Milos Forman (interview carrière)

Nicolas Thys | 26 novembre 2009
Nicolas Thys | 26 novembre 2009

Cet entretien est en fait la transcription des moments les plus importants de d'une masterclass de Milos Forman emmenée par Luc Lagier au cinéma Le Méliès (Montreuil) le 19 septembre 2009 à l'occasion de la ressortie en salle de ses trois premiers films tchèques (L'As de Pique, Les Amours d'une blonde, Au feu les Pompiers) et de Vol au dessus d'un nid de coucou, et d'une discussion avec Jean-Claude Carrière réalisée au cinéma Jacques Prévert (Les Ulis) le 10 octobre à l'occasion du 11eme festival Cinéssone.

Parallèlement, Malavida sort une série de 14 films tchèques des années 1960 parmi lesquels L'As de pique de Forman. Vous pouvez retrouver notre dossier consacré au cinéma tchèque ici.

 

 

Comment vous êtes venu au cinéma ?

Quand j'étais petit je voulais faire quelque chose dans le monde du spectacle, n'importe quoi mais être dans cet univers : théâtre, cirque, etc. Un peu plus tard, après la guerre, j'ai voulu être homme politique mais j'ai dû me décider car je ne voulais pas faire mon service militaire et pour y échapper je devais faire des études. Mais m'y étant pris trop tard il n'y avait plus que trois filières dans lesquelles je pouvais postuler : le droit, le travail dans les mines, ou être scénariste. Et j'ai été accepté dans l'école de cinéma, la FAMU !

 

 

Vous êtes un cinéaste tchèque, vous avez évolué dans un régime communiste totalitaire. Pouvez vous nous parlez de cette époque et de votre école de cinéma, très importante, la FAMU.

Au cours des années 1950, la censure idéologique était très forte, très dure en République Tchèque. Les étudiants de l'école en ont pourtant profité car les plus grands écrivains, intellectuels ou cinéastes tchèques n'avaient plus le droit de publier et le gouvernement, pour les faire travailler, les a mis dans les écoles. On a donc eu les gens les plus brillants comme professeur et c'était une grande inspiration. Le talent ne s'apprend pas, et l'école ne sert pas à ça mais elle peut inspirer. J'ai par exemple eu Milan Kundera comme enseignant et c'est lui qui m'a fait découvrir Les Liaisons Dangereuses de Choderlos de Lachlos.

 

Quels films arriviez-vous à voir ?

Pendant mes études de scénariste, j'ai pu voir pas mal de films occidentaux. Les compagnies continuaient à envoyer des films dans l'espoir que le gouvernement accepte de les acheter et de les diffuser, ce qui ne se produisait jamais et on avait un ami projectionniste qui volait les copies pour nous les montrer. Je n'ai pas pu tout voir bien sûr. Nous n'avions pas beaucoup de films américains, je n'ai pas vu non plus beaucoup de films français mais j'ai pu voir surtout beaucoup de films néoréalistes italiens. L'un de mes films préférés est Miracle à Milan de Vittorio de Sica.

Ces films m'ont beaucoup apporté car en République Tchèque, à cause du régime, nous ne voyions que les films du « réalisme socialiste ». Sa philosophie n'était pas de montrer la vie telle qu'elle était mais telle qu'elle serait dans le futur quand le communisme serait parfaitement installé. Ces films étaient basés sur le mensonge alors que les italiens montraient le quotidien, la réalité. C'était une révélation pour nous !

 

Au début des années 1960 la Tchécoslovaquie a connu une période d'émancipation...

Oui, quand Khrouchtchev annonce la période de déstalinisation ça a été une période de libération pour nous. C'était formidable car même si elle était toujours là, l'emprise de la censure s'était un peu relâchée et il n'y avait encore aucune pression commerciale. A cette époque totalitaire, si on sert l'idéologie officielle on peut avoir tout l'argent qu'on veut. Et le début des années 60 était une période idéale car la pression idéologique faiblissait et la pression commerciale n'était pas encore là. Bien sûr mes films ne sortaient pas dans les grandes salles de Prague mais plutôt en banlieue mais ils sortaient.

 

 

Est-il plus facile de triompher de la censure idéologique ou commerciale ?

Avec la censure idéologique on est à la merci d'un idiot, d'un censeur, d'un fanatique idéologique. Avec la censure commerciale on est à la merci du public, donc je préfère largement ça.

 

Dans vos deux premiers films, Les Amours d'une blonde et L'As de pique, on a clairement une esthétique documentaire. Pourquoi ?

C'était une réaction par rapport aux films artificiels de la période précédente, d'avant les années 1960. Voir les gens tels qu'ils étaient vraiment, voir comment ils parlaient et se comportaient, pour moi c'était un bonheur. En outre, la vie était assez dramatique, nous n'avions pas besoin d'en rajouter. C'est par la suite que j'ai commencé à davantage dramatiser ce que je voulais montrer.

 

Quelques mots sur L'As de pique ?

Ce film a couté, 20000 dollars environ, il est adapté du livre d'un ami. Les acteurs ne sont pas des professionnels et on ne payait pas grand monde donc il était facile à faire. Pour la scène du bal par exemple on a offert aux gens de la musique, une occasion de faire la fête gratuitement et ils sont venus. Il ne restait plus qu'à les filmer. Mais c'était compliqué car elle dure 15 ou 20 minutes et nous avons dû tout tourner en 2h car les gens sont arrivés vers 20h mais ils sont rentrés chez eux vers 22h car le lendemain ils devaient se lever pour travailler.

 

Dans cette scène on part d'ambiance festive mais vous filmez un couple qui se dispute. On est dans un entre deux étonnant où le rire laisse place au drame. C'est souvent le cas dans vos films.

C'est simplement que c'est la réalité. Pour les jeunes, la vie à cette époque était triste, alors la seule chose qu'il restait à faire c'était de trouver de quoi s'amuser. C'était la seule façon d'équilibrer les choses.

 

 

Comment est venue l'histoire des Amour d'une blonde ?

Une nuit vers 2h du matin je me promenais dans Prague et j'ai vu une jeune fille marcher avec une valise. On devine facilement, à leur démarche si une fille sort de son travail ou si elle y va, ou bien si elle cherche un contact avec un homme, que ça soit une professionnelle ou juste quelqu'un qui n'a personne chez qui loger. Mais cette fille était pour moi assez mystérieuse car elle n'appartenait à aucune catégorie. Alors on a discuté et elle m'a raconté sa vie : elle venait d'une petite ville dans laquelle on avait bâti des usines dans lesquelles les femmes travaillaient et fabriquaient des chaussures. La proportion était d'un homme pour 16 femmes et, un jour, un ingénieur de Prague est venu là bas et il l'a séduite. Il lui a donné où elle pourrait le rejoindre, donc elle a pris sa valise, elle y est allé mais une fois là-bas elle s'est aperçue que l'adresse n'existait pas. Et Là je me suis dit : « on peut commencer un film ».

 

Et pour Au feu les Pompiers, n'avez-vous pas eu peur qu'il soit interdit ?

Le film a été fait et il a été terminé en 1968. Il devait d'abord passer devant les censeurs du gouvernement. A l'époque ils n'interdisaient pas encore les films par décret. Quand un film était terminé, ils le projetaient en mettant des agents du gouvernement dans l'audience et à la fin ils demandaient au public : « Alors camarade que pensez vous du film ? » et là si les gens disaient : « Il ne montre par la réalité de la vie, c'est dégoutant » alors le film était interdit car les gens ne voulaient pas le voir.

Pour Au feu les pompiers les censeurs se sont crus malins. Ils ont organisé une projection du film dans la petite ville où on l'a tourné mais ce qu'ils ne savaient pas c'est que tous les gens qu'on voit dans le film ne sont pas des professionnels. Ce sont les gens qui vivent dans le village. Les pompiers par exemple sont les véritables pompiers. Et donc ça a été un énorme succès. Ils étaient ravis de se découvrir sur l'écran, eux, leurs amis, ou leur famille. Le film a fini par sortir en juillet mais malheureusement le 31 août les rues ont été envahies à cause du printemps de Prague et le lendemain, le film était officiellement interdit par décret.

 

Vous vous méfiez de l'étiquette politique qu'on peut poser sur vos films ?

Je me moque de la politique. Mais ce que je sais c'est que si on veut dire la vérité on est toujours politique, même sans le vouloir.

 

 

Comment travaillez-vous avec vos acteurs ? Ce sont souvent des non-professionnels.

Je rédige toujours un scénario complet et construit. J'encourage beaucoup l'improvisation mais 90% des improvisations sont mauvaises et seules 10% sont des merveilles. Il est donc nécessaire d'avoir un scénario précis pour compenser les 90% d'improvisations jetables.

Mais ce non professionnalisme n'est pas une décision esthétique. En fait, on tournait loin de Prague et des censeurs afin de ne pas être dérangés par la censure et pour gagner du temps. A l'époque tous les acteurs étaient employés par le Théâtre National mais si on doit tourner à 100km de Prague c'est compliqué car les acteurs doivent répéter au théâtre, ensuite venir pour le film et rentrer à Prague pour jouer sur scène le soir. J'avais donc le choix entre prendre des acteurs moins bons et plus disponibles ou prendre de très bons acteurs mais non professionnels. J'ai pris la seconde option.

 

Avez-vous cherché à reproduire cela dans vos films américains ?

Pour mon premier film oui car j'ai voulu le réaliser avec la même méthode que quand je tournais mes films en Tchécoslovaquie. Mais après c'était impossible, notamment à cause des syndicats très puissants en Amérique et pour faire un film là-bas il est indispensable d'être en accord avec eux.

 

Vos films tchèques ont été écrits avec Ivan Passer. Comment ça se passait ?

Je connais Ivan depuis très longtemps. On partageait une chambre quand on était étudiant. On est  très ami. Et en fait on se réunissait, on s'asseyait, on parlait et on écrivait ce que l'on aimait, tout simplement. C'est comme ça que nous collaborions.

 

Cette période a été appelée Nouvelle vague tchèque. La percevez-vous ainsi ?

Oui, c'était une époque formidable. Nous étions 10 nouveaux metteurs en scène environ quand les studios Barandov se sont ouverts et il n'y avait aucune rivalité car nous étions réunis par un ennemi commun : le régime totalitaire et la censure. Ca nous a aidé les uns les autres. On se protégeait.

Aux Etats-Unis ça a été différent, il n'y avait pas cette proximité mais il y avait quand même un soutien. Quand je suis arrivé là bas, j'ai fait mon premier film avec un visa et ensuite j'ai demandé une « green card » mais l'office de l'immigration ne voulait pas me la donner car le syndicat des metteurs en scène leur a dit que trop de gens étaient au chômage et qu'il ne fallait pas faire entrer les étrangers. Mais des metteurs en scène ou scénaristes américains, Schaffner, Lumet, Nichols, chayefsky leur ont écrit pour qu'ils me laissent entrer.

Par contre quelques années plus tard j'ai voulu tourner un film américain en Tchécoslovaquie (Amadeus). Le ministère des finances avait besoin de dollars donc il m'a laissé entrer pour tourner et dépenser le plus d'argent possible. Mais mes collègues tchèques à la cellule du parti communiste aux studios Barrandov n'étaient pas d'accord. Ils ont lutté et demandé au gouvernement de ne pas me faire entrer car j'étais un traitre à leurs yeux. Heureusement, le ministère des finances était plus puissant.

 

 

Comment s'est passée votre arrivée aux Etats-Unis ?

Tout a commencé en 1968, une année folle. J'étais à New York et j'appelle Jean-Claude Carrière pour travailler sur un film. Là on assiste à l'assassinat de Martin Luther King et aux révoltes dans Harlem. Impossible de travailler. On rentre en France en mai car Au feu les pompiers, était en compétition à Cannes. Mais le festival est annulé et Paris est en pleine révolte. Quand tout est rentré dans l'ordre on a voulu aller Prague et là, le printemps de Prague avec les tanks qui dévalent les rues. Finalement on s'est retrouvé à l'hôtel Chelsea à New York. Ce fût une période assez difficile mais passionnante. A New-York en fait je vivais avec deux dollars par jour mais à l'époque on ne pouvait pas mourir de faim là-bas car il y avait de nombreuses épiceries fines qui proposaient des choses à goûter alors dès que j'avais faim je m'y rendais et je mangeais ce que je pouvais !

Là on a eu l'idée Jean Claude et moi de faire un film sur les hippies américains. On avait, avec Ivan Passer, loué une toute petite maison à 3 et on écoutait les histoires autour de nous sur les hippies. Puis on est allé les observer mais on les a trouvé terriblement ennuyants. Ils ne faisaient que fumer, dormir et mendier à longueur de temps. En fait, le véritable drame se jouait chez les parents de ces enfants fugueurs. On a donc décidé de faire un film sur eux, mon premier au Etats-Unis, Taking off.

 

Et après Taking off  vous avez essayé de trouver un autre style ?

Non, pas vraiment mais vous voyez, j'ai commencé comme scénariste en Tchécoslovaquie pour d'autres cinéastes. Ensuite j'écrivais mes films avec Ivan Passer. Mais arrivé aux USA, j'aurais dû écrire en langue anglaise mais je ne parlais pas très bien la langue et je n'arrivais donc pas à fonctionner comme un écrivain. J'aurai pu, mais pas à 100% donc j'ai décidé d'adapter des œuvres d'auteurs américains. Mes films ont donc pratiquement tous été des adaptations de romans ou des scénarios écrits par des scénaristes américains.

 

 

En 1974, vous adaptez Vol au-dessus d'un nid de coucou. Comment ça s'est passé ?

C'est une histoire très compliquée. Après avoir joué dans une adaptation à Broadway, Kirk Douglas a acheté les droits du roman de Ken Kesey en 1962. C'était une grande vedette et il voulait adapter le film en reprenant le rôle principal. Toutefois, à sa grande surprise aucun studio ne voulait financer un tel projet. Il décide donc de le faire lui-même. En 1966, il était à Prague et comme il avait vu mes films tchèques, il m'a demandé si je voulais lire le livre et réaliser le film. J'accepte et il devait m'envoyer le roman mais le livre n'est jamais arrivé. Plus tard, j'ai appris qu'il m'avait envoyé le livre mais la douane tchèque l'a confisqué sans nous prévenir ni lui ni moi. Sept ans après, son fils, Michael, qui ne savait pas que son père m'avait déjà proposé de faire le film, vient me voir et me donne le scénario ! Comme quoi ce film m'était destiné.

Kirk avait, en fait, cédé les droits à son fils et Michael est allé trouver Saul Senz qui lui n'a pas non plus trouvé de studio pour financer le film. Il a décidé de le financer seul avec sa boite de production de disque et un petit budget.

On a tourné le film en décor naturel dans un véritable hôpital psychiatrique. Aucun n'a voulu donner son accord sauf un et d'ailleurs le directeur joue son propre rôle dans le film. Il m'a dit d'accord mais à condition d'employer les patients. On en voit quelques uns dans la séquence qui précède les électrochocs et on en a pris une douzaine pour installer le matériel, s'occuper des machines, etc. Et le directeur avait raison en pensant que ça pourrait les aider. Je me souviens d'un type qui n'arrivait pas à accoler 3 mots qui font sens ensemble et à la fin du tournage il donnait des ordres à tous les autres.

Autre anecdote : dans ce film Jack Nicholson entre dans un monde qu'on ne connait pas et pour jouer les malades mentaux qu'on voit le plus, on a utilisé des acteurs professionnels inconnus à l'époque pour faire plus vrai. C'est donc le premier film de Danny de Vito, Brad Dourif, Christopher Lloyd ou Vincente Schiavelli.

 

Que s'est-il passé avec le chef opérateur ?

J'ai fait la moitié du film avec Haskell Wexler. C'est un excellent directeur de la photo, un perfectionniste mais moi aussi je le suis et deux perfectionnistes ensemble ce n'est pas possible. Pour un chef op' un film idéal ce serait un film sans acteur : rien ne bouge, tout est parfait, comme un tableau. Pour un réalisateur un film parfait ce serait un film sans caméra car elle intimide l'acteur. Donc il faut toujours trouver un compromis et ça n'a pas fonctionné du tout donc après la moitié du film on s'est séparé.

 

 

Quel est votre rapport à la musique ? Elle semble centrale dans votre œuvre.

Je peux m'imaginer acteur, écrivain, metteur en scène mais pas compositeur. C'est une profession qui me semble à la fois géniale et mystérieuse. Je serais incapable de faire ce qu'ils font. Alors en fait je cherche souvent de la musique dans des disques qui existent déjà et quand quelque chose me convient, je vais voir le compositeur pour avoir quelque chose de similaire et je le laisse travailler jusqu'à l'enregistrement. Pour Vol au-dessus d'un nid de coucou le compositeur était Jack Nitzsche. Je l'appelle, il accepte et il nous dit qu'il est prêt mais qu'il n'a besoin de rien. Le producteur qui connait bien le monde de la musique décide d'engager quand même un orchestre symphonique car en général les compositeurs arrivent et finissent par dire qu'il leur faut ceci ou cela. Donc on a amené tout un orchestre philharmonique. Le taxi arrive, Nitzsche sort avec une petite valise. On lui demande ce dont il a besoin et il nous dit : « J'ai besoin d'une carafe d'eau ». On lui apporte, il ouvre sa valise, sort plusieurs verre et là il crée un glassharmonica (harmonica de verre) et il se met à faire de la musique. Après il a simplement ajouté quelques percussions et un ou deux instruments.

 

D'après vous quelle sont les qualités essentielles pour un réalisateur ?

Pour moi la chose la plus importante c'est que le metteur en scène doit être un petit peu écrivain, un petit peu acteur, un petit peu cameraman, et ainsi de suite. Il doit savoir tout faire. Mais un bon metteur en scène choisira toujours pour toutes ces professions des gens largement meilleurs que lui. Et normalement comme ça, ça marche.

 

 

Merci à Cédric Lendemaine et Splendor films.

 

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