Critique : Le Troisième homme

Erwan Desbois | 9 juin 2006
Erwan Desbois | 9 juin 2006

Mais qui a tué Harry ? C'est cette question qui obsède le romancier américain Holly Martins (Joseph Cotten), fraîchement débarqué à Vienne sur invitation de son meilleur ami Harry Lime et qui n'a trouvé à son arrivée que le cercueil de ce dernier, soi-disant mort renversé par un camion. Devant l'absence de collaboration des officiers militaires anglais chargés de l'affaire, la séduction troublante d'Anna, actrice et ex-protégée de Lime, et l'attitude pour le moins énigmatique des témoins de l'accident (qui, par une étrange coïncidence, s'avèrent tous être des proches du mort), Martins se décide à mener sa propre enquête sans en mesurer les conséquences.

 


Forces de l'ordre incompétentes, femme fatale, personnages secondaires inquiétants, ambiance pesante ; tout est en place pour donner au spectateur l'impression d'être en terrain connu dans les sentiers balisés du film noir. Le réalisateur Carol Reed joue avec brio de ces codes, qu'il amplifie par une mise en scène inquiétante faite de clair-obscurs angoissants, d'ombres projetées gigantesques et de cadrages désaxés pour transformer peu à peu l'enquête du naïf Martins en un terrifiant cauchemar éveillé. Le piège qui se referme sur le détective improvisé atteint son paroxysme au cours de deux scènes hallucinatoires : sa dénonciation en tant que meurtrier d'un témoin gênant par un enfant viennois qui le poursuit de ses cris aigus à travers les rues de la ville, et une course folle en voiture intercalée avec toute une succession des gros plans sur les visages décharnés des nombreux sans-abris croisés sur le trajet.

 


Cette dernière séquence fait apparaître en filigrane le sous-texte du Troisième homme, qui envahit le film dans sa dernière partie pour en faire bien plus qu'un simple film noir – et qui explique pourquoi ce long-métrage résiste à l'usure du temps et des revisionnages alors même que l'on connaît le scénario et son célèbre retournement de situation par cœoeur. À mille lieues du simple divertissement policier, Le troisième homme est un film éminemment politique, un témoignage acerbe et cru sur l'état de l'Europe au sortir de la Seconde Guerre Mondiale et sur la Guerre Froide naissante. Prenant exemple sur le néo-réalisme italien, Carol Reed est allé tourner au cœoeur des ruines de Vienne, ville cousine du Berlin où Roberto Rossellini a tourné Allemagne, année zéro un an plus tôt. Comme la capitale allemande, Vienne est devenue un mélange hétéroclite de grands immeubles baroques et de gravats divisé en quatre zones d'occupation réparties entre les américains, les anglais, les français et les russes.

 


Partage entre vainqueurs qui se fait au détriment de la population, dont la misère devient le terreau idéal pour les trafics en tous genres et à tous les niveaux. Tout peut s'acheter dans ce monde dévasté, même – et surtout – la vie des gens. Celle d'Anna, de nationalité tchèque dont les faux-papiers anglais peuvent être dénoncés ou non aux russes selon qu'elle et Martins coopèrent à la capture d'Harry Lime ; celles des enfants victimes du trafic de pénicilline frelatée mortelle (et vendue à prix d'or en raison des pénuries) monté par ce dernier. Harry Lime n'est pas seulement le « troisième homme » à avoir porté le cadavre au cours de son vrai-faux accident ; il représente également la troisième puissance de la Guerre Froide, celle amorale et sans remords qui joue sur l'opposition entre les deux blocs de l'Ouest et de l'Est pour faire fortune. Rien n'a finalement changé malgré la fin de la guerre, semblent nous dire Reed et le romancier Graham Greene (auteur du scénario) via ce personnage et la tirade terrifiante qu'il tient à Martins pour se justifier : les êtres humains restent des « petits points » sacrifiables à l'envi par les puissants au nom d'idéologies ou du profit.

 


La fascination exercée sur le spectateur par l'incarnation du mal qu'est Lime tient pour beaucoup à l'interprétation du caméléon Orson Welles, plus charmeur que jamais dans ce film de par sa nonchalance, son regard pénétrant et son petit sourire en coin qui contrastent violemment avec l'horreur de ses paroles et de ses actes. Sa performance est tellement marquante que Welles/Lime, malgré un temps de présence à l'écran très limité (dix minutes tout au plus), vole la vedette au reste du casting, bien aidé il est vrai par la mise en scène de Reed qui fait tout pour rendre le personnage mythique et insaisissable – donc d'autant plus désirable. La première apparition de Lime (après plus d'une heure de film), qui se tient dans l'ombre du porche d'un immeuble et dont le visage est soudainement éclairé par la lumière provenant d'une fenêtre, fait ainsi partie des moments cultes de l'histoire du cinéma.

 


Par son regard distancié et amoral sur sa combine mortelle, Harry Lime s'intègre parfaitement dans le ton général du Troisième homme, qui traite d'un sujet grave avec un humour féroce typiquement anglais. Du commentaire dit en ouverture par Reed lui-même sur Vienne, ville « légèrement dévastée », au faux happy-end cinglant, Reed et Greene ne démordent pas d'une vision particulièrement ironique de l'après-guerre et de la nouvelle distribution des rôles entre les pays. Les anglais portent un regard impassible et désintéressé sur le monde qui les entoure, les américains sont simplets et se croient encore au temps des westerns manichéens, et les français sont carrément absents, tout cela laissant aux russes les mains libres pour imposer leur loi sur la ville. Cette description amère (qui, a posteriori, s'avère d'une grande pertinence) n'alourdit jamais le récit et laisse toujours au premier plan les personnages et leurs péripéties ; de plus, elle confère au Troisième homme un second degré de lecture passionnant, qui en fait un film incontournable.

 

Résumé

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