En thérapie : on met sur le divan le succès psychiatrique d'Arte

La Rédaction | 22 mars 2021
La Rédaction | 22 mars 2021

C'est un succès qui va bien au-delà de toutes les attentes. En thérapie. Alors on a fait passer la série sur le divan.

Avec plus de 23 millions de visionnages sur la plateforme d’Arte et des audiences avoisinant les 5 millions de spectateurs lors de ses diffusions hebdomadaires, En Thérapie tient autant du succès que du phénomène culturel. Remake de deux séries à succès, objet médiatique abondamment commenté et promu autant qu’exploration thématique d’un des récents traumas de la nation française, l’œuvre méritait qu’on se penche dessus en détail. 

Intéressante, ouvragée, mais aussi inégale, et tout à fait questionnable dans ses partis pris, cette passionnante aventure télévisuelle nous a inspiré une consultation critique centrée sur ses protagonistes, qui nous semblent chacun cristalliser les réussites et les manquements de cette entreprise à part dans le paysage audiovisuel hexagonal. Et pour en prendre le pouls, nous avons décidé l'interpréter à travers ses personnages, qui nous paraissent chacun incarner des réussites et des échecs différents, tantôt des audaces tantôt des faiblesses. 

 

photo, Frédéric Pierrot"Mais c'est qu'il a pas l'air gratiné du tout ce patient."

 

LÉONORA ET DAMIEN, L'UN CONTRE-CHAMP

Quand il est question de pointer du doigt les systématismes des productions hexagonales, la supposée mollesse de la mise en scène et le manque de style des réalisateurs français sont souvent désignées comme des tares nationales, qui devraient leur prépondérance au poids dans les financements et la conception des projets de nos chaînes de télévision, premiers investisseurs dans la création audiovisuelle. Sur le papier donc, En Thérapie coche absolument toutes les cases du projet maudit par son ADN. Remake de la série américaine En analyse, elle-même remake de Be Tipul, série israélienne adulée, ici produite pour une chaîne de télévision, Arte.

Et en effet, l'approche des metteurs en scène Éric Toledano et Olivier Nakache semble de prime abord valider cette crainte, tant elle repose essentiellement sur l'alternance de champs et de contrechamps, dispositif simple pour ne pas dire basique, permettant de rendre compte d'un dialogue entre deux, ou plusieurs personnages. Mais rapidement, le spectateur comprend qu'il a affaire à bien plus qu'une paresseuse captation de dialogues. Si l'opposition entre deux images au gré d'un échange verbal ou physique entre deux protagonistes peut parfois (souvent) relever de la facilité, quand il est maîtrisé, voire complexifié, le champ-contrechamp devient un outil sobre et percutant.

 

photo, Pio Marmaï, Clémence PoésyDélicate opération de découplage

 

Ce sont les cessions de Léonora (Clémence Poésy) et Damien (Pio Marmaï) qui l'illustrent le plus brillamment. Tout d'abord parce que la caméra ne se contente jamais de passer les plats, ou de suivre bêtement les répliques, tirades, interjections, mais préfère les ponctuer, en laissant naître une réaction, en soulignant une absence. Bref, le dispositif scénographique n'est pas seulement là pour capter ce qui se déroule sous nos yeux, mais aussi pour le commenter. Et c'est dans la finesse de cette approche, qui, puisqu'elle revêt l'apparence d'un dispositif très simple, n'écrase jamais les personnages et ne fait jamais passer la figure de style au premier plan.

Et quand du dialogue entre Léonora et Damien accueille les interventions du thérapeute interprété par Frédéric Pierrot, c'est toute la question du regard qui se pose, avec une belle acuité. Comment le psy regarde-t-il ses patients, et comment nous, spectateurs, nous nous installons dans ce regard. Est-il intrus ? Voyeuriste ? Ou accueillant ? C'est à chaque spectateur de choisir, et c'est ce questionnement qui symbolise peut-être le mieux l'humanité avec laquelle l'oeuvre appréhende aussi bien ses personnages, que le public auquel elle s'adresse.

 

photo, Clémence PoésyJusqu'où contenir l'émotion ?

 

LE FIL ROUGE D'ARIANE

Tous les lundis, c'est Ariane (Mélanie Thierry) qui ouvre le bal des consultations. L'action du premier épisode a lieu le 16 novembre 2015, quelques jours à peine après les attentats. Ariane est chirurgienne à Paris : elle ressort d'un weekend mouvementé pendant lequel elle a opéré non-stop des victimes de la barbarie humaine. Éreintée, elle raconte l'horreur des derniers jours au docteur Dayan, avant de lui confier une anecdote salace ; un subterfuge pour relâcher la pression sans doute. L'épisode se clôt sur une révélation : Ariane fait un transfert sur son psy et elle lui avoue être tombée amoureuse de lui. Mélanie Thierry livre ici une jolie performance, pleine de nuances.

Du point de vue scénaristique pourtant, c'est peut-être autour de son personnage qu'on trouve le principal défaut de la série. Plutôt que d'assumer sa volonté cathartique post-attentat, les événements de novembre 2015 ne sont qu'un prétexte pour parler de la vie sexuelle compliquée d'Ariane, et en creux, de celle du psy. Au fur et à mesure des épisodes, celui-ci commence à accepter son attirance pour la jeune femme. Il accepte de risquer toute sa vie, sa famille, son mariage pour partir avec une patiente, de vingt ans sa cadette.

 

photo, Frédéric PierrotRoméo Pierrot

 

Le personnage d'Ariane n'est ni plus ni moins qu'un vaisseau pour explorer la crise de la cinquantaine du docteur Dayan, au risque de délaisser la promesse de départ (celle d'une série qui plonge dans l'intimité d'un cabinet de psy, au lendemain d'une des pires tragédies qu'a connues notre société). Tous les doutes du psychanalyste se rapportent à la manière dont il gère sa relation avec Ariane. Par moment, la série semble se languir dans ce fantasme stéréotypique du cinquantenaire en crise : la jeune docteur sexy, à la fois fragile et coriace, qui s'offre sur le divan d'un psy en pleine crise existentielle. La portée de la série est tout de suite moins universelle.

Petit à petit, le personnage d'Ariane prend l'ascendant sur les autres patients. Certains d'entre eux sont artificiellement rattachés à elle (la courte idylle qu'elle noue avec Adel dessert sa trajectoire personnelle, les discussions avec Esther tournent uniquement autour des sentiments du psy pour la jeune femme...). Les épisodes dont elle est le personnage principal sont aussi sensiblement plus longs.

 

photo, Mélanie ThierryUne femme fatale qui prend trop de place

 

L'AVIS D'ADEL

Pour se donner une tonalité, une spécificité, la déclinaison hexagonale de la série a choisi de se situer au lendemain des attentats du 13 novembre 2015. Une approche théoriquement aussi forte qu'audacieuse, qui s'inscrit dans la volonté de la franchise d'épouser les questionnements et traumatismes des corps sociaux qu'elle investit.

Be Tipul avait donné le la en adoptant pour personnage un militaire israélien questionnant ses actions, leur sens, leur portée et in fine sa responsabilité. Aujourd'hui, Toledano et Nakache tentent de prendre le pouls de société française au lendemain d'attaques islamistes dont les conséquences se font encore sentir dans le quotidien de millions de Français.

 

photo, Reda Kateb, Mélanie ThierryUne équation salvatrice ou destructrice ?

 

Un point de départ qui a cela de particulier qu'il pourrait se transformer en piège, si le scénario n'abordait pas sa thématique avec assez de précision, ou avec une trop grande timidité. Et quand on sent comme elle s'efface au gré de l'évolution de certains personnages, on le redoute un temps. C'est là qu'Adel (Reda Kateb) prend son envol en tant que personnage et témoigne de la précision chirurgicale du scénario de David Elkaïm, Vincent Poymiro, Pauline Guéna, Alexandre Manneville et Nacim Mehtar. Les thèmes abordés pourraient exploser au visage du spectateur, tant ils constituent une matière fissible, traumatique pour beaucoup d'entre eux.

Mais Adel est conçu comme une cathédrale de colère, toujours changeante, prenant puis perdant le pouvoir, et s'insinuant dans les interactions humaines de son psy, à la manière d'un dard vibrionnant, un mélange de chaos et d'appel au calme. Une des dimensions les plus intéressantes d'Adel est la manière dont son interprète s'amuse des notions de jeu, de naturalisme, d'investissement.

Tantôt récitant, tantôt naturel, puis soudain pure émotion, il nous prend à revers, et nous oblige à toujours nous interroger sur le statut de ses émotions, sur sa capacité à reprendre le contrôle de ses scènes. Et au fur et à mesure de ses soubresauts, il permet de se plonger dans les méandres d'une écriture dont la précision autorise toujours les comédiens à greffer de la chair.

 

photo, Reda KatebL'éruption permanente

 

ESTHER CRAQUE 

Déstabilisé par les révélations d'Ariane, Philippe Dayan décide de renouer avec Esther (Carole Bouquet), l'épouse d'un confrère psychanalyste décédé, qui a elle-même exercé pendant un certain temps. Retirée dans son cabinet sombre sous les toits de Paris, elle accepte de le revoir pour pratiquer un contrôle psychanalytique - une pratique à laquelle se livre un psychanalyste pour garder une certaine distance avec ses patients et leurs problèmes personnels.

Cette plongée est très intéressante : d'une part, elle brise la monotonie du dispositif (les épisodes dans le cabinet d'Esther sont presque les seuls moments en dehors de l'appartement-cabinet du Docteur Dayan) et elle permet d'autre part de montrer "l'envers du décor" de la psychanalyse. La mayonnaise a pourtant du mal à prendre. La conversation stagne sur les problèmes sentimentaux et sur le personnage d'Ariane (les autres protagonistes sont à peine mentionnés lors de ces séances de contrôle).

 

photo, Frédéric Pierrot, Carole BouquetCette analyse, c'est le bouquet

 

Dayan et Esther passent la plupart du temps à se prendre le bec, à débattre de concepts théoriques obscurs, à dénigrer la pratique de l'autre, à remuer le passé sans jamais l'évoquer très clairement... Il y a quelque chose de très répétitif dans leurs rencontres, leur trame narrative fait du surplace.

Une parenthèse très riche est ouverte lors de leur dernière rencontre : les deux commencent à prendre de la distance par rapport à leur métier, ils semblent accepter ne pas pouvoir réparer tous leurs patients, de ne pas toujours avoir suffisamment de recul. On regrette simplement que ces débats ne viennent pas plus tôt : la critique de la psychanalyse est à peine effleurée. Une vraie occasion manquée.

Côté jeu d'acteur, rien d'inattendu du côté de Carole Bouquet. Le rôle semble avoir été construit pour elle - peut-être un peu trop. C'est d'ailleurs un reproche qu'on peut adresser à la plupart des personnages : Frédéric Pierrot joue encore un taiseux, Pio Marmaï joue encore un loser ultra-nerveux, Carole Bouquet joue encore une grande bourgeoise coincée...

 

photo, Carole BouquetCarole Bouquet perd le contrôle

 

UNE CAMILLE CÉLESTE

Le travail de mise en scène tient parfois à une qualité aussi évidente qu'insaisissable : la direction des acteurs. Depuis leurs débuts, le duo de réalisateur a fait sien cet atout, proposant toujours d'assez belles trouvailles non seulement en matière de casting (Omar Sy leur doit la propulsion de sa carrière dans le cosmos), mais aussi de contre-emploi (Vincent Cassel dans Hors Normes). Sans surprise, les excellents comédiens réunis dans En Thérapie brillent presque à chacune de leurs scènes.

 

photo, Céleste BrunnquellL'adolescence, cette période si sympa

 

Toutefois, encadrer, accompagner et sublimer le travail de très jeunes acteurs, d'adolescents ou de tous jeunes adultes, est un travail à part, un matériau infiniment complexe. Et il convient ici de rendre tant hommage au travail de la jeune Céleste Brunnquell, qui prête ses traits à Camille, qu'aux deux metteurs en scène qui ont généré un espace capable d'engendrer une si abrasive performance. Mélange d'orfèvrerie, d'empathie et d'infinie joliesse, cette création a des airs de ballet, un ballet également incarné par la relation de l'ado avec son thérapeute, qui culmine lors d'une scène où elle exhibe les inflammations qui abiment son corps.

En cet instant, l'équilibre entre l'intelligence et la dignité, qui comptent parmi les grandes qualités de la série, impressionne.

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commentaires
Flo
01/04/2021 à 16:39

On peut tout de même noter un mécanisme bien visible et prévisible dans cette série, n'en déplaise à l'importance que voudraient un peu trop se donner leurs scénaristes... Et qui lui offre son rythme intense :

- Déjà, Dayan reçoit quasiment à domicile... Ça, c'est pour le rapprochement équivoque avec ces patients ;
- Ensuite, le contexte des attentats plus ou moins récents sert directement ou non d'exutoire aux patients autant qu'à Dayan, les rendant tous plus "agités", sur la défensive, bref cinématographiques. Dayan lui-même se permet même de signaler, pendant sa séance avec sa femme chez Esther, l'influence de ce contexte sur leurs comportements... au cas où si vous ne l'aviez pas déjà compris ;
- Enfin, tout ça tourne principalement sur la figure du Père, pour diverses raisons, jusqu'à finir par se synchroniser avec tout le monde dans une même semaine (manquait juste la révélation du trauma d'enfant de Léonora).

C'est le moment où la série arrête de tourner un peu en boucle avec des choses qu'on a déjà compris (instincts de manipulation sexuels de Ariane), ou qui sont purs classiques (Adel a longtemps fait pipi au lit) pour sortir encore plus de sa zone de confort, en même temps que le font les patients en se confrontant à leurs sentiments (égoïstes) cachés.
Avec tels enterrement et "intrusion en territoire interdit", tel pétage de plomb (enfin !) d'Esther, tels pères qui se joignent aux explications... L'Ultime performance, sublime et dédiée du regretté Djemel Barek mettant d'un coup à l'amende tout le cast, pourtant très bon - même si le couple et la collègue Psy sont un peu moins palpitant de bout en bout.
Comme à la fin d'une bonne thérapie, il faut attendre d'arriver au bout pour être émotionnellement grandement récompensé...
Tout en se laissant au moins une part d'incertitude sur l'avenir... car pour certains, tout ça n'était surtout qu'une étape dans la Vie.

Gugusse 0
23/03/2021 à 12:58

J'ai eu bcp de mal à suivre cette série car je trouve que les acteurs en font trop et surjoue. Je préfère nettement Gabriel Byrne dans le rôle du psy. Bref, j'ai pas été emballé. Par contre ma femme à adoré.

brubru
23/03/2021 à 07:35

Il est étrange de voir l'article encenser particulièrement la mise-en-scène des épisodes consacrés aux personnages de Léonora et Damien d'une part et de Camille d'autre part, sans mentionner le nom des réalisateurs en charge de ces épisodes ! En effet c'est Nicolas Pariser qui se charge des séances du couple et Pierre Salvadori de celles de la jeune fille, 2 grands réalisateurs qui ne sont sûrement pas venus comme simples exécutants.

Arlise
22/03/2021 à 22:18

Excellente série, interprétation de qualité, Reda Kateb est magistral, son passage chez le psy faisait partie des moments les plus forts .

Ninisse
22/03/2021 à 20:48

Tres bonne série très bon jeux d acteurs musique génial j ai adorée c était top
Merci

Clodu
22/03/2021 à 19:41

Bravo céleste est promise a une belle carrière !!!

Les semelles de Miglou
22/03/2021 à 13:56

Pour le coup pas d'accord sur la partie Esther qui illustre très bien les querelles de mandarinat au sein d'une profession en forme de microcosme et qui sont en réalité des enjeux de pouvoir et de domination intellectuelle. La séquence incroyable de la thérapie à 3 montre aussi très bien comment un très bon thérapeute peut s'abuser lui même sur sa propre pratique et finalement transgresser les pratiques dont il devrait être le premier défenseur. Ces passages sont excellents et s'observent dans la plupart des professions tous les jours et illustre l'adage du cordonnier qui est toujours le plus mal chaussé

Hank Hulé
22/03/2021 à 12:59

Une grande série ! Le dispositif ne fait pas rêver (ça cause et c'est tout) mais c'est très très fort et on se prend à vivre avec les personnages. La gamine est extraordinaire.

Miglou sur le divan
22/03/2021 à 12:58

En effet on ne voit pas trop a priori le lien entre le personnage de Mélanie Thierry et les attentats qui ne sont plutôt qu'un prétexte ici. Pour autant, son personnage manipulateur correspond à une vraie réalité d'un praticien confronté à des personnalités manipulatrices, ce qui est le cas ici et il faut une éthique et une grande force pour leur résister; Cette partie de la série illustre très bien ce point.
Pour le reste 100% d'accord. La performance de Reda Kateb est exceptionnelle et rappelle celle d'Engrenages saison 2, Cet acteur est fabuleux de charisme de force de menace et de fragilité.
Enfin celle du personnage de Camille est digne de toutes les éloges.