Les Cinq diables : critique qui a le feu sacré

Mathieu Victor-Pujebet | 31 août 2022 - MAJ : 07/10/2022 14:00
Mathieu Victor-Pujebet | 31 août 2022 - MAJ : 07/10/2022 14:00

Après le très beau Ava, sorti en 2017, la réalisatrice Léa Mysius a écrit quelques scénarios pour des cinéastes de renoms (Desplechin, Techiné, Audiard) avant de retourner derrière la caméra pour un second long-métrage intitulé Les Cinq diables. L'histoire est celle de la petite Vicky (Sally Dramé), une enfant qui a un odorat surdéveloppé et qui vit avec sa mère Joanne (Adèle Exarchopoulos) et son père Jimmy (Moustapha Mbengue). Le déjà fragile équilibre de cette petite famille va être bousculé par le retour au village de la soeur de Jimmy, Julia (Swala Emati).

La vallée a des yeux

Après avoir exploré l'atmosphère solaire du bord de mer dans Ava, Léa Mysius délocalise cette fois son cinéma en Auvergne-Rhône-Alpes, dans la Vallée de l'Oisans. Elle troque alors le sable chaud pour une épaisse forêt, et l'océan salé pour un lac glacial. En insistant sur ces surplombantes montagnes qui entourent le village et sur ces inquiétants bois qui assombrissent le cadre de leur opacité, Léa Mysius laisse de côté le ton vacancier et aventureux d'Ava au profit d'une étrangeté qui habite en profondeur le décor des Cinq diables. 

En témoigne une élégante ouverture aérienne à la Shining qui suggère dès les premières minutes du film qu'un mystère peuple cette vallée. Un mystère qui est également exalté par la passionnante composition musicale de Florencia Di Concilio, réalisée en grande partie grâce à des bruits d'animaux remixés. Une autre et ingénieuse façon de développer une atmosphère pesante et quasi mystique en puisant dans le réel du surnaturel.

 

Les Cinq diables : photo, Adèle ExarchopoulosLa Cabane dans les bois

 

Un geste passionnant et inspiré qui s'applique également aux interprètes lorsque la caméra de Léa Mysius insiste sur l'étrangeté du regard de la petite Vicky ou sur celui de sa tante Julia. Les deux comédiennes offrent à leur personnage un jeu discret et intériorisé, renforçant d'autant plus le magnétisme et l'intensité de ces protagonistes.

Ce champ lexical mystérieux offre au premier tiers du film un ton en léger décalage avec le réel, le rendant profondément hypnotique. Puis à la fin de cette première partie, Vicky se retrouve brusquement transportée dans les sombres souvenirs de sa familleLes Cinq diables dévie alors réellement vers le fantastique, et ce, pour le plus grand plaisir du spectateur. Une bifurcation magique qui n'écarte pas pour autant le long-métrage de ses personnages.

C'est même tout le contraire puisque ce détour vers le genre va révéler un amour inassouvi qui va confirmer les tensions familiales qui tapissaient le récit jusque-là. Ainsi, à l'instar d'AvaLes Cinq diables s'amuse à explorer plusieurs styles et registres, du fantastique au drame familial, en passant par la romance et même le thriller rural qui va venir parasiter le film à travers les tensions toxiques entre les habitants du village.

 

Les Cinq diables : photo, Sally DraméLe regard envoûtant de Sally Dramé

 

Get out

Une diversité de tons qui donne à Les Cinq diables sa richesse et sa singularité, tout en l'augmentant d'une inquiétante atmosphère où tout peut potentiellement arriver, même le pire. Cette tension latente se conjugue à une intolérance générale, mais discrète, qui tapisse le long-métrage à coups de brèves séquences de harcèlement scolaires et de petites réflexions homophobes et racistes du père de Joanne.

Quelques indices d'une discrimination ambiante qui est reléguée à l'arrière-plan du récit, transformant le film en un instantané pertinent d'une époque sans pour autant l'alourdir d'une forme trop didactique. Cette approche fantastique et insidieuse d'un rejet inconscient de l'autre, comme inscrit dans l'ADN même d'une culture qui se sent mise à mal, n'est pas sans rappeler le cinéma de Jordan Peele – que Léa Mysius cite elle-même comme une de ses influences pour Les Cinq diables

 

Les Cinq diables : photo, Moustapha Mbengue, Sally DraméPortrait d'une France en conflit

 

La cinéaste peint alors avec finesse un monde toxique qui va aller jusqu'à contaminer ses personnages, comme en témoigne la solitude de Vicky, l'inertie de Jimmy, l'ambiguïté de Julia et la monstruosité de Nadine (merveilleuse Daphne Patakia). Même l'énergie d'Adèle Exarchopoulos est mise en retrait durant toute une partie du récit au profit d'une forme de rigidité. Elle interprète alors brillamment une Joanne habitée par une rage et une frustration contenues qui ne demandent qu'à s'exprimer.

Des personnages difficilement abordables au premier abord qui complètent une forme de rugosité du film, à la fois exigeante et stimulante. L'enjeu du long-métrage devient alors pour eux de s'extirper du malaise de cet environnement anxiogène et de se libérer de leurs propres regrets accumulés au fil de l'existence.

Cette très belle pulsion de vie donne lieu à l'une des plus belles scènes du film, une séquence pivot de karaoké où, le temps d'un instant et dans un élan d'amour désespéré, les personnages exposent en public un secret jusque-là bien gardé, sans craindre le regard des autres. La rugosité des Cinq diables se mue alors en un troisième acte d'une sensibilité et d'une incandescence bouleversantes.

 

Les Cinq diables : photo, Adèle Exarchopoulos, Swala EmatiLa plus belle scène du film

 

docteur Jekyll et M. Hyde

Une incandescence qui trouve en partie son origine dans l'émotion qui touche le spectateur lors de l'évolution progressive des personnages. Au fil du récit, Joanne se révèle beaucoup plus passionnée qu'au premier abord, Julia beaucoup plus chaleureuse et Jimmy bien plus sensible. Une certaine tendresse s'empare alors de nos protagonistes, témoignant d'un grand amour de Léa Mysius pour ses personnages et d'un vrai plaisir d'une écriture riche et fine.

Un goût de la narration et de la dramaturgie qui se voit doublé d'une appétence formelle particulièrement vive dans Les Cinq diables. En témoigne l'utilisation de la pellicule 35mm qui vient donner du corps aux noirs, aux blancs et aux couleurs du film de façon générale. La photographie des Cinq diables est immédiatement envoûtante dans la profondeur de ses teintes et dans le bouillonnement de son grain.

 

Les cinq diables : Photo Sally DraméUne plasticité hallucinante

 

De la même façon, que ce soit grâce à une caméra portée qui capte des dialogues ou bien à une steadycam qui se balade dans les souvenirs de Joanne, l'omniprésence du mouvement dans le film continue de lui donner une plasticité hyper stimulante. Une virtuosité esthétique complétée par la richesse des genres déjà évoquée, mais aussi par une bande-son traversée de choix musicaux pop (Total Eclipse of the Heart, The Performer) qui augmentent d'une forme de ludisme l'ADN du film.

Cette jouissance contagieuse du dispositif cinématographique fait des Cinq diables un pur bonheur de cinéma. C'est peut-être ce paradoxe qui rend les films de Léa Mysius si singuliers et rafraîchissants : c'est un cinéma à la fois exigeant, traversé de thématiques et de formes pas forcément simples à appréhender, tout en étant de vrais objets pop et ludiques.

 

Les cinq diables : Affiche française

Résumé

Film fantastique inquiétant et drame familial déchirant, Les Cinq diables est à la fois une œuvre exigeante et un pur plaisir de cinéma. Un second long-métrage d'une rare intensité qui impose Léa Mysius comme l'une des cinéastes les plus prometteuses et passionnantes du cinéma hexagonal.

Autre avis Alexandre Janowiak
Malgré ses superbes idées de mise en scène, une atmosphère fantastique enivrante et une histoire d'amour impossible enflammée, Les Cinq Diables avance tellement à vue qu'il finit par s'emmêler les pinceaux et mener (presque) nulle part. Dommage.
Autre avis Geoffrey Crété
Même si le récit s'étiole en cours de route, Les Cinq Diables est habité par une vibrante fièvre de cinéma. Léa Mysius s'empare des décors, des figures classiques du genre et du talent d'Adèle Exarchopoulos pour créer un conte étrange, unique, et donc précieux.
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Lecteurs

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commentaires
frere
04/03/2023 à 21:48

@Soeur qu'est-ce qui vous a fait penser ça ? pour moi, il me semble bien plus logique que ce soit Vicky, plus âgé, qui comme elle le fait durant le film revient dans le passé, voir un souvenir, souvenir de ce premier moment heureux avec son père (du moins premier moment heureux avec son père de tout le film)

Soeur
05/09/2022 à 20:24

Et bien c'est la future demi soeur de la petite. C'est la fille du père et de la femme brulee

Foolivier
01/09/2022 à 21:10

Bonjour, j'ai bien aimé Les cinq diables, mais qui peut me venir en aide ? Je me demande qui est l'adolescente du tout dernier plan du film. L'actrice est sans doute Noée Abita mais qui est-elle dans la famille Soler ? Merci !

The insider38
01/09/2022 à 09:05

Et bien vu hier , encore une très belle proposition de cinéma de genre français, qui oscille entre amour fou et fantastique, quelques erreur narrative ,mais belle réussite, et tournée chez moi .
A voir pour soutenir ce genre de petit film, très audacieux. Et Adèle , impeccable encore une fois

Sanchez
31/08/2022 à 14:35

Déjà dans Ava, on avait une première partie superbe et une 2emf avec un thriller gitan sans intérêt , visiblement elle ne sait pas finir ses films

Fox
31/08/2022 à 12:05

Je n'avais pas été particulièrement emballé par Ava au cinoche.
Malgré l'excellente Laure Calamy, j'avais trouvé que le jeu des comédiens était franchement limite et - est-ce lié ou pas ? - ne m'était pas senti particulièrement concerné par l'intrigue et le parcours de ces deux jeunes.
Je n'ai rien contre Léa Mysius, mais j'avais vraiment le sentiment d'un film post-fin d'étude à la Femis (ce qui s'est avéré exact d'ailleurs en lisant son parcours sur le net après coup) avec cette impression assez désagréable d'un regard petit bourgeois sur une forme de marginalité fantasmée. Ça m'avait un peu agacé pour être franc.
Donc à voir si je trouverai le temps pour celui-ci, mais il ne fera pas partie de mes priorités c'est certain.

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