The Humans : critique qui brûle les planches face caméra sur Mubi

Geoffrey Fouillet | 12 août 2022
Geoffrey Fouillet | 12 août 2022

Avec The Humans, disponible sur Mubi, Stephen Karam réalise, sous l'égide du studio A24, l'adaptation en long-métrage de sa propre pièce de théâtre, plébiscitée à Broadway et lauréate de quatre Tony Awards en 2016. Un peu à la manière de Florian Zeller, qui adaptait récemment avec The Father l'une de ses pièces, le dramaturge y voit l'occasion de raconter autrement son œuvre avec un casting cinq étoiles : Steven Yeun, Amy SchumerRichard JenkinsJune Squibb ou Beanie Feldstein. Était-ce une bonne idée ? 

INTÉRIEUR, NUIT

Dès le générique de début, le sentiment d'enfermement est prégnant. On a beau se trouver à l'extérieur, dans une cour d'immeuble, la lointaine perspective du ciel et la pénombre alentour constituent déjà une impasse. Puis nous pénétrons le décor principal du film, un duplex délabré au cœur de New York. La famille Blake s'apprête à y fêter Thanksgiving, mais Erik (Richard Jenkins), le père, se demande bien pourquoi sa fille cadette Brigid (Beanie Feldstein) et son conjoint Richard (Steven Yeun) ont choisi d'emménager ici.

Les lieux, qu'il découvre à peine, tout comme sa femme Deirdre (Jayne Houdyshell), sa fille aînée Aimee (Amy Schumer) et sa mère Momo (June Squibb), ne lui inspirent guère confiance. Entre les bruits sourds venant de l'appartement du dessus, les moisissures étranges qui tapissent le plafond et les murs, et cette silhouette entraperçue brièvement par la fenêtre, une chose est sûre : la paranoïa est en marche, et n'y voyez aucune allusion à un parti politique existant.

 

The Humans : photo, Richard Jenkins, Beanie Feldstein, Amy SchumerVoilà une photo de famille réussie... ou pas

 

Si The Humans porte bel et bien les stigmates de ses origines théâtrales, avec ses longs plans fixes et ses dialogues encombrants, Karam trouve malgré tout les ressources nécessaires pour tromper son public et l'emmener peu à peu vers une dimension plus sensorielle. Il n'y a qu'à voir ces plans presque abstraits où Erik se sert d'une bouteille de bière comme d'un prisme déformant, ou encore quand le reflet de Deirdre nous apparaît fragmenté à cause d'un miroir brisé.

C'est dans ces moments-là que le réalisateur contrarie la rigidité de son découpage. Tout en conservant jusqu'à la fin sa grammaire visuelle initiale, fondée sur des cadres symétriques et un rythme de montage lancinant, le film se permet des digressions immédiatement intrigantes, à l'instar de cette séquence musicale, où la famille écoute un morceau composé par Brigid. Les stridulations des cordes mettent alors en parallèle les Blake et le décor, comme s'il s'agissait avant tout pour eux d'écouter les lieux, de s'en imprégner.

Le travail sur la lumière n'est pas en reste aussi pour transfigurer le duplex en cloaque cauchemardesque. Tandis que la nuit gagne du terrain, l'obscurité se propage à l'intérieur, avalant progressivement les personnages au point de les faire disparaître à plusieurs reprises. Le dernier tiers du film, qui plonge la famille et surtout Erik dans le noir total, est emblématique de cette reconfiguration organique de l'espace, d'où une bifurcation dans l'horreur qui vaut à elle seule le détour. Et on ne parle pas de frissons bon marché, type Blumhouse, mais d'une angoisse viscérale, profonde. 

 

The Humans : photo, Richard Jenkins, Steven Yeun"Au doigt mouillé, je dirais que le pire reste à venir"

 

FOLIE EN FAMILLE

"Ne pensez-vous pas qu'être en vie devrait coûter moins cher ?", s'amuse Erik, au fil d'une conversation anodine avec Richard. Si la réplique fait avant tout référence aux difficultés financières que rencontre la famille, et plus largement la middle-class américaine, encore éprouvée par la crise économique de 2008, elle renvoie aussi au coût humain, aux frustrations que l'existence nourrit. Et vous l'avez sans doute compris, mais sur ce terrain-là, les Blake sont champions toutes catégories.

Au cours d'une interview donnée pour le site Broadwayworld en 2015, Karam racontait qu'il s'était inspiré pour sa pièce du livre de développement personnel, Réfléchissez et devenez riche, écrit par Napoleon Hill. Un passage particulier fait état de six peurs fondamentales : la pauvreté, la critique, la maladie, la perte d'un être cher, la vieillesse et la mort. "J'ai utilisé chacune de ses peurs pour caractériser un à un mes personnages. Un peu comme dans une énigme policière. Il n'est pas difficile de deviner à qui est associée telle ou telle peur", rapportait-il.

 

The Humans : photo, Richard JenkinsChez les Blake, on trinque de bon coeur et on noie ses malheurs

 

Là encore, si l'on peut regretter certains tunnels de dialogues, ils mettent en exergue le verbiage inutile de la famille, censé camoufler le vrai problème. Plus ils parlent, plus ils taisent leurs véritables préoccupations. Avant de pouvoir en venir aux faits, Erik et Richard choisissent de raconter leurs rêves, le premier évoquant une femme sans visage et le second une chute dans un cornet de glace couvert d'herbe. Et là, on s'écrie : Freud, aide-nous à comprendre ! Bien sûr, une fois les secrets révélés, le sens de ces visions devient évident.

Le personnage de Momo, la mère d'Erik, symbolise cette échéance fatidique. À mesure que l'intrigue se dénoue, et malgré son état de sénilité avancé, son corps finit par exprimer tout ce que la famille a refoulé durant des années. Sa dernière crise de démence, qui la pousse à professer des insanités à tue-tête, ressemble bien à un exutoire. Il est par ailleurs amusant de constater que la seule fois où elle va recouvrer ses esprits correspond au moment où ils sont tous réunis à table et récitent le bénédicité. Autrement dit, la folie n'a plus lieu d'être quand les Blake consentent à s'élever au-delà de leurs petits tracas.

 

The Humans : photo, Richard JenkinsAttention, la désunion n'a jamais fait la force

 

Quelque part, ils sont le produit d'un monde lui-même malade. Que les attentats du 11 septembre aient joué un rôle intime dans le devenir des personnages rappelle combien la société et donc l'extérieur détermine ce que l'on vit chez soi, en privé. Le choix du huis-clos est alors on ne peut plus approprié, tant les Blake cherchent en fin de compte à se cacher du reste du monde, adoptant la même logique sécuritaire que celle déployée par le gouvernement américain dans sa politique contre le terrorisme. Mais le dernier plan du film nous enseigne également autre chose : rester sains d'esprit implique de trouver une sortie.

The Humans est disponible sur Mubi depuis le 12 août 2022 en France

 

The Humans : photo

Résumé

S'il n'évite pas toujours l'écueil du "théâtre filmé", The Humans sème intelligemment le trouble au gré d'un jeu de massacre qui ne dit pas son nom. Exigeant, mais fascinant.

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commentaires
Miraken
12/08/2022 à 19:21

Carrément. C'est un super acteur. D'ailleurs je conseille l'excellent film coréen "Burning" où il est assez fascinant.

Pseudo1
12/08/2022 à 15:05

Il est vraiment en train de se faire une jolie filmo le Steven Yeun.
Pas mal après la déroute The Walking Dead post-excellente saison 1 et après avoir survécu à la colocation avec Sheldon Cooper :D

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