator et Les Infiltrés.
Le prolongement des prises de vue a retardé le tournage, au point que le regretté James Gandolfini, initialement casté dans le rôle de Carl Hanratty, s'est vu obligé d’abandonner le rôle pour le laisser à Tom Hanks. Cette idée - une note d'intention - de faire s’entrechoquer deux générations semble donc déjà animer les premiers choix de Spielberg. Et c’est à croire que le hasard fait bien les choses, tant l’alchimie entre ses seconds choix marche du feu de dieu à l’écran, en grande partie grâce au fossé générationnel qui les sépare, malgré des carrières similaires sur bien des aspects.
Après avoir débuté dans des sitcoms américaines, ils furent très vite repérés comme les jeunes prodiges de leurs époques respectives. D’abord dans la comédie pour Hanks, où sa performance d’enfant coincé dans un corps d’adulte lui a valu sa première nomination à l’Oscar, pour Big. Un rôle qui n’était que le premier d’une longue liste de personnages traversant sa carrière, auxquels il a insufflé cette normalité qui le rend si empathique, celle d’un américain ordinaire, mais qui accomplit des choses extraordinaires. Un avocat homosexuel, séropositif et militant dans Philadelphia ou un autiste qui traverse l’histoire américaine comme il traverse le pays en marathon dans Forrest Gump.
Après sa double consécration à l'Oscar, il a enchaîné les rôles où il accomplit l'extraordinaire avec son physique de commun des mortels. Un astronaute dans Apollo 13, un jouet pour enfant dans Toy Story, un soldat de la Seconde Guerre mondiale dans Il faut sauver le soldat Ryan ou encore un livreur Fedex qui se retrouve seul sur une île déserte dans Seul au monde.
Mais la course contre le temps fut lancée entre les deux acteurs le soir où Tom Hanks a reçu son premier Oscar du meilleur acteur pour Philadelphia. Tandis que Spielberg obtenait enfin la reconnaissance de la profession pour La Liste de Schindler, le jeune DiCaprio était quant à lui nommé dans la catégorie meilleur second rôle. Dans Gilbert Grape, l’acteur de 19 ans est confondant de réalisme dans son mimétisme du handicap, s’inspirant de vrais autistes, de la même manière que Frank Abagnale Jr. devient médecin ou avocat en regardant des séries comme Dr. Kildare ou Perry Mason.
Dans Arrête-moi si tu peux, la performance de Tom Hanks en autiste est pour le coup bien derrière lui, l’acteur ayant dépassé la quarantaine et incarnant ici la suite logique de ses précédents rôles ; un monsieur tout le monde, qui représente l’autorité sous un uniforme d’agent du FBI. Toujours un héros ordinaire, mais qui cette fois ne vit plus grand-chose d’extraordinaire, dans un des rares seconds rôles de sa carrière.
Tandis que la décennie prestigieuse de Hanks s’achevait, DiCaprio montait les échelons, devenu l’idole de toute une génération, avec ses performances dans Roméo + Juliette et Titanic, alors qu'il sortait tout juste de sa première collaboration avec Scorsese. Arrête-moi si tu peux tient donc une place particulière dans la carrière des deux acteurs, celle d’un passage de relai, à travers une rencontre qui semble avoir bénéficié d'un alignement des planètes.
La Vie aux Trousses
Dès son somptueux générique d’ouverture, inspiré de ceux conçus par le graphiste Saul Bass (La Mort aux Trousses, Psychose), Arrête-moi si tu peux marque une opposition de génération entre ses deux acteurs. Sur une partition jazzy signée John Williams (qui délaisse temporairement la musique symphonique), Frank Abagnale Jr. est représenté sous la forme d’une silhouette qui se démarque parmi tant d’autres, portant un uniforme et une casquette de pilote au milieu d’un aéroport. Une autre silhouette lui court après, celle de l’agent Hanratty, qui se fond parmi celles, quelconques, qui peuplent ces petites saynètes représentant des scènes-clés du métrage (les fuites de Frank à l’hôtel et au mariage).
L’une des premières scènes du film nous montre l’agent du FBI débarquant dans une prison marseillaise, pour faire extrader un Frank Abagnale plus si junior que ça, qui le supplie de le ramener aux États-Unis. Une scène qui précède un long flash-back, ponctué de quelques retours au présent, où on peut constater que Frank est déjà arrêté par Carl, alors que sa fuite n’a même pas encore commencé. La fin de cette histoire est donc déjà actée, avec une chute inexorable ; le voleur va faire courir le gendarme, mais cela ne va pas durer, car un jour, il devra s’arrêter.
Arrête-moi si tu peux devient donc un jeu de chat et de la souris autant qu’une course contre la montre, aussi jubilatoire dans son choc des générations que mélancolique lorsque Spielberg fait l’autopsie de soi par le prisme de ses acteurs.
Pour pouvoir faire se rencontrer l’ancienne et la nouvelle garde, le réalisateur et son scénariste, Jeff Nathanson, ont dû tordre un peu la réalité, Abagnale n’ayant rencontré Hanratty que lors de son extradition aux États-Unis, selon les faits relatés dans son autobiographie. Pour rendre plus cinématographique cette poursuite, il fallait donc écrire des pures scènes de comédie, où un jeune surdoué de 16 ans parvient à duper un agent du FBI en se faisant passer pour l'agent Barry Allen de la CIA. Une référence aux comics Flash que lit Frank, et dont la célèbre expression ("Catch me if you can") donne son titre VO au film.
Une première rencontre fictionnelle, mais dont Spielberg parvient à tirer toute l’essence de ce face à face d’anthologie, entre deux monstres sacrés issus de deux époques différentes, mais qui se répondent dans un jeu de miroir constant entre leurs carrières. Ici, Spielberg fait de DiCaprio son acteur extraordinaire, au point d’en faire son James Bond, injectant des images de Goldfinger dans le montage lorsque Frank se fait passer pour Ian Fleming et s’offre l’Aston Martin. Quand il porte le costume de Sean Connery et passe une soirée romantique en compagnie de Jennifer Garner, le montage alterné nous montre Carl à la laverie, contemplant sa machine à laver qui tourne en rond comme le train-train de sa vie.
Cette opposition entre l’ancienne et la nouvelle génération se retrouve également jusque dans les plus petits seconds rôles, puisqu’outre Elektra, on retrouve également au casting une jeune Amy Adams, encore inconnue au bataillon à cette époque. De jeunes talents prometteurs, face à des vétérans du cinéma américain tels que Christopher Walken dans le rôle du père.
Un choix de casting brillant, à travers lequel on peut voir un vieil acteur qui enseignerait l’art de jouer à son fils. On retrouve aussi Martin Sheen dans le rôle du beau-père qui le pousse à devenir avocat ou encore Nathalie Baye dans le rôle de sa mère française (un clin d'oeil de Spielberg à son ami François Truffaut, qui a dirigé l'actrice dans La Nuit américaine). Au-delà du montage et des seconds rôles, cette opposition entre les deux héros se retrouve également dans le travail (toujours) somptueux de Janusz Kaminski, directeur de la photo attitré de Spielberg depuis La Liste de Schindler.
Tandis que la fuite perpétuelle de Frank se fait presque constamment sous un soleil californien, qui éclaire en permanence le visage de DiCaprio, l’ambiance des locaux du FBI est beaucoup plus terne et froide. À l’image des ombres des stores qui éclairent le visage de Carl, lorsqu'il présente un topo sur Frank à son équipe, peinant à faire fonctionner un diapo pendant que son voleur fraude l’Amérique. Au fur et à mesure que la capture inévitable se rapproche, cette photo terne finit par prendre le pas sur le quotidien lumineux de Frank, rappelant constamment l’issue fatale qui l’attend.
Les ombres des stores finiront aussi par éclairer son visage, lorsqu’il devra s’arrêter de courir pour être enfermé dans un bureau, partageant avec Carl son quotidien d’homme ordinaire, en mettant son talent de fraudeur au service de ceux qu’il aura bernés pendant sa jeunesse. Lorsqu’il tente de s’envoler une dernière fois, plus personne ne lui court après, sauf Carl. La vraie crainte d’un acteur extraordinaire, c'est de devenir ordinaire.
Le Terminus
Comme la plupart de ses œuvres, Arrête-moi si tu peux est un film très personnel pour Steven Spielberg, dans lequel il projette sa propre histoire. Mais à travers lequel de ses deux acteurs le cinéaste se raconte le plus, entre Hanks l’ordinaire et DiCaprio l’extraordinaire ? Deux facettes du héros Spielbergien, d’habitude réunies en un, mais ici dédoublées. C'est également le cas dans Ready Player One, où il se représente à deux âges différents, à travers le joueur Wade Watts et le créateur James Halliday.
Ce dernier est incarné par l’acteur Mark Rylance, qui lui sert de double récurrent depuis Le Pont des Espions, notamment dans Le Bon Gros Géant, véritable portrait du conteur d’histoires qu’il est. Mais ici, le réalisateur transcende cette dualité entre ses doubles, qui n’a jamais été aussi bien résumée ailleurs. Si Spielberg a été touché par l’histoire de Frank, c’est parce qu’elle lui rappelle sa propre jeunesse, quand le réalisateur s’introduisait dans les studios d’Universal en costard-cravate, afin de se faire passer pour un cadre âgé de 16 ans.
Difficile de ne pas y voir un parallèle, non seulement entre la carrière de DiCaprio et les mésaventures de son personnage, mais aussi entre Frank l’acteur et Spielberg le conteur, là où Carl serait le pendant plus âgé du cinéaste. En 2000, il sortait d’une décennie folle, où il venait tout simplement de révolutionner le blockbuster hollywoodien avec Jurassic Park, mais aussi d’obtenir enfin la reconnaissance de ses pairs, avec le diptyque historique La Liste de Schindler/Il faut sauver le soldat Ryan.
"Tu sais que j'ai eu deux Oscars et pas (encore) toi ?"
Deux chefs-d’œuvre mémoriaux pour lesquels il fut doublement oscarisé, après avoir passé les années 80 à être relégué au rang de faiseur (voire d’imposteur, comme Frank), la récompense lui ayant été longtemps refusée pour des films comme E.T. l'extra-terrestre. À l’aube d’une nouvelle ère, Spielberg semblait se demander s'il allait réussir à se réinventer, et avec le triptyque A.I, Minority Report et La Guerre des Mondes, la réponse paraît aujourd’hui évidente. Mais ce n’était probablement pas le cas à l'époque, et c’est ce qui hantait Spielberg, tout comme Frank est hanté par cette fin inévitable que lui rappelle Carl au téléphone, chaque soir de Noël.
Spielberg aura pourtant rarement été aussi prolifique qu’au début de ce siècle, enchaînant les tournages de ses deux comédies en plein milieu de sa trilogie SF (Arrête-moi si tu peux a été tourné en 52 jours, entre New York et Los Angeles, en passant par le Québec). Le cinéaste reste encore aujourd'hui l’un des plus actifs de sa génération (Pentagon Papers et Ready Player One sont sortis à seulement deux mois d’intervalle en 2018).
Comme si le réalisateur courait pour ne jamais s’arrêter de filmer, afin de continuer à nous raconter des histoires, tout comme Frank veut continuer à jouer avec Carl lorsqu’il vient l’arrêter dans l’imprimerie de Montrichard, alors qu’il prépare une nouvelle fournée de chèques. Lorsque le récit revient au présent, Carl ne cesse de poser cette question à Frank :"Comment tu as fait pour réussir l’examen du barreau ? Tu as triché ?" Ce dernier finira par lui répondre :"J’ai juste passé l’examen et j'ai réussi", sans pour autant lui dévoiler la vérité.
On peut y voir un acteur devenu ordinaire qui demande à un acteur extraordinaire de lui révéler son secret, tout comme on peut y voir un Spielberg s'interrogeant sur lui-même pour rester le cinéaste extraordinaire qu'il est. Et c’est peut-être là toute la beauté de son cinéma ; un renouvellement constant pour être toujours là où on ne l'attend pas, afin de ne jamais devenir ordinaire. La preuve : il s’est essayé pour la première fois à la comédie musicale et au remake en 2021, avec West Side Story, avant de délivrer son film le plus intimiste avec The Fabelmans en 2022.
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Pour ma part, Arrête-moi si tu peux demeure une véritable réussite dans la carrière de Steven Spielberg, qui se permet de la légèreté, certes, mais ne délaisse pas pour autant la complexité des rapports humains, au contraire.
Ce n’est probablement qu’une question de goût et de subjectivité, mais je préfère lorsque Steven Spielberg traite des rapports humains plutôt que des dinosaures.
Même si pour Spielberg, traiter des dinosaures revient finalement à traiter des rapports humains.
De plus, dans Arrête-moi si tu peux, il n’hésite pas à braver l’Amérique puritaine, en traitant certains thèmes comme le divorce ou l’adultère, de manière très adulte. Chose à laquelle il ne nous avait pas vraiment habitués, et pour cause: dans plusieurs de ses films, et pas des moindres, Spielberg adopte délibérément un point de vue à hauteur d’enfants, pour aborder le monde des adultes. Par ailleurs, Leonardo DiCaprio interprète son rôle avec beaucoup de brio et de crédibilité, à une époque où on lui reprochait d’être trop juvénile pour certains rôles (Gangs of New York, Aviator). Ce reproche s’arrêtera à partir des films Blood Diamond et Les Infiltrés.
Ce qui m’a le plus marqué dans Arrête-moi si tu peux reste le duel à distance entre Tom Hanks et Leonardo DiCaprio, deux des meilleurs acteurs de leurs générations respectives. Tom Hanks, superstar des années 90, semblant adouber Leonardo DiCaprio, la superstar des années 2000, tout en étant un acteur très exigeant dans le choix de ses rôles et de ses projets.
C’est un film qui nous rend forcément nostalgique, surtout lorsque l’on voit ce qu’est devenu le cinéma hollywoodien aujourd’hui.
Le titre est frondeur alors que la poursuite me semble presque anecdotique. Film trompeur et trop pépère, ça manque de rythme. Spielberg s’attarde un peu trop sur le caméléon et à sa famille, ses rencontres et délaisse l’enquête. De mémoire, Tom Hanks fait quasi de la figuration, il est presque tout le temps dans son bureau. Un soupçon du Fugitif aurait été bienvenu pour le rythme. Comme dans le film de Harrison Ford ou même dernièrement dans La Mule, le pisteur sympathise presque avec la proie à la fin. Mais bon pour que ça fonctionne, il faut un peu d’antagonisme au début pour finir vers une forme de respect. En gros il faut que le pisteur en bave un peu. L’histoire me semble trop riche pour la durée du film et donc forcément des choses passent forcément à la trappe.
Forrest Gump n’est pas autiste. Il a un QI inférieur (probablement dans les 60) mais n’a aucun trait autistique.
@Oldskool
« simple bon réalisateur… »
Ah non monsieur, peut être pas un chef- d’œuvre mais il y a néanmoins beaucoup de génie dans le film qui est excellent et dans le haut du panier de sa filmo. Donc Spielberg passe juste de génie à excellent réalisateur pour moi ! 😉
@Oldskool
Yep pas mon préféré non plus;)
Bon film, mais pas quand on s’appelle Spielberg… un des nombreux films qui le font passer de génie du cinéma à simple bon réalisateur…
Seul déception :Nathalie Baye, ou plutôt son rôle
Seul déception de ce superbe film : Nathalie Baye….