The Forest of Love : critique pleine d'amour

Mathieu Jaborska | 19 octobre 2019 - MAJ : 19/03/2021 10:56
Mathieu Jaborska | 19 octobre 2019 - MAJ : 19/03/2021 10:56

Cinéaste prolixe, Sono Sion a sorti son nouveau film sur Netflix. Alors qu’il s’écartait de son propre style dans ses essais précédents, il semble que ce type de production l’ait motivé à finalement… faire du Sono SionThe Forest of Love est une œuvre qui attrape et digère la filmographie de son auteur. Tout est conçu pour en faire une introduction dure, mais efficace à un univers tentaculaire, qui va se transformer en spirale psychologique inattendue pour les novices, en chute volontaire pour les habitués. Pourquoi se priver ?

POT POURRI

Même si cette production Netflix mise sur la curiosité de ses abonnés, se plonger dans les (très) longs-métrages du metteur en scène demande toujours un investissement. L’exemple le plus célèbre est probablement Love Exposure et ses 4 heures de délires sentimentaux et sexuels, mais on pourrait citer le premier succès du bonhomme, Suicide Club, où le rythme du film s’engouffrait dans une suite de suicides collectifs inexpliqués. The Forest of Love ne fait pas exception. D'une durée de « seulement » deux heures et demie, il n’en demeure donc pas moins une expérience spéciale pour le spectateur. Une expérience où l’écriture ambiguë des personnages prend le pas sur la logique narrative communément admise.

Et à ce propos, le film semble condenser toutes les figures fortes de ce cinéma, qu’il s’agisse de thèmes, de personnalités ou même de concepts. On y croise les thématiques du suicide chez les jeunes ou du sadomasochisme, emberlificotées pèle mêle avec les cinéastes fous empruntés à Why don't you play in hell ou encore une dichotomie entre le pur et l’impur directement héritée de Guilty of romance. Plus que des sujets, ce sont des archétypes qui s’entrechoquent dans une structure globale, elle aussi, très inspirée des frasques passées du cinéaste, Cold Fish en tête. Paradoxalement, ce statut de super-compilation apparaît moins comme une démonstration que comme une forme d’introspection.

Par exemple, d’un point de vue visuel, le film est peut-être l’un des plus sobres du cinéaste. La mise en scène, progressivement instable, mise plutôt sur le détail. SI elle n'atteint jamais la folie des sommets de son œuvre, elle dégage tout de même une forte poésie. Usant de la surexposition comme d’un autre instrument de plongée dans l’étrange, elle ne fait pas tomber dans le ridicule une histoire finalement trouble dans sa sobriété. Encore une façon de mieux happer le spectateur dans un premier temps, pour mieux l’intégrer à une mécanique qui devient vite infernale.

 

photoLe personnage de Kyoko Hinami, peut-être moins fort qu'on ne le croit.

 

ÇA TOURNE MAL

Très vaguement inspiré d’une suite de meurtre survenue en 2002, le film va bien sûr très vite s'écarter de tout réalisme. Tout comme Cold FishThe Forest of Love se referme plus qu’il ne se déploie. Au début, on ne sait pas vraiment sur quel pied danser. On suit un mystérieux tueur, un trio de cinéastes enthousiastes, deux filles au passé flou dotées d’un rapport au sexe bien différent et enfin un escroc insatiable. Toutes ces personnalités, liées par des souvenirs, des personnages secondaires ou des tendances, ne font que se rencontrer et se regarder en chien de faïence pendant le premier acte.

Par la suite, elles vont presque s’annuler entre elles, au fur et à mesure que l’histoire se développe. Un protagoniste prend l’ascendant vers le milieu du film, et cela dans une logique qui n’appartient qu’au récit. Encore une fois, c’est la principale marque du style Sono Sion : la construction d’un univers qui ne tient plus qu'à la psychologie de ses personnages. Le piège en devient presque surnaturel. Mais il intervient si tard qu’il s’intègre naturellement à la narration.

En l'occurrence, ici, un protagoniste domine inexorablement les autres. La surréaliste séquence du concert, surinterprétant l’influence de ce monstre de charisme, est le premier exemple concret d’une descente aux enfers qui va de soi, et qui va surtout très loin. Car, oui, si vous attendiez une comédie romantique au camping de la forêt de Fontainebleau, vous allez être déçus.

 

photoLe personnage de Eri Kamataki dans la séquence du concert.

 

MALAISE DANS LA CIVILISATION

Les deux heures et demie de métrage se scindent donc très progressivement en deux parties. La première, étrange, mais plausible, jette sur la table les éléments d’une société malade que la seconde s’empresse de faire converger en un arc narratif bouffant tout le reste. Bien sûr, comme à son habitude, Sono Sion ne se contente pas de ça et en profite pour mettre à jour le malaise profond de la société japonaise. La formule en devient presque classique, mais force est de constater qu'elle marche. La domination de celui qui devient progressivement le personnage principal se justifie uniquement par les crispations d’un monde constamment le cul entre deux chaises ; entre des pulsions sexuelles ou mortifères fortes et l'omniprésence de dogmes sociaux qui les empêchent de s'extérioriser de façon saine.

En résulte une sorte de maladie visible à l’image, qui fait se précariser la logique du récit et la stabilité du cadre. Comme souvent, les rapports sexuels sado-masochistes canalisent ces rapports humains malsains. Le sexe devient un instrument social, et les personnages se définissent en fonction de lui. Ce n’est jamais un plaisir, et souvent une douleur. Le sexe est un moyen, pas un but. Il faut voir les femmes du film se répartir en deux camps : les vierges et les salopes. Évidemment comme on le sait tous, le désir humain est bien plus complexe, et c’est sur cette absence de nuance que se construit la domination.

 

photoUn tournage extrême

 

DEATH WISH

Ainsi, la forêt de l’amour version Sono Sion n’est autre que la forêt de la mort où le tueur achève ses victimes, sans que ça ne le touche vraiment. L'amour n'existe plus, et donc la mort non plus. Elle devient collatérale, littéralement refourguée au second plan par rapport aux jeux de pouvoir qui mènent l’intrigue. Même quand ils y sont directement confrontés, les personnages ne font que l’ignorer.

Le corps mort est rabaissé au rang d'objet destructible (oui, ça veut dire que c'est bien gore par moments). Le suicide, qui fait de très nombreuses occurrences, n’est plus qu’un instrument social comme un autre, au point qu’un père dont la fille s’est taillé les veines demande aux ambulances de baisser le son des sirènes, afin de ne pas déranger le quartier !

 

photoEncore un Sono Sion qui va déboussoler plus d'un spectateur

 

Et contrairement à Why don't you play in hell, où l’innocence persistait jusque dans la mort, The Forest of Love fait de ses protagonistes les plus attachants des brutes. Shinnosuke Mitsushima, par exemple, déjà vu dans l’excellente série The Naked Director, toujours sur Netflix, joue une nouvelle fois un loser reflétant la société japonaise dans ses pires aspects.

La descente aux enfers promise est une destruction graduelle de l’individualité au profit de systèmes impitoyables. Plus que misanthrope, l’univers déployé nie le sentiment humain au profit de la machine sociale. Le final, explosion d’une longue bombe à retardement annoncée par les tic-tac des intertitres, révèle les vrais gagnants de l'histoire. Ils sont peu nombreux. Les victimes, quant à elles, acceptent leur sort sans passion. Peut-être un peu trop explicative, cette séquence est volontairement vaine. C'est le fond du trou, ou plus rien n'a d'importance.

 

Affiche officielle

Résumé

The Forest of Love est un beau melting pot du style Sono Sion, qui ne surprendra pas plus que ça les habitués. Brutal et hypnotique, le film violente son spectateur dans une deuxième partie certes moins folle que les plus folles des œuvres du cinéastes, mais tout-de-même sacrément jusqu’au-boutiste.

Newsletter Ecranlarge
Recevez chaque jour les news, critiques et dossiers essentiels d'Écran Large.

Lecteurs

(0.0)

Votre note ?

commentaires
Maggotprayer
20/11/2020 à 14:04

Avec un an de retard :
- à mon avis, le son entendu pendant les intertitres n'est pas le tic tac d'une minuterie mais celui d'une boite à musique que l'on remonte
- la critique du cadre familial et de la société japonaise fait partie de chaque oeuvre de Sono Sion. Ce n'est pas une interprétation nombriliste mais un fait assumé par l'auteur (cf. le livre d'entretien "Sono Sion et l'exercice du chaos" par exmeple)

wesh
09/08/2020 à 01:00

je comprend pas la fin

FragBis
28/12/2019 à 05:34

Je ne suis que partiellement d'accord, voire peu d'accord avec l'analyse.
D'ailleurs, je trouve que cette analyse sur ce film, dans une mise en abîme critique, est assez révélatrice du nombrilisme de notre société française à nous et donc, il ne faut pas voir ce film comme une dénonciation de la société japonaise seule.
Le personnage de Jo Murata prend aussi son essence dans le personnage de Charles Manson, qui a été un profiteur et un meurtrier du mouvement hippie. De plus, l'aspect desaxé des protagonistes revêt les habits de l'Occidental (le punk façon Sex Pistols et Sid Vicious, c'est british, pas japonais). Je ne crois pas que le film dénonce plus la sévérité des parents japonais que la forme de libéralisation individualiste et nombriliste des adolescents en proie à leur envie de vivre l'excitation de la décadence... et que nous connaissons bien et dont on subit encore quelques frais. Ces ados-adultes, dans ce film, sont nihilistes et bien plus responsables qu'il n'y paraît. Il ne faut pas oublier (ou bien il faut savoir) que le Japon a aussi eu un mai 68 (peut-être même de plus grande ampleur que chez nous).
Et après tout, je ne suis pas sûr que ce film dénonce quoi que ce soit. Il a juste la force de nous présenter les choses crûment, avec sans doute, un certain plaisir à nous choquer. Un peu à la manière d'Akiyuki Nosaka dans "Les pornographes" (qui est aussi l'auteur du Tombeau des Lucioles).

BadTaste
19/10/2019 à 13:14

Excellente critique.
Je ne suis pas spécialiste de Sion, n'ayant vu que trois de ses films, Bad Film, Why don't you play in Hell ?, et Tokyo Tribe (et peut-être un quatrième, je ne sais plus), tous découverts à l'Étrange Festival en 2014 (environ), mais cet avis donne sacrément envie de non seulement découvrir ce film, et se pencher sur les films les plus connus du cinéaste.
Très envie de voir Love Exposure depuis des années, et je sais que c'est un peu nul comme raisons, mais la durée du film et le prix excessif du DVD (à l'époque) m'ont un peu refroidis.
Et je suis aussi passé à côté de Suicide Club, Cold Fish, Guilty of romance...

votre commentaire