She Said : critique qui brise l'omerta Weinstein

Alexandre Janowiak | 23 novembre 2022 - MAJ : 24/11/2022 12:50
Alexandre Janowiak | 23 novembre 2022 - MAJ : 24/11/2022 12:50

Difficile d'imaginer Hollywood raconter avec recul et puissance l'affaire ayant engendré sa propre mutation et celle du monde : les révélations d'agressions et d'abus sexuels du producteur Harvey Weinstein en 2017. Pourtant, dès 2018, les droits du livre She Said, écrit par les deux journalistes du New York Times derrière l'enquête, Jodi Kantor et Megan Twohey, sont acquis par Annapurna Pictures et Plan B, puis Universal lance une adaptation en 2021. Heureusement, le studio a eu la bonne idée de s'offrir les services de la réalisatrice allemande Maria Schrader et de la scénariste britannique Rebecca Lenkiewicz pour poser un regard neuf sur l'industrie. Une réussite bien aidée par le duo Zoe Kazan-Carey Mulligan.

we need to talk about harvey

Dans She Said, lors d'une conférence de rédaction, la rédactrice en cheffe du New York Times, Rebecca Corbett (Patricia Clarkson), se pose une question : "Pourquoi le harcèlement sexuel est-il si répandu et si peu traité ?". À ce moment-là du film, Donald Trump vient d'être élu président des États-Unis, malgré plusieurs papiers de ce même New York Times sur ses méconduites sexuelles régulières avec les femmes. Comme si le pouvoir journalistique, le "quatrième pouvoir" qui avait permis d'ouvrir tant de conscience collective, se prenait un sacré revers de médaille face au pouvoir politique, bien des années après l'affaire Watergate et tant d'autres.

C'est ainsi que Jodi Kantor (Zoe Kazan) commence à enquêter sur les violences faites aux femmes et se dirige notamment rapidement sur le système hollywoodien. Un terrain dense et dangereux sur lequel elle va investiguer avec l'aide de sa collègue Megan Twohey (Carey Mulligan) dans l'espoir de faire tomber l'affreux Harvey Weinstein dont les agissements semblent alors connus de toute l'industrie du cinéma américain, et pourtant passés sous silence.

 

She Said : Photo Carey Mulligan, Zoe Kazan, Patricia ClarksonUne enquête palpitante...

 

Si She Said reste dans la lignée de ses illustres aînés type Les Hommes du président d'Alan Pakula, le film est sûrement un de ceux capturant le mieux le métier de journaliste avec son ampleur romanesque et sa finesse narrative. Car sur le papier, difficile de passionner un spectateur avec de longues scènes de dialogues, d'innombrables conversations téléphoniques, des recherches qui n'aboutissent pas, des réécritures d'articles... Et pourtant, She Said parvient à captiver, grâce à un rythme très soutenu (le super montage de Hansjörg Weißbrich, la musique de Nicholas Britell) et à son enquête longue, exténuante, coûteuse et rigoureuse.

Elle demande un investissement permanent, oblige à des périples au bout du monde, mène parfois à des portes qui refuseront de s'ouvrir, saisit des branches inattendues... Bref, rien ne tombe tout cru dans la besace de nos deux journalistes – contrairement à ce que pouvait laisser imaginer Spotlight par exemple –, le métier en ressortant grandi, prouvant la détermination, ténacité, qu'il sollicite. Mais si She Said est aussi prenant et évocateur, c'est probablement parce que Maria Schrader n'y raconte pas seulement une longue investigation, mais un récit passionnant sur les femmes et leur condition (le film évoque la dépression post-partum au milieu de la maternité, du viol, du sexisme ordinaire...).

 

She Said : photo... jusqu'aux derniers instants

 

être une femme

She Said s'ouvre quasiment sur plusieurs plans de femmes marchant dans les rues de New York, dont Megan et Jodi. Et c'est là que se trouve peut-être la clé : Megan et Jodi sont des femmes comme les autres, même si elles seront au coeur du démantèlement d'Hollywood et finalement du mouvement MeToo ayant ouvert la parole des femmes dans le monde. Si elles sont des journalistes émérites, elles sont également des mères, des épouses et jamais elles n'auront le luxe de choisir, devant composer avec toutes les strates de leur vie professionnelle et personnelle

Ainsi, alors que l'enquête occupe pleinement leurs esprits (en journée, en pleine nuit, en week-end, au parc...), elles sont obligées d'exploiter chaque seconde d'un faux-répit pour s'occuper du reste, mangeant une pomme entre deux couloirs, rangeant les jouets des gosses entre deux coups de fil, prolongeant leur discussion pro à la machine à café, skypant leur fille après une longue journée à l'autre bout du monde pour accomplir leur rôle de mère ou tentant de réconforter leur mari en rentrant à la maison. Toujours en mouvement, Megan et Jodi n'ont jamais vraiment le temps de se poser, et précisément, rarement le quotidien d'une femme n'aura été filmé avec autant d'intelligence et de subtilité.

 

She Said : Photo Patricia Clarkson, Carey Mulligan, Zoe KazanAucun répit

 

Une plongée dans l'intime, indissociable du reste, que She Said transforme en véritable ressort émotionnel de l'intrigue (en plus des témoignages des victimes bien sûr). Les spectateurs y découvrent la vraie valeur de leur engagement pour faire éclater la vérité. Megan et Jodi sont des femmes aimées par leur mari, entourées par leur famille, respectées par leur supérieur hiérarchique, soit tout le contraire de ce qu'elles tentent de dénoncer, de mettre en lumière : l'isolement, la misogynie et la subordination subis par les victimes. 

À ce titre, les interprétations de Zoé Kazan et Carey Mulligan sont d'une force discrète impressionnante. Devant faire avec le minimalisme inévitable de leur rôle, reposant quasi-exclusivement sur des regards, des gestes, de longs échanges et une forme de banalité quotidienne difficile à personnifier, elles réussissent à créer de l'émotion, de la délicatesse, de la complexité, sans jamais éclipser la vraie douleur et l'incroyable courage des victimes de Weinstein.

 

She Said : Photo Zoe Kazan, Carey MulliganUn duo du tonnerre

 

no more silent voice

Par clairvoyance et pudeur, Maria Schrader ne met en effet jamais en avant sa caméra et refuse toute forme de sensationnalisme pour mieux laisser vivre les personnages d'eux-mêmes, laisser leurs témoignages infuser les esprits via leur simple puissance (dans un style quasi-documentaire par instant). La scène d'interview avec une des victimes, Zelda Perkins (excellente Samantha Morton), est sûrement la plus frappante. Elle repose pourtant sur un modeste échange en champ-contrechamp de neuf minutes, où Zelda se confie sur ce qu'elle a vécu lors d'une nuit londonienne, il y a près de vingt ans, à Jodi Kantor.

Le dispositif a beau être d'une sobriété manifeste, Maria Schrader extrait de cette concision une profondeur singulière, une plénitude étonnante. La scène en devient bouleversante dans sa manière de filmer cette sororité naturelle et tangible, où une autre femme en écoute une autre, simplement. 

 

She Said : Photo Samantha Morton, Zoe KazanUn uppercut

 

Cependant, She Said a un message encore plus universel. Une requête limpide et pourtant pas toujours évidente aux yeux du monde : le combat mené par Megan et Jodi est l'affaire de toutes et tous, même de celles et ceux qui ne le subissent pas. Évidemment, lorsque les paroles de grands noms de ce monde se libèrent (Ashley Judd a été l'un des symboles de cette révélation et joue son propre rôle ici avec une résilience poignante), les choses avancent, gagnent du poids, mais cela ne suffit pas toujours.

Ce n'est pas anodin si, alors que l'enquête stagne, elle reprend un peu d'élan lorsqu'un homme accepte enfin de parler, de donner des informations clés sur l'affaire (les manipulations, les accords financiers, les menaces...) et de ne plus sombrer dans le silence. La libération de la parole sur le sexisme profond de la société (et ici du studio Miramax mené par les Weinstein) n'est pas uniquement l'affaire des victimes ou des femmes, mais bien aussi celle des hommes. Car il s'agit d'exploser un système qui protège les agresseurs comme l'affirme Zelda Perkins (et pas uniquement de rendre justice à leurs victimes) pour espérer ne plus jamais revenir en arrière et redonner une voix à celle qui ont dû se taire malgré elles.

 

She Said : affiche

Résumé

En plus d'être un brillant film sur le journalisme d'investigation, She Said immortalise comme rarement le courage quotidien des femmes et la résilience des victimes. Un grand film.

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commentaires
Eusebio
06/12/2022 à 17:14

Peu importe la teneur "sujet sensible" du film (il n'y a qu'à voir les précédents commentaires pour s'en rendre compte), ce film est bouleversant de justesse. Rares sont ces films qui montrent un quotidien avec autant de simplicité et d'efficacité, et qui ont une direction d'acteur (d'actrice) aussi fine. Tous les personnages - tous-les-personnages - sont d'une justesse incroyable. Aucun mélo, aucun surjeu, rien qui dépasse. C'est magnifique de fragilité et d'efficacité.

sylvinception
24/11/2022 à 15:09

"rien ne tombe tout cru dans la besace de nos deux journalistes – contrairement à ce que pouvait laisser imaginer Spotlight par exemple"

J'aime beaucoup Spotlight, cette remarque de Mr Riaux a donc le don de m'agacer.... en même temps, y-a-t-il seulement un mot prononcé par Mr Riaux qui ne m'agace pas ?

beyond
24/11/2022 à 10:43

Dans son incommensurable hypocrisie, Hollywood produit un film pour se donner bonne conscience en dénonçant le comportement répugnant d'un producteur après sa déchéance, alors que du temps où ce dernier était tout-puissant, tout le monde savait et que personne ne disait rien.

Cinégood
24/11/2022 à 09:30

@Robindesbois et Mysterek

Parce que soutenir une cause c'est aussi agir.
Je m'explique. Si les films qui parlent de ces combats ne font pas d'entrées, Hollywwod n'en fera plus.
C'est un peu comme le souligne avec justesse l'excellent l'humoriste Bill Burr : les féministes aimeraient que les femmes soient aussi bien payées que les hommes dans le sport. Mais ces mêmes fémiistes ne regardent pas le sport féminin, ne va pas aux matchs. Du coup, ces sports rapportent moins et les athlètes sont, de fait, moins bien payées.
A un moment, c'est bien de s'offenser, mais que font VRAIMENT les gens ?
On peut avoir le même débat sur la Coupe du Monde au Qatar et le fameux boycott (bidon) pour se donner bonne conscience.

MystereK
23/11/2022 à 19:44

CINEGOOD déjà faut qu'elles soient amatrices de cinéma pour aller voir ce film. Ce n'est pas parce qu'un film parle d'un certain sujet que ceux qui aime ce sujet se précipitent en salle.

RobinDesBois
23/11/2022 à 15:28

@Cinégood en quoi aller voir une production Hollywoodienne soutiendrait "vraiment" une cause ? Les recettes sont reversées à des associations ?

Et puis peut-être que les femmes ne se sentent tout simplement pas concernées par les problèmes des actrices à Hollywood et qu'elles se sont lassées de cette d'affaire qui a captivé l'attention des médias et des réseaux sociaux avant tout par son aspect sensationnaliste qui a fini par s'émousser.

Cinégood
23/11/2022 à 14:56

@Kyle Reese

Ce qui est surtout déprimant, c'est que les femmes (et les féministes de tous bords) devraient se ruer dans les salles pour un film traitant de ce sujet, mais non. Comme quoi, entre s'offenseer, mettre un #metoo sur les réseaux et soutenir vraiment une cause il y a une grande différence. C'est l'image contre les actes.
C'est regrettable et j'irai voir ce film ne serait-ce parce qu'il a l'air d'être un thriller rondement mené en plus d'être à projeter dans les lycées.

Franken
23/11/2022 à 14:53

Je serais déjà convaincu par cette promesse d’une évocation réussie du journalisme d’investigation. C’est que ça devient de la denrée rare.
Mais en plus, je trouve le casting particulièrement judicieux.
Puis j’aime bien l’affiche.

Et si en plus, le reste a du sens...

paido Ring Island and Babylone Whore
23/11/2022 à 13:21

Weinstein, Epstein, la petite Ghislaine Maxwell, le Moss ad héhé,,,les têtes couronnées, les pdg, lHollywood, le Vatican etc,,,
the Rabbit Hole, mais bien sûr , ce film oportunist surfe sur l'ecume, en ne montrant jamais les horribles choses en dessous, choses qu'a effleurer Kubrick dans Eyes Wide Shut

Kyle Reese
23/11/2022 à 12:06

"Harvey Weinstein se réjouit du faible box-office américain du film «She Said»"

Titre d'un article de Vanity Fair qui vient d'être publié.

Il risque de croupir le reste de sa vie en prison mais aurait mérité aussi " One punch in his motherfucker hugly pig face and another one in his balls" par chacune des femmes qu'il a agressé.

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