Le mal-aimé : Citizen Ruth, la folle comédie qui fait passer Juno pour un Disney

Geoffrey Crété | 13 janvier 2018 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Geoffrey Crété | 13 janvier 2018 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Parce que le cinéma est un univers à géométrie variable, Ecran Large, pourfendeur de l'injustice, se pose en sauveur de la cinéphilie avec un nouveau rendez-vous. Le but : sauver des abîmes un film mésestimé, amoché par la critique, le public, ou les deux à sa sortie. 

 

Affiche

     

"Une comédie culotée et hilarante" (New York Times)

"Laura Dern est tout simplement brillante" (San Fransisco Examiner)

"Courageux, brillant et profondément irrévérencieux" (Washington Post)

"Un premier film sous les meilleurs auspices pour Alexander Payne" (Télérama)

  

 

 

LE RESUME EXPRESS

Ruth Stoops est un déchet de la société : une SDF un peu bête qui eu quatre enfants dont elle a perdu la garde, et se shoote aux aérosols. Après une énième arrestation, elle découvre être encore une fois enceinte. Elle n'a d'autre choix que d'avorter.

Sauf qu'elle tombe sur un groupe de militantes anti-avortement et croyantes : la famille Stoney décide de l'héberger, persuadés qu'ils vont la faire revenir dans le droit chemin en ayant son bébé, et en devenant une figure médiatique de la cause.

Mais l'ingérable Ruth est également récupérée par les pro-avortement qui défendent la liberté des femmes. Une espionne militante la récupère et l'héberge, persuadée qu'elle pourrra la faire revenir dans le droit chemin tout en devenant là encore le visage de leur cause.

Ruth, elle, cherche surtout à avoir de l'argent et les deux côtés lui proposent une jolie somme si elle avorte/n'avorte pas, sous les yeux des médias.

Finalement, après une fausse couche qu'elle garde secrète, Ruth se rend à la clinique pour avorter, récupère l'argent et s'échappe, sans être remarquée par les hystériques sur son chemin, trop occupés à hurler leur cause pour la voir. 

 

Photo

 Swoosie Kurtz et Laura Dern

 

LES COULISSES

Citizen Ruth est le premier film d'Alexander Payne, futur coqueluche de Hollywood avec L'ArrivisteMonsieur SchmidtSidewaysThe Descendants, et Nebraska. Sans compter Downsizing avec Matt Damon, actuellement en salles, c'est aussi son seul film qui n'a pas été au moins nommé aux Oscars - Payne a remporté l'Oscar du meilleur scénario pour Sideways et The Descendants en plus d'être nommé pour L'Arriviste, et a été nommé trois fois comme réalisateur.

En 1990, Alexander Payne est diplômé de UCLA, célèbre école de cinéma de Los Angeles. Repéré avec son film de fin d'études, il gagne un agent et une offre d'Universal pour écrire et réaliser un film. Il se lance donc dans l'écriture de l'histoire d'un vieil homme qui prend sa retraite et réalise qu'il a gâché sa vie - qui servira de base à Monsieur Schmidt une dizaine d'années plus tard. Le studio déteste.

Payne pense à réécrire le projet lorsqu'il trouve une autre idée avec Jim Taylor, son futur co-scénariste, inspirée par l'histoire vraie d'une femme à qui les pro- et anti-avortement ont offert de l'argent. C'est en 1992, et personne ne veut toucher à cette histoire sulfureuse d'avortement qui se moque ouvertement des deux camps. Le réalisateur songe à abandonner lorsqu'il recroise Cary Woods, producteur qui avait essayé de l'enrôler à sa sortie de UCLA, et auquel il avait préféré Universal. Payne expliquait à Creative Sweenwriting : « On a été déjeuner et il m'a demandé ce que j'avais. J'ai répondu, 'Oh rien, juste cette comédie sur l'avortement que tout le monde déteste. Tu ne veux pas lire ça'. Il a appelé mon agent, l'a lu en un week-end, et le lundi, il m'a dit, 'Faisons-le'. Ça a pris un an et demi pour y arriver. »

 

Photo Monsieur Schmidt

Alexander Payne et son Schmidt Jack Nicholson

 

À l'époque, Laura Dern est déjà passée chez David Lynch dans Blue Velvet et Sailor et Lula. Elle a déjà été nommée aux Oscars pour Rambling Rose et a déjà été révélée sur la scène mondiale avec Jurassic Park. Un choix de carrière remarquable donc, dont elle garde un grand souvenir, comme elle le rappelait à Entertainment Weekly à la sortie de Wild (où elle incarne la mère de Reese Witherspoon, héroïne du film suivant de Payne, L'Arriviste) : « Je ne suis jamais tombée plus amoureuse d'un personnage que là. Il n'y avait pas une scène où je ne rotais pas, baisais pas ou vomissais pas. »

 

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LE BOX-OFFICE

Inédit en France, Citizen Ruth a été présenté à Sundance en 1996. Après une sortie limitée aux Etats-Unis en décembre, l'échec a été sans appel : un budget d'environ 3 millions, et à peine 300 000 dollars en salles.

Si L'Arriviste sera également un échec en salles vu son budget de 25 millions (puis un statut de film culte par la suite), il permettra à Alexander Payne d'émerger avec près de 15 millions engrangés.

 

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LE MEILLEUR

Plus de vingt ans après, Citizen Ruth reste une comédie d'une pertinence folle et d'une violence jouissive, qui fait passer Juno de Jason Reitman pour un film de Noël. Alexander Payne dresse un portrait absurde d'une Amérique hystérisée et aveuglée par ses propres démons. Le réalisateur n'a nulle envie d'asséner une leçon de morale pour trancher dans un débat qui court encore deux décennies après : il dézoome pour dessiner un pays rouillé, obsédé par le spectacle, qui a dérivé pour transformer des sujets brûlants en cirques grotesques. Le cinéaste a insisté à l'époque pour dire que le véritable sujet est le fanatisme, et la manière dont tout a finalement plus à voir avec les personnes et leurs egos, que les causes.

Payne refuse de juger Ruth, ce cas social absolu qui ne rêve de rien d'autre que de l'american dream le plus bête (avoir de l'argent pour être heureux et gravir l'échelle sociale). Il en fait une sorte d'héroïne minable, pathétique, que l'Amérique mérite puisqu'elle l'a forgée. Qu'il en fasse finalement la plus futée, qui se tire de la situation malgré son intelligence et son éducation limitées, montre bien sa tendresse pour les marginaux, bien plus que pour les Démocrates ou les Républicains, les croyants ou les athées, les réactionnaires ou les progressistes. Des deux côtés, il y a des mensonges éhontés, des illuminés qui chantent et une liberté toute relative dès lors qu'une frontière établie est franchie.

Pour Laura Dern, c'est un rôle en or. Elle apporte à ce personnage de dégénérée amorale et éternelle hébétée une énergie grandiose, sans courir après l'adhésion ou l'amour du spectateur. Oui, Ruth est née du mauvais côté de la vie, mais le film ne se satisfait pas d'en faire une pauvre victime. Alexander Payne ne cherche pas la pitié du public : Ruth n'est ni une super-héroïne qui s'extirpe de sa condition, ni une petite chose innocente abîmée par les méchants riches. C'est une gamine qui traîne ses casseroles, est trimballée par la folie du monde, mais rappelle qu'en Amérique, la seule issue est de penser à soi-même, à sa réussite, quitte à surfer sur la bêtise profonde des autres.

Autour de Laura Dern, dans l'un de ses meilleurs rôles, et qui a retrouvé Payne dans Downsizing : Mary Kay PlaceSwoosie Kurtz et Kurtwood Smith incarnent à la perfection cette bande de fous furieux plus ou moins bien camouflés, tandis que Burt Reynolds et Tippi Hedren apparaissent comme de lumineuses cerises sur les gâteaux de l'angoisse, comme visages des deux camps. Avec Diane Ladd, mère de Laura Dern, en génitrice de Ruth dans une courte scène mémorable.

 

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LE PIRE

Citizen Ruth a forcément pris un petit coup de vieux vingt ans après, avec l'emballage d'un film indé pas très soigné, notamment la photo de James Glennon (qui suivra Alexander Payne sur ses films suivants).

Le film est peut-être un peu trop conscient et satisfait de sa posture d'oeuvre politiquement incorrecte, plus occupé à aligner les cibles qu'à réellement développer un discours fin au-delà du vif désir de taper tout le monde. D'où un côté mécanique et schématique dans la comédie, qui pourra sembler encore plus poussif avec le recul. 

C'est le premier film d'Alexander Payne, qui gagnera indéniablement en finesse au fil des films. Reste que malgré ses petits écarts et faiblesses, Citizen Ruth est l'un de ses films les plus extrêmes, et probablement le plus énervé et impertinent de sa filmographie.

 

 

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Photo Laura Dern

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