Avant Daaaaaalí, avant Yannick, avant Mandibules, avant Rubber... il y avait Nonfilm, le premier presque film de Quentin Dupieux. Et tout était déjà là.
Fut un temps où Quentin Dupieux était Mr. Oizo, le musicien électro devenu ultra cool avec Flat Beat et sa bestiole jaune qui porte des baskets et passe des coups de fil. Désormais, c'est juste Quentin Dupieux, le réalisateur qui tourne plus vite que son ombre (huit films en dix ans tout de même), et attire à lui tous les grands noms du cinéma français.
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Après le faux départ de Steak, l'hallucinant film avec Eric et Ramzy qui s'est vautré en 2007, Quentin Dupieux s'est peu à peu imposé. Du pneu tueur de Rubber au trip Réalité avec Alain Chabat, de la garde à vue Au poste ! à la fashion week sanguinaire du Daim, il a créé son monde, et ses règles. Et ça marche, puisque ses plus gros succès sont ses films les plus récents : Incroyable mais vrai (317 000 entrées en 2022) et Yannick (445 000 entrées en 2023).
C'est pour ça qu'il est grand temps de remonter à son premier geste de petit punk au cinéma : Nonfilm, moyen-métrage de 47 minutes sorti en 2001, sous forme de vrai-faux making of complètement absurde, avec Kavinsky et Sébastien Tellier.
Dupieux pitchant un film à une boîte de prod
ceci n'est pas un film
C'est l'histoire d'un mec qui se réveille dans une voiture. Il ne sait pas ce qu'il fait là ni comment il y est arrivé. Quand il sort et déambule dans un décor désert sous le soleil, il constate qu'une équipe de tournage le filme. Il y a le rail de travelling, les techniciens et le réalisateur. Et apparemment, tout ça est là pour lui. À moins que non. Mais peut-être que si.
Lorsqu'il essaye de s'en aller, il se fait assommer par l'équipe qui le remet à sa place dans la voiture. On recommence. Un type, "le réalisateur", lui dit même ce qu'il doit dire, et il se retrouve avec "un scénario" où figure son nom. On serait donc dans une comédie sur les coulisses d'un tournage absurde, où l'équipe technique est montrée en train de filmer deux comédiens.
Sauf que... quand un des acteurs passe un coup de fil pour raconter le tournage, il est toujours filmé par la même équipe, qui lui demande de refaire une prise. On serait donc dans le faux making of d'un faux film ?
Ça fait cinq bonnes minutes que Nonfilm a commencé, et Quentin Dupieux a déjà brouillé toutes les pistes, jusqu'à cette scène où le réalisateur explique à l'acteur accidentel que "Là, on fait la séquence où tu comprends que t'es dans le film". Est-ce qu'on assiste en fait au tournage du Nonfilm lui-même ?
Au bout de presque 20 minutes (quasiment la moitié du Nonfilm, en tout cas en version courte), le titre apparaît à l'écran. Mais qu'est-ce qui se passe ? Meilleur moyen de savoir : voir le film, disponible en ligne via Quentin Dupieux sur Vimeo.
"J'aime pas les scènes de téléphone"
cauche-marre
Nonfilm ressemble à une blague, comme à peu près tous les films de Quentin Dupieux. Mais en réalité, tout a commencé à l'opposé du rire. En 2018, chez Libé, il disait : "Tous mes films sont construits comme des cauchemars". Et cette idée a toujours été là.
En 2015, du côté de Bande à part, il racontait : "Je fais un cauchemar récurrent. J’arrive sur un plateau avec une équipe formidable et prête à travailler. Tout est super, mais je ne sais pas quoi tourner. La peur de manquer d’idée." C'est de là que l'inspiration est venue pour ce moyen-métrage tourné en Espagne : "Sans m’en rendre compte, j’ai mis en scène mon cauchemar, peut-être pour l’affronter. Et je l’ai vraiment vécu, car certains jours on se levait et je disais à tout le monde : « Je suis désolé, je ne sais pas quoi tourner. Vous pouvez aller vous baigner ». Je passais la journée dans ma chambre d’hôtel à chercher une idée. Le film a été construit de plan en plan. Et je rêve toujours mon cauchemar."
Ce serait donc la version ultra-fauchée et méga-meta du délicieux Ça tourne à Manhattan de Tom DiCillo, qui suit les cauchemars d'un réalisateur et une actrice, imbibés de névroses la veille d'un tournage. Ici, tout ce qui peut mal tourner tourne mal, jusqu'à créer un vertige de l'absurde et du grotesque. Si tout est grave, alors plus rien ne l'est.
Le réalisateur ne sait pas ce qu'il veut, l'acteur ne sait pas ce qu'il fait là, et l'équipe ne sait pas ce qui doit être filmé. Quand le comédien doit utiliser une arme pour une scène, il tire accidentellement sur la moitié de l'équipe, l'ingé son se fait un garrot avec son matos et la régisseuse marche entre les corps pour distribuer du café. Plus loin, un acteur doit s'étouffer avec sa propre main, parce que pourquoi pas.
Et à la fin, tout le monde abandonne ce réalisateur incapable. Seul dans le désert, il marche en criant, "Est-ce que ça tourne ? Est-ce que ça filme ? Est-ce qu'il y aurait un film...?", face au vide.
"UN CAPRICE d'enfant gâté"
Évidemment, Nonfilm ressemblera à une torture pour toute personne qui s'attend à un... film. C'est moins un exercice de style que de non-style, avec une image, des cadrages et des mouvements plus ou moins chaotiques, un minuscule fil conducteur, et à peu près aucun souci de tenir le public.
Voir Nonfilm, c'est pas mal. Se demander pourquoi il existe et ce qu'il représente, c'est mieux. Quentin Dupieux assume cette posture de sale gosse, surtout avec le recul et le succès depuis. Il racontait à Chaos Reigns en 2018 :
"Nonfilm est né d'un caprice d'enfant gâté. À l'époque, j'avais gagné beaucoup de fric avec la musique. J'avais des millions sur mon compte et c'était l'angoisse. Donc l'idée de faire un film était un moyen drôle de dépenser l'argent. Ça donnait une comédie plutôt marrante avec un mode de narration et une manière de filmer totalement hideuses, grâce à une caméra 16mm qui pèse le poids d'un caméscope. On tournait les scènes dans l'ordre chronologique et plus je filmais, plus ça donnait n'importe quoi. Ça s'appelait Nonfilm donc je ne voulais pas que ça ressemble à un film. Pas de montage, pas de musique, pas de son ajouté en post-prod".
Il ajoutait aussi : "Le résultat ne correspondait à aucun critère cinématographique. Un producteur ami a trouvé la démarche géniale et l'a vendu". Comme quoi, la vie est simple. Quand on a un million sur son compte et quelques copains.
l'apéro avant le steak
Le plus amusant avec Nonfilm, c'est l'étincelle précoce qu'il représente dans la filmographie du cinéaste. Après ce moyen-métrage-trip sorti en 2001, il a enchaîné avec son "blockbuster" : Steak, la comédie initiée par Eric et Ramzy, alors en quête d'un projet original. Le budget de 5-6 millions d'euros a été validé sur la simple présence du duo superstar, et personne ne s'est véritablement soucié du résultat... jusqu'à la sortie.
Dupieux expliquait à Cinemateaser : "Si on replace les choses dans le bon contexte, j’ai simplement travaillé avec d’excellents comédiens dans l’optique de faire un petit film, avec un univers particulier. Le problème c’est qu’après ça, il y a des distributeurs qui transforment votre film en « grosse comédie populaire », soit le contraire de la manière dont on avait travaillé."
Steak a été distribué sur 400 copies à l’époque. C’était monstrueux ! Vous imaginez 400 copies pour un film d’art et d’essai ? Aujourd’hui, mes films sortent sur une combinaison qui va de 50 à 100 copies, ce qui me semble normal. Mais à l’époque, StudioCanal a déliré et on en a fait les frais. Ce n’était pas le film qu’on avait vendu aux gens. Mais moi, je n’avais rien promis à personne !"
Steak avait tout d'un braquage par l'absurde, ce qui s'est confirmé avec son bide en salles : 290 000 entrées en France, loin des scores attendus pour Eric et Ramzy, comme La Tour Montparnasse infernale (2 millions), Double zéro (1,8 million), ou Les Dalton (1,9 million).
Dupieux l'a dit par la suite : Rubber aurait dû être son premier film. Cette histoire de pneu tueur aux pouvoirs psychokinétiques, avec un film à l'intérieur du film (et son propre public qui joue un rôle à l'écran) contenait tout l'ADN de son cinéma : l'absurde, le méta, le mauvais goût et le non-sens.
Collé juste après Nonfilm, Rubber aurait été la continuation logique, saine et naturelle, qui emmenait Quentin Dupieux vers Wrong, puis Wrong Cops, puis Réalité, puis Au poste !, tout ça jusqu'à Daaaaaali! en 2024. Un peu grâce ou à cause du désastre Steak, Nonfilm a donc été mis de côté et oublié. Mais au fond, c'est pas plus mal pour cette énorme petite blague devenue un petit objet de culte, et qui sert de note d'intention ou plutôt d'avertissement parfait pour tout ce que le monsieur fera par la suite.
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Un Non-Film de la part d’un non-réalisateur qui annonce le destin d’une non-filmographie. Effectivement, tout est cohérent.