Critique : Vivre dans la peur

Jean-Noël Nicolau | 3 novembre 2006
Jean-Noël Nicolau | 3 novembre 2006

Etrangement emporté par la vague de films dédiés au danger atomique qui triomphait au début des années 50 et qui nous donna des chefs-d'œuvre du niveau du Jour où la Terre s'arrêta ou du premier Godzilla, Akira Kurosawa signait avec Vivre dans la peur un récit résolument atypique. En effet, la dénonciation du nucléaire apparaît dès les premières minutes de métrage comme un simple prétexte pour réaliser une nouvelle chronique familiale dans la plus pure tradition du cinéma japonais réaliste. Le cœur de Vivre dans la peur se situe dans la remise en question de l'autorité d'un patriarche essayant de sauver sa famille (maîtresses et enfants adultérins compris) d'une possible guerre atomique. En voulant abandonner tous ses biens, et en particulier l'usine qu'il a créé, Kiichi Nakajima met avant tout en péril l'équilibre précaire de sa demeure et voit tout son entourage (ou presque) se retourner contre lui et lui intenter un procès pour le placer sous tutelle. Sombrant de plus en plus dans la paranoïa, voyant toutes ses tentatives échouer, Kiichi s'effondre dans la folie. Son geste final, terrible et dérisoire, n'est pas sans anticiper la conclusion du Sacrifice de Tarkovski.

Longtemps inédit en France, Vivre dans la peur est malheureusement loin de rendre totalement justice à son sujet. Visiblement, Kurosawa n'est pas entièrement convaincu par le propos qu'il est censé défendre. On le constate sur plusieurs points qui manquent de faire chavirer le film vers les abysses des œuvres ratées. Premier aspect discutable, faire jouer le rôle d'un vieillard par Toshiro Mifune, 35 ans à l'époque du tournage. Grimé à outrance, dissimulé derrière d'improbables lunettes, l'acteur de génie, livré à lui-même, grimace, peste et gesticule comme rarement. A aucun moment on ne croit à un vestige de raison chez cet être dévoré par la nervosité et les égarements. Et lorsque le médecin-chef de l'hôpital psychiatrique entonne l'inévitable tirade sur l'air du « Est-ce lui le fou ou est-ce nous ? », avant que la caméra de Kurosawa ne s'attarde dans une séquence démontrant les délires de Kiichi, on se retrouve devant une contradiction évidente. Le propos général semble moins nuancé que trouble, hésitant entre un récit des effets de la peur sur l'homme, une diatribe anti-atomique ou un très classique drame familial.

Ce sont les tensions entre les enfants et leur père qui composent l'essentiel de Vivre dans la peur. L'intervention de juges sensés départager les deux parties renforce ce thème. Que faut-il faire face à la folie d'un membre de sa famille ? Cette question suffit à faire resurgir tous les squelettes longtemps gardés dans les placards. Une séquence, sobre et très belle, montre l'une des filles légitimes en train de faire découvrir l'album de photos de la maison à une fille illégitime. On se demande alors si la déraison de Kiichi n'est pas plutôt causée par son incapacité à assumer l'existence dissolue qu'il a vécue et par sa volonté de réunir et réconcilier tout le monde sous un même toit, de préférence au Brésil, là où tout peut recommencer à zéro. C'est sous cet angle de lecture que Vivre dans la peur est le plus intéressant. Malheureusement le film est aussi un peu long, s'attardant sur des scènes légèrement superflues qui soulignent les hésitations du cinéaste face à la tonalité qu'il souhaite aborder. A découvrir aujourd'hui, cette œuvre méconnue demeure une curiosité, très intrigante, dont les excès, les faiblesses mais aussi les instants de grâce en font un document à voir pour les fans de l'auteur, mais les néophytes préfèreront sans doute les 7 Samouraïs ou le Château de l'araignée…

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