Urgences : pourquoi la série de Crichton et Spielberg a révolutionné la TV
En 1994, la télévision était encore considérée comme inférieure au cinéma et ne jouissait pas du même prestige artistique qu'aujourd'hui. Et puis, est arrivée Urgences.
Elle aura bientôt trente ans et n'a pourtant quasiment pas pris une ride : Urgences est un monument de l'histoire de la série télé dont les épigones de plus ou moins bonne qualité ne font que renforcer le prestige. Pour justifier cette affirmation de prime abord un brin péremptoire, on pourrait se contenter d'évoquer l'impressionnante longévité de la série : 15 saisons en quinze ans, pour un total de 331 épisodes.
On pourrait également (et surtout) parler de ses scores d'audiences hors du commun : deuxième émission la plus regardée aux US à ses débuts derrière Seinfeld, reine de la télé en 1995, 1996 - avec en prime cette année un record d'audience avec 45% pour l'épisode 7 de la saison 2 - et 1998 et globalement toujours dans le peloton de tête jusqu'en 2005.
Pourtant, cette gigantesque popularité n'explique pas à elle seule pourquoi Urgences est devenu un tel phare dans le paysage culturel global, ni pourquoi elle fait encore office de référence presque trente ans après. Pour cela, il faut en revenir au show lui-même, né bien plus tôt qu'on ne le pense dans l'esprit du pas encore écrivain Michael Crichton.
1 point pour George Clooney qui regarde la caméra
LA FIÈVRE DU JEUDI SOIR
C'est en 1974 que germe dans son cerveau l'idée d'un scénario basé sur un service d'urgences surchargé, et pour cause : il est lui-même interne en médecine dans un hôpital surchargé. L'idée n'aboutit pas. Cependant, elle sort du placard après l'immense succès de Jurassic Park, adapté de son roman éponyme. Ayant l'oreille attentive de Steven Spielberg, il lui soumet son scénario, mais le réalisateur a l'idée d'enfiler sa casquette de producteur et d'en faire un double pilote de série télé pour la chaîne NBC.
Cette dernière est frileuse cependant : elle sort de la série St. Elsewhere (où l'on peut voir un Denzel Washington débutant), drame hospitalier apprécié pour son écriture et son réalisme, mais n'ayant pas réussi à toucher les grandes masses malgré des scores corrects. Logiquement, elle hésite donc quand on lui propose un drame hospitalier mettant à l'oeuvre son sens du réalisme et son écriture.
Encouragée par une projection test extrêmement positive et la présence de Spielberg, elle commande tout de même six épisodes... mais envoie le pilote au casse-pipe, le programmant un lundi soir face à un match de football américain. Et pourtant, comme le raconte Warren Littlefield, le directeur créatif de NBC à l'époque :
Le Dr Carter, figure de proue de la série
"Le pilote d'Urgences est allé se frotter à un match de foot américain du lundi soir diffusé par ABC, mais a étonnamment très bien marché. On l'a alors déplacée à la case du jeudi soir, et là ça s'est envolé tout seul."
Emportés par la modernité d'Urgences et son sens du spectacle, les autres soap-opera médicaux des chaînes concurrentes sont balayés (Chicago Hope, quelqu'un ?). Car c'est bien cela qui agrippe immédiatement les téléspectateurs et qui fait tout le sel de la série : plutôt que de s'appesantir trop sur les personnages, Urgences met l'accent sur l'action, le rythme, et renverse complètement la structure du genre médical, très centrée sur les individus, la relation patient-médecin et le pathos textuel - de Young Dr. Kildare à... Dr House.
Ici, le patient peut-être dégagé en cinq minutes, voire moins. La star de la série n'est pas son personnage central, c'est la série elle-même, son concept, sa salle d'opération et ses litres de sang et de sueur versés.
Mmh oui c'est du sang Dr Benton
TRAUMA-VISION
Un critique de l'époque affirme : "Urgences, c'est comme M.A.S.H., mais avec beaucoup moins d'hélicoptères et zéro rire. Il n'y a que du trauma". Le style visuel d'Urgences est en effet le plus gros élément de rupture de la série avec la concurrence. Dès les quatre premières minutes de l'épisode pilote, un bâtiment s'écroule dans la ville de Chicago et les patients s'empilent dans la salle d'attente. Rivée aux mouvements des brancards et des médecins allant d'un patient à l'autre, la caméra filme de somptueuses longues prises chorégraphiées, marque de fabrique de Spielberg, et inonde le téléspectateur de la même adrénaline qui inonde probablement au centuple les pauvres médecins débordés, provoquant un addictif sentiment... d'urgence.
La couleur est annoncée : pour rattraper la réalité et provoquer l'immersion, Urgences sera constamment en mouvement... et donc un pur festin visuel. En ce sens, il n'est pas exagéré de dire qu'Urgences est une des premières séries à avoir des prétentions cinématographiques (avec Deux flics à Miami peut-être ?). La steadicam, par exemple, quasiment absente de l'univers de la télé, devient un élément évidemment obligatoire pour une série aussi rapide, fluide et riche en plans-séquences. Pas étonnant qu'entre autres invités prestigieux, Quentin Tarantino ait accepté de réaliser un épisode de la saison 1. Et encore, cette ambition ne fera que grandir jusqu'à atteindre la démesure lors de la saison 4.
En 1997, le premier épisode de cette saison 4 est en effet un pari à très haut risque, puisqu'il est tourné et diffusé en direct, avec un dispositif de 18 caméras. L'équipe de tournage réelle de NBC y joue une équipe technique de documentaire intégrée au scénario (on parlait de modernité de la série, hello The Office et consorts), et les acteurs du casting ont du jouer sans interruption et sans avoir le droit à l'erreur pendant plus de quarante minutes en intégrant des mouvements d'appareils extrêmement sophistiqués. Et pour toujours plus de défi, le direct a été joué pour la côte Est et pour la côte Ouest : deux fois en quelques heures à peine. Respect total, et on recommande très chaudement aux cinéphiles de voir les deux dos à dos.
Si l'image de chirurgiens agités, avec les mains plongées dans les tripes d'un malheureux sur le billard et se hurlant des termes médicaux incompréhensibles, capturée par une caméra tourbillonnante, vient immédiatement en tête lorsque l'on pense à Urgences, il faut également souligner le goût de la série lors de moments plus posés. Elle a osé varier les échelles de plans et s'est même autorisée de nombreux effets de style élégants. Les derniers jours du Dr Greene (Anthony Edwards) à Hawaï proposent par exemple de nombreuses images étonnamment contemplatives et apaisées. Urgences ne se prive d'aucun moyen artistique à sa disposition, la série rivalise d'ingéniosité pour capter le téléspectateur et accompagner la pulsation effrénée du récit, mais qu'en est-il de ce dernier ?
Dr Greene, l'incarnation du dilemme
NFS, CHIMI, IONO, GAZ DU SANG, EN AVANT LES HISTOIRES
De toutes évidences, Urgences ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui si elle n'avait pas su se doter d'un univers propre et de personnages un minimum intéressant. S’il faut bien dire qu'à la revoyure, ces derniers paraissent dans leur ensemble assez archétypaux (la tête brûlée, la timide, le calme, le dépressif, le cynique attachant, le cynique ordurier, etc.), cette faiblesse est très largement compensée par le charisme constant du casting, bien que ne retrouvant jamais la flamboyance des débuts (en même temps quand on commence avec des Eriq La Salle, Goran Visnjic, Julianna Margulies et George Clooney...) et la qualité des dialogues, les premiers à intégrer du jargon médical.
Mais, toujours en avance sur son temps, Urgences brille surtout côté narration grâce aux nombreuses thématiques qu'elle aborde. L'hôpital est un carrefour social et, puisque c'est l'usage de le dire maintenant, en première ligne dès qu'il s'agit de payer les erreurs du système. Urgences ausculte autant les corps des patients que les tensions du corps social, même si, évidemment, à travers l'euthanasie, le SIDA, ou encore les infrastructures publiques qui périclitent, la protection sociale et la pauvreté restent le point névralgique de la série (et c'est peut-être le vrai traumatisme du revisionnage de la série a posteriori : force est de constater que rien n'a vraiment changé).
Attention, une romance en short !
Urgences va même jusqu'à évoquer des thèmes moins strictement médicaux et plus individuels et intimes, comme l'homosexualité, l'homoparentalité, le suicide... notamment à travers ses personnages. Et c'est sans doute ici que la puissance de la série trouve sa limite. Si les drames personnels sont emportés par l'ouragan des urgences en elles-mêmes, le soap-opéra médical semble indécrottable.
Urgences ne peut s'empêcher de verser un peu dans les défauts typiques du genre, à savoir la surabondance de romances théâtrales d'une part et d'autre part quelques péripéties certes spectaculaires, entre explosions d'ambulances fatales, patients schizophrènes violents, effondrements, incendies, anthrax et épidémie de virus dangereux (sans commentaire), mais aux implications parfois tirées par les cheveux. Et ce, même si en général elles sont mieux écrites et plus sobres que d'autres, comme Grey's Anatomy et ses terroristes transformés en bombes humaines ou ses crashs d'avion.
Un défaut qui reste cependant largement à la marge d'Urgences, et qui reste compréhensible dans la mesure où il faut bien créer de l'implication et du danger. Du reste, cela lui aura tout de même permis de provoquer des moments savoureux ou tragiques, même si parfois exagérément sur-héroïque, comme le Dr Doug Ross (aka George Clooney) risquant la noyade pour sauver un enfant. Toujours improbable, mais bien plus "amusant", on adorait le détester, mais le destin du Dr Romano (Paul McCrane, déjà très violenté dans RoboCop) a probablement choqué des millions de téléspectateurs et provoqué une épidémie de phobie des hélicoptères et de tout ce qui a des hélices tranchantes en général.
On pourrait également citer la scène où l'exigeant Dr Benton (Eriq La Salle) opère un homme en lambeaux après une tentative de suicide sous un train... avant de se rendre compte grâce au bipper du patient qu'il s'agit de son étudiant dépressif, méconnaissable à cause des horribles mutilations qui lui coûteront la vie sur le billard. Preuve que ce sillon sensationnaliste marche à 200 % : cette scène sera intégralement (et, disons-le, assez honteusement) pompée par la concurrence. Vous allez dire qu'on s'acharne, mais désolé pour les fans de George O'Malley de Grey's Anatomy. Shonda Rhimes on t'a vu.
Et encore, on n'évoque ici que la période dorée d'Urgences, mais on invite chaleureusement ceux qui ont arrêté aux alentours des saisons 9 à 12, point de rupture ou de saturation pour de nombreux spectateurs, à reprendre la suite s'ils sont en manque de série médicale de qualité. Souvent survolée et sous-estimée, cette deuxième moitié de la série vaut pourtant largement le détour et rappelle que, malgré la lassitude, Urgences reste encore la meilleure série médicale de l'époque.
Urgences, c'était bien jusqu'au bout on te dit
TREMBLEMENT ESSENTIEL
On pourrait élucubrer encore des pages et des pages, mais on en terminera en évoquant une dernière qualité, plus conceptuelle. Urgences a aussi bousculé les esprits en rappelant que la médecine, c'est noble, mais c'est également sale. Jamais le corps humain et les diverses manières de la déchiqueter ou de le pourrir de maladies n'avaient jusque là été explorés aussi loin par les séries trop propres qui l'ont précédée. Ce n'est pas pour rien que c'est cette série - et pas une autre - qui a provoqué une hausse significative des consultations chez le médecin et d'inscription à l'assurance maladie lors de sa diffusion.
C'est peut-être la vraie racine du trauma d'Urgences, cette redécouverte du corps, ici évidemment fragile et faible, vulnérable et mortel. Urgences désassemble les corps, et, comme un memento mori ou une vanité baroque, rappelle ce que nous sommes : un tas de viande animé.
02/09/2022 à 21:51
Merci EL, pour cet hommage à ma première série qui a bouleversé mes 90's!
02/09/2022 à 18:10
A partir de quelle saison c'est vraiment parti en couille? Je me les refait avec ma fille, pas de soucis jusqu'à la saison 3 en tout cas. Je me souviens qu'après y'a eu des trucs moralistes bizarres, des trous d'air et des incohérences de personnages...
25/05/2021 à 15:17
Série exceptionnelle fondatrice du tournant des séries dans les années 90 avec notamment X Files...
Ah me faire un panier ou deux sous la neige avant de rentrer sauver (ou pas) des vies...inoubliable
23/05/2021 à 23:49
@Pulsions73
Non, Puls’, tes souvenirs sont exacts, cette série je la suivais assidûment moi aussi comme beaucoup chaque dimanche soir sur Antenne2...ou France2?!? ;)
23/05/2021 à 22:11
C'est fou le nombre de gens qui s'envoient en l'air à l'hôpital.
C'est à se demander si c'est vraiment comme ça dans la vie
23/05/2021 à 22:11
Je me souviens du choc du premier épisode. La caméra épaule, plan séquence, rythme effréné, musique stressante à l'avenant, du jamais vu dans une série. Ma tension était monté très haut. J'ai vu plusieurs saisons et puis ça c'est tassé. Mais cette série est culte. Et puis je pense que j'en pinçais inconsciemment déjà pour Julianna Margulies, avant de craquer pour elle dans The good wife ! :).
23/05/2021 à 20:45
Perso, j'ai vu toute la série il y a quelques années, après l'avoir déjà regardé par parcimonie à la télé depuis mon adolescence et c'est une œuvre complète qui aurait pu continuer éternellement vu qu'elle renouvelait ses personnages (avec plus ou moins, surtout moins de bonheur, étant répétitive de ce côté là), le dernier épisode montre justement que la vie continue après.
C'est certain que les premières saisons sont les Meilleures avec de beaux personnages et un côté qui est aujourd'hui nostalgique : la patte 90's. La série nous permets de suivre l'évolution de la technologie médicale sur 15 ans, tout en montrant que rien d'autre, en effet, à changé.
Le doublage français de la série est excellent avec un casting assez pointu.
23/05/2021 à 17:50
Que de bons perso mais l'âme de cette série c'est carter et greene.
Pour moi la mort de greene est un des meilleurs moment de serie télé, et voir sa fille au dernier épisode c était magique.
23/05/2021 à 17:44
Très bon article sur cette série culte. Comme vous je suis assez d'accord que ce qui marque dans Urgences c'est que c'est surement le seul show medical qui a compris qu'un hôpital, au delà d'être une suite de cas spectaculaires et de personnalités que l'on voudrait atypique, c'est le lieu où se concentre le corps social. Et au delà des meutrissures des corps infligés par la maladie, il y a les traumatismes de l'exclusion et l'impossible réintegration. La société rend malade et la maladie empêche de retrouver la société. C'est surement ce qui m'a le plus marqué pendant mes années de travail en hôpital et ce qui m'a aussi le plus frustré. Que mon travail se limite finalement au soins d'un Corps mais ne puisse rien faire pour le réintroduire dans un environnement (pour ca aussi que maintenant je bosse dans le social).
Urgences c'est la serie qui rappelle qu'au delà d'un spectaculaire patient blessé par balle, c'est aussi beaucoup de personnes isolées qui consultent pour un "banal" diabète mais qui est impacté et impactera leur vie sociale. C'est aussi la mamie qui commence à développer des troubles cognitifs et ne peut rester seule chez elle... bref des situations à hauteur d'Homme et quotidiennes. Pour moi jamais la serie n'a été meilleure que lorsqu'elle s'interessait à ces histoires ou les intégrait en toile de fond.
Ca et aussi la mort du Dr Greene qui reste la plus marquante de la télévision selon moi.
23/05/2021 à 17:01
Puisqu'on parle de Clooney, cette scène où, en extérieur, il fait une trachéo avec stylo bic me hantera à jamais. Et Anthony Edwards qui tire la langue de traviole. Trauma!
J'en ai bouffé des séries mais combien ont imprimé des images fortes que seul un Alzheimer pourrait faire disparaitre?