Critique : French connection

Julien Foussereau | 24 avril 2006
Julien Foussereau | 24 avril 2006

Alors que nous sommes à présent pleinement entrés dans le 21ème siècle, il est difficile de croire que le sud de la France était la plaque tournante mondiale de l'héroïne il y a encore moins de cinquante années de cela. Réputée pour la qualité de ses chimistes capables de produire une poussière d'ange d'une pureté avoisinant les 100%, cette French connection a expédié pendant plus de vingt ans des quantités faramineuses de poudre sur le continent américain grâce à une astucieuse combine. Mais la machine s'est brutalement grippée lorsqu'en 1961, les douanes américaines effectuèrent une saisie record d'héroïne, première étape d'une coopération franco-américaine qui allait nettoyer Marseille de ses narcotrafiquants. À l'origine de ce démantèlement, une intuition, celle de Eddie Egan et Sonny Grosso, deux flics new yorkais particulièrement zélés qui décidèrent de filer un individu suspect alors qu'ils n'étaient pas de service.


Ce côté « seul contre tous » ne pouvait que séduire d'éventuels producteurs. Ce fut le cas de Philip D'Antoni qui, fort de son succès en 1968 avec Bullit, souhaitait remettre le couvert dans la veine du policier réaliste. Dans le même temps, les États-Unis traversait une période mouvementée : l'embourbement au Vietnam, la contestation de la jeunesse perceptible dans la musique et les mœurs sexuelles… C'était donc dans ce contexte bouillant qu'une jeune génération de cinéastes allait émerger, fortement influencée par les bouleversements esthétiques du cinéma de la Vieille Europe. Parmi eux, William Friedkin, jeune autodidacte qui a fait essentiellement ses classes dans le documentaire, à qui D'Antoni confiait la tâche de réaliser ce nouveau projet. Un choix curieux de prime abord quand on se souvient à quel point le film de Peter Yates était le fruit d'une mise en image léchée, mettant en avant le charisme du personnage de Steve McQueen. Pourtant son background s'est révélé déterminant pour la réussite du film, jusqu'à bouleverser les codes du genre policier.


Trente-cinq ans après son succès critique et public dans le monde entier, French connection impressionne moins pour son spectaculaire, maintes fois surenchéri depuis, que pour son incroyable souci du détail, conjugué à un sentiment d'immédiateté jusqu'à présent inédit. Friedkin évacue en quelques minutes tous les codes connus d'alors : exit musique omniprésente, dialogues alambiqués et reconstruction des décors en studio. Le cinéaste tourne sur place, que ce soit à Marseille ou dans l'hiver glacial new yorkais de 1971 et secoue les habitudes tranquilles du consommateur de policiers avec ses personnages ambigus. L'ambiguïté dans le polar façon Friedkin explose véritablement dans ce film dans la mesure où la frontière séparant l'inspecteur de police du criminel est plus que ténue. Pire, l'animal obstiné et nihiliste qu'est Doyle, abusant constamment de son autorité, ferait presque plus peur que le baron du cartel marseillais, Alain Charnier, campé par un élégant Fernando Rey. Il est difficile de se sentir offusqué aujourd'hui par les propos racistes et la muflerie de Popeye Doyle quand des séries comme 24, Les Soprano ou The Shield ont engendré leur lot de pitbulls humains. Mais mettez-vous à la place des spectateurs de l'époque qui voient Doyle, incarné par un Gene Hackman admirable, lâcher sans sourciller à son partenaire de « Ne jamais faire confiance à un nègre ! » quand il n'interroge pas un suspect à coup de pieds au beau milieu d'un terrain vague. En un sens, French connection a été une influence cruciale pour des auteurs de séries comme Steven Bochco, David Milch (Hill street blues, NYPD) ou Shawn Ryan (le père de Vic Mackey) tant dans la description de flics franchement borderline que dans le mode de mise en scène caméra à l'épaule/zoom agressif.


Il serait toutefois réducteur de cantonner le film au simple brouillon idéal de séries, par ailleurs brillantes. French connection est avant tout l'affirmation d'un cinéaste avec ses thèmes de prédilections, sa marque de fabrique et sa signature. Car au-delà du réalisme aride et extrêmement dépouillé de l'ensemble, le film affiche clairement l'obsession de Friedkin pour le pistage de corps en mouvements. Tout est affaire dans French connection de trajectoires et de poursuites dans tous ses états, de la discrétion à la fureur (une tendance qui s'accentuera parfois au détriment, hélas, de la psychologie du personnage friedkinien). Ainsi, ce jeu constant de cache-cache entre adultes où chaque partie en opposition se reconnait et se dupe sans en avoir l'air (voir la magistrale scène où Charnier se débarrasse de Doyle dans la station de métro) sert de préambule à une résolution nettement plus brutale dont le zénith serait la mythique poursuite de Stilwell Avenue. Dans ce morceau devenu anthologique, le héros friedkinien apparait dans sa vérité la plus effrayante, celle d'un acharné faisant fi de la société qui l'entoure pour coincer sa proie réfugiée dans un métro aérien hors de contrôle. À travers ce passage, on comprend que l'issue finale ne peut être que désespérée et désespérante avec ce portrait de flic plus occupé à traquer le crime pour remplir une existence vide que pour le bien de la société. Ce constat sans ambages, magnifié par la fin en queue de poisson, démontre que French connection reste un des meilleurs polars réalistes de ces cinquante dernières années que seul Police Fédérale, Los Angeles, du même Friedkin, est parvenu à égaler.

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