De Queer as Folk à It's a Sin : Russell T Davies, l'incontournable maître de la série britannique

Mathias Penguilly | 3 avril 2021
Mathias Penguilly | 3 avril 2021

Avec Years & Years et It's a Sin, Russell T. Davies a récemment marqué les esprits avec deux mini-séries bouleversantes. Retour sur la carrière d'un scénariste radical.

Russell T. Davies est un géant. Littéralement. 1,98m, de larges épaules, un visage aussi long que large, barré d'une paire de lunettes impressionnantes... Sous ce physique de titan se cache un des scénaristes les plus talentueux et les plus acclamés outre-Manche (et pas que).

Né à Swansea au pays de Galles au début des années 60, Davies a longtemps tâtonné avant de devenir une valeur sûre pour les chaînes de télévision britanniques. Cela fait plus de vingt ans qu'il écrit des séries à la fois populaires et éminemment politiques.

Ses sujets de prédilection sont la religion, la science-fiction et l'homosexualité : un cocktail idéal pour attaquer les travers de notre société. Les projets de Russell T. Davies se distinguent par la qualité de leurs dialogues et alternant entre discours grandiloquents et sous-entendus et truffés de petites piques incisives. Il n'a pas peur de maltraiter ses protagonistes : plusieurs de ses personnages principaux sont détestables, et il n'hésite pas à les faire disparaître d'une mort dévastatrice, pour servir son message. Russell T. Davies est un scénariste provocateur, engagé et talentueux : remontons le fil de sa carrière, sans le savoir, vous êtes sûrement déjà tombés sur l'une de ses séries.

 

photo, Russell Tovey, T'Nia Miller, Anne ReidOn rembobine sa carrière, year(s) after year(s)

 

DES DÉBUTS COMPLIQUÉS...

Passionné de dessin et de bande-dessinée, il est engagé comme pigiste par la section jeunesse de la BBC à la fin des années 1980. Pendant presque dix ans, il contribue à de nombreux projets destinés à un jeune public, mais il ne parvient pas à progresser, notamment à cause de son daltonisme. À trente ans passés, il rêve de projets plus ambitieux.

Passionné de soap operas, il voudrait écrire pour Coronation Street, un feuilleton classique, débuté en 1960 - pensez à Plus belle la vie, mais en remplaçant Marseille par la banlieue de Manchester. Le temps de quelques épisodes, il rejoint l'équipe scénaristique, sans grand succès.

Il est alors repéré par une société de production qui lui commande deux séries, à la fin des années 1990. La première met en scène une vicaire lesbienne et la seconde est un drame en costume d'époque qui parle d'avortement et de prostitution dans l'Angleterre d'après-guerre. Cela fait plus d'une dizaine d'années que Russell T. Davies erre dans les arcanes de la télévision britannique et les audiences sont enfin au rendez-vous. Il peut alors se livrer à des projets plus personnels.

 

photo, Olly AlexanderC'est parti, on rembobine la cassette

 

La Révolution QUEER AS FOLK (1999-2005)

À l'aube du XXIe siècle, Russell T. Davies se distingue avec un projet révolutionnaire : Queer as Folk, une série inspirée de sa fréquentation du milieu gay. Aujourd'hui, il existe un grand nombre de séries qui traitent frontalement de l'homosexualité, quitte à en faire le sujet principal de leur intrigue (Love, Victor, Looking, Glee, Please Like Me, pour ne citer qu'elles). Plus encore, il est presque impossible aujourd'hui, de trouver une série Netflix sans un personnage LGBTQ+. Au début des années 2000, c'est une tout autre histoire.

Au Royaume-Uni, certes, plusieurs personnages homosexuels avaient fait une apparition dans les soap operas, à partir des années 90. Toutefois, leurs arcs narratifs étaient rarement au centre de l'intrigue. Queer as Folk était novatrice dans la mesure où elle plongeait directement dans le milieu gay britannique : elle met en scène un triangle amoureux sans tabou, au sein de la communauté gay de Canal Street, à Manchester. Lors de sa diffusion sur Channel 4, la série fait beaucoup parler d'elle et parvient à réunir plus de trois millions de téléspectateurs chaque semaine.

 

photo, Charlie HunnamBaby Charlie dans Queer as Folk

 

Queer as Folk ne fait pas l'unanimité pour autant. Tandis que la presse conservatrice dénonce un exercice de "propagande homosexuelle", la communauté LGBTQ+ se chagrine également de la manière dont est présenté le milieu gay. Le personnage principal est un ado de 15 ans (un des premiers rôles de Charlie Hunnam), qui tombe amoureux d'un homme deux fois plus vieux et les protagonistes sont perçus comme des drogués, vulgaires et obsédés par le sexe. Pour de nombreux spectateurs homosexuels, la série renforce les stéréotypes. Elle n'est pas renouvelée au-delà de la seconde saison.

Rapidement néanmoins, la chaîne câblée Showtime rachète les droits de la série et commande une version américaine de la série. Outre-Atlantique, le Queer as Folk made in USA connaîtra cinq saisons et 86 épisodes. Là-bas, elle est toute aussi révolutionnaire : si Ellen et la sitcom Will & Grace avaient pavé la voie à la représentation des homosexuels, la série de Davies se veut beaucoup plus trash et réaliste. À noter néanmoins que l'adaptation est un peu adoucie par rapport à sa version originale : le personnage principal est un adolescent plus âgé et puritanisme américain oblige, certains dialogues sont épurés.

L'histoire de Queer as Folk pose question : à une époque où l'homosexualité était très peu représentée dans la culture populaire, Russell T. Davies a fait tomber des barrières. Mais cette représentation est à double tranchant. Aujourd'hui encore, les deux versions sont plébiscitées pour leurs qualités de pionnières, mais elles véhiculent aussi des stéréotypes de débauche qui empoisonnent encore la communauté LGBTQ+ aujourd'hui.

 

photoUnited States of Gaymerica

 

LA RENAISSANCE DOCTOR Who (2005-2011)

De ce côté de la Manche, pas évident d'appréhender l'ampleur du cultissime Doctor Who. Créée en 1963, la série de science-fiction traverse les générations. Russell T. Davies, lui, se décrit comme un fan de la première heure. Bercé par les aventures du deuxième docteur (en tout, treize acteurs ont interprété le docteur loufoque ; la dernière en date est l'actrice Jodie Whittaker), le scénariste a longtemps essayé de convaincre les responsables de la BBC de l'intégrer à l'équipe scénaristique, sans succès.

Dans la deuxième moitié des années 1990, la série est arrêtée. Une débâcle juridique empêche la BBC de relancer la série pendant plusieurs années. En 2003, lorsque le service public britannique parvient finalement à relancer le projet, un producteur se souvient de l'enthousiasme de Davies à propos du Tardis, des daleks entre autres références "docteuristes". Or, depuis sa première proposition, Davies a gagné en notoriété grâce à Queer as Folk. Son nom s'impose de lui-même : il est nommé "head writer", soit littéralement "scénariste en chef" et producteur exécutif de la série. La première saison à laquelle il contribue débute en 2005.

 

Photo Billie Piper, David TennantDoctor Who selon Russell T. Davies : l'époque faste

 

Russell T. Davies va rester à la tête de cette équipe jusqu'en 2009, ce qui correspond à peu près à l'ère du neuvième et du dixième docteurs (respectivement campés par Christopher Eccleston et David Tennant). Le Docteur retrouve alors une popularité qui s'était effritée au cours des années. Une nouvelle génération de geeks se familiarise avec son univers : la plupart des spectateurs de la génération de l'auteur de ces lignes ont effectivement appris à connaître la série grâce au docteur de Tennant, lors de sa diffusion sur France 4.

Suite au succès d'audience de ce revival, une série dérivée est commandée : Torchwood, centrée sur Jack Harkness, croisé dans Doctor Who. Il mène désormais ses propres aventures fantastiques, et ce n'est pas anodin. Le Capitaine est le premier grand personnage non-hétéro de l'univers, soit un point d'équilibre parfait pour Russell T. Davies, entre l'âme de Queer as Folk et son amour pour la SF.

 

photo, Gareth David-Lloyd, John BarrowmanJack et Ianto

 

Le héros embrasse Rose (Billie Piper), a une relation évidemment ambiguë avec Gwen (Eve Myles), mais sa grande histoire sera avec Ianto (Gareth David-Lloyd). Ce sera son grand amour, passionné et tragique, et c'est un moment majeur. En 2009, Davies délaisse Doctor Who pour se consacrer entièrement au spin-off. Et Jack Harkness, lui, devient ainsi un symbole.

Si Queer as Folk a fait la renommée de Russell T. Davies, c'est sans conteste son engagement dans la renaissance de Doctor Who qui a mis tout le monde d'accord sur son talent. En 2008, il reçoit le prestigieux titre d'Officier de l'ordre de l'Empire britannique (l'équivalent de la Légion d'honneur outre-Manche) et devient Sir Russell T. Davies. Trois ans plus tard, il quitte définitivement l'univers halluciné du célèbre Docteur. Entre temps, son partenaire est tombé gravement malade, il prend alors ses distances avec la télévision.

 

photo, Jodie Whittaker2011-2015 : Russell T. Davies aurait-il perdu la clé du Tardis ?

 

CUCUMBER, BANANA, TOFU (2015-2016) : le retour aux sources

Russell T. Davies signe son grand retour en 2015, avec une trilogie de séries beaucoup moins grand public. Il retourne à ses premières amours : les errances d'un groupe de protagonistes gay. La première mini-série s'appelle Cucumber et elle met en scène un groupe d'homosexuels qui vivent à Manchester. Elle s'inscrit donc dans le sillage direct de Queer as folk. 

Cucumber marque la crise existentielle du scénariste. Ses personnages principaux sont un couple de quinquas dont la relation s'est distendue après presque dix ans de vie commune. La rencontre avec des homos plus jeunes - et terriblement sexy - va les déstabiliser. Dans une vidéo promotionnelle diffusée il y a six ans, Davies décrit cette série comme "une histoire d'amour et la collision entre deux générations d'hommes gay", mais aussi plus généralement comme une série sur "le sexe".

 

photoLes tombeurs de Queer as Folk en 2035

 

Dans la démarche de Russell T. Davies, il y a quelque chose de très sociologique, mais aussi quelque chose de très introspectif. Le scénariste incorpore souvent des éléments de sa trajectoire personnelle dans ses histoires. C'est là toute la force de la fiction : elle permet de se poser des questions fondamentales en laissant de côté toute forme de neutralité axiologique.

Dans les mois qui suivent la diffusion de Cucumber, Davies revient avec deux autres séries : Banana, une sorte de spin-off qui se concentre cette fois-ci sur les personnages les plus jeunes de la "série-mère" et Tofu une websérie documentaire qui parle du sexe. Tout simplement. Par la suite, le scénariste signe un contrat avec la BBC : pour la première chaîne britannique, il va mettre en scène plusieurs adaptations de textes classiques avant d'écrire de nouvelles séries très marquantes.

 

photo, Con O'NeillJoli tatouage

 

le manifeste YEARS AND YEARS (2019)

Ne vous fiez pas trop à l'affiche promotionnelle de Years and Years, la série ressemble bien moins à une version britannique de Fais pas ci, fais pas ça qu'à un épisode de Black Mirror en six parties. Sur quinze ans (de 2019 à 2034), Russell T. Davies suit la famille Lyons alors que le monde part en sucette. L'Ukraine persécute ses homosexuels, Donald Trump (réélu pour un second mandat) balance une bombe nucléaire sur la Chine, la bourse s'écroule et les hommes se livrent à des relations sexuelles avec leurs nouveaux robots high-tech. Pour ne rien arranger, la reine Elizabeth II disparaît et une nouvelle politicienne prend de plus en plus de place - Viv Rook, un monstrueux mélange de Boris Johnson et Hitler.

Flux migratoires incontrôlés, montée du populisme, crises d'identités... En pleine période de Covid-19, certaines de ces prédictions apocalyptiques semblent dérisoires et pourtant, Years and Years nous appelle à prendre du recul, à s'ouvrir aux autres et à refuser le sectarisme. Un appel magistral et d'autant plus efficace que le scénariste appuie là où ça fait mal de manière très juste. 

 

photoLe choc télé de l'année 2019

 

Son talent repose à la fois dans son goût pour la provocation et dans sa mesure. Years and Years n'est jamais trop vulgaire - un peu proprette même par moment - tout est parfaitement dosé pour laisser le spectateur sur le tapis. Lorsqu'il parle transidentité par exemple, il ne reproduit pas un énième schéma sur la dysphorie de genre et la transsexualité. Il va plus loin et crée une protagoniste transhumaine : l'adolescente Bethany est profondément mal dans sa peau, parce qu'elle voudrait devenir... une machine. Une situation qui, bien que cocasse de prime abord, déstabilise autant ses parents que les spectateurs. Il nous pousse dans nos retranchements, il nous oblige à penser plus loin.

De même, lorsqu'il souhaite représenter le calvaire des migrants, il trouve la juste parade scénaristique pour secouer son public. En sacrifiant un de ses personnages principaux, il nous met le nez dans la merde : s'il est très facile de mépriser les migrants et de les rejeter, que ressent-on quand ce migrant nous ressemble ? Impossible d'oublier l'ultime scène du quatrième épisode de la série - une image qui vous reste collée sur le fond de la rétine.

 

photo, Rory KinnearQu'est-ce qui se passe ? Juste la fin du monde.

 

L'HOMMAGE IT'S A SIN (2021)

"Si j'étais mort sans avoir pu raconter cette histoire, j'aurais été profondément déçu de moi-même", confiait récemment Russell T. Davies aux chroniqueuses de l'émission britannique Loose Women, à propos de sa nouvelle série. Sans conteste, It's a Sin est un de ces projets les plus personnels. La série est essentiellement basée sur sa découverte du milieu gay dans les années 1980. Le scénariste avait une vingtaine d'années quand l'épidémie de sida a éclaté et décimé toute une génération de jeunes hommes, dans le monde entier. La série raconte leur histoire.

 

photo, Olly Alexander, Callum Scott HowellsLes visages d'une génération sacrifiée

 

Davies l'admet volontiers : plusieurs personnages sont inspirés de vieilles connaissances personnelles. Ritchie Tozer, l'apprenti acteur interprété par Olly Alexander (le chanteur du groupe Years & Years... ne cherchez pas, rien à voir avec la série précédente) est inspiré de Dursley McLinden, un acteur de télévision disparu au cours des années 1990. De même, la courageuse Jill Baxter est inspirée de Jill Nalder, une de ses proches amies. Cette dernière fait d'ailleurs une apparition dans la série : elle campe Christine Baxter, soit une parodie de... sa propre mère.

Pour le scénariste, cette nouvelle série est un sacerdoce, une mission à accomplir. De son propre aveu, l'écriture fut laborieuse : alors qu'il met généralement deux semaines pour écrire un épisode, le pilote d'It's a Sin lui a pris plus de six mois. Six longs mois plein de larmes et de crises de nerfs, comme il l'expliquait aux chroniqueuses de Loose Women. Le résultat est très satisfaisant : en quelques épisodes à peine, il parvient à construire une galerie de personnages dont on se sent immédiatement proches, malgré l'ancrage historique.

Plusieurs monologues extrêmement bien ficelés lui permettent de traiter de problématiques très actuelles, comme le complotisme ou l'exigence d'une meilleure représentation dans les œuvres culturelles. Le monologue de Ritchie au début du deuxième épisode, une sorte de remake du credo nihiliste de Trainspotting, est un moment absolument cathartique.

 

photo, Olly AlexanderEncore bravo Mr Davies

 

À l'heure où le monde traverse une pandémie à l'ampleur inédite, le succès d'une série comme It's a Sin n'a rien d'évident. Il y a pourtant quelque chose de vital dans ces œuvres qui racontent l'épidémie de Sida : trop de jeunes LGBTQ+ sont morts avant de pouvoir transmettre leurs valeurs et leurs combats. Un vide culturel intergénérationnel s'est formé et Russell T. Davies est là pour le combler.

Le Sida n'a pas disparu, mais aujourd'hui, il est possible de vivre avec, moyennant un traitement lourd médicamenteux et à condition d'être dépisté à temps. Au Royaume-Uni, la série a déjà eu des effets aussi inattendus qu'encourageants : le nombre de dépistages sérologiques a augmenté drastiquement suite à sa diffusion. C'est peut-être là la plus belle victoire pour un scénariste de l'envergure de Russell T. Davies...

Tout savoir sur It's a Sin

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commentaires
banban
04/04/2021 à 00:30

Years and Years est en effet une grosse claque !

Hors sujet (ou pas ?) mais toujours dans l'idée de créateurs britanniques aussi fascinants je ne peux que conseiller l'immense et inquiétant Chris Morris, derrière tout un tas de pépites méconnues chez nous, dont entre Brass Eyes (avec au passage le génial Steve Coogan en Alan Patridge), Jam et j'en passe...