Drone de frimousse
Comment filmer la paranoïa ? En tant qu’art technique, le cinéma entretient une forme de course avec les possibilités technologiques de l’outil caméra, entre attraction et répulsion. D’un côté, ces évolutions ne cessent de renouveler le langage du médium et sa grammaire. De l’autre, elles portent en elles les craintes de nos sociétés de plus en plus hantées par l’ultra-sécurité.
Dans les années 70, Francis Ford Coppola faisait du téléobjectif et des longues focales de Conversation secrète cette menace inquisitrice, capable de zoomer et de scruter la vie de n’importe quel citoyen. Avec les années 90 et 2000, les cinéastes comme Tony Scott (Ennemi d’Etat) et Paul Greengrass (Jason Bourne) ont opté pour une autre méthode. Le surdécoupage de leurs séquences et la multiplicité de leurs angles traduisaient une échappée impossible face à une surveillance globalisée, et simplifiée par l’émergence d’Internet.

Mais jusque-là, les caméras étaient encore globalement fixes. Avec l’arrivée du drone militaire, et sa démocratisation du côté du pilotage sportif et du cinéma, c’est une autre inquiétude qui a émergé. Désormais, l’œil mécanique et voyeuriste peut se déplacer partout, avec une facilité et une discrétion déconcertantes. Pourtant, les travellings spectaculaires permis par le drone, et sa capacité à s’infiltrer dans des espaces improbables n’ont finalement que peu été utilisés par les longs-métrages.
Pendant que le clip et la publicité ont embrassé cette nouveauté esthétique, le septième art en a surtout profité pour remplacer des processus fastidieux (les plans aériens par hélicoptère). Si on enlève Ambulance de ce grand malade de Michael Bay, course-poursuite dans les rues de Los Angeles où les drones rasent les murs et plongent au cœur d’un chaos lui aussi ultra-surveillé, peu sont les films à avoir exploité la spécificité de l’outil.

C’est un oiseau ? C’est un avion ?
A moins que, à la manière des exemples pré-cités, il ne faille le prisme explicite du thriller paranoïaque pour ouvrir la voie. C’est pour cette raison que Drone semble aussi moderne que salvateur. Dès son tour de force introductif, prenant la forme d’un long ballet aérien qui suit une joggeuse avant de s’arrêter sur les appartements d’un immeuble parisien, cette relecture de Fenêtre sur cour déploie l’étendue assez terrifiante de son terrain de jeu.
C’est d’autant plus malin qu’Emilie (Marion Barbeau) est une étudiante en architecture, qui apprend pour ses cours à “réinvestir l’espace”, à percevoir les lieux et leur utilité sous un nouvel angle. Mais pour pouvoir financer son séminaire et son logement dans la capitale, la jeune femme arrondit ses fins de mois avec du caming, le fait de se livrer, en ligne, à des agissements à caractère sexuel contre rémunération.

Le corps d’Emilie est déjà sujet à un regard dévorant, qui prend une tournure cauchemardesque lorsqu’un drone se met à la suivre dans son quotidien, monnayant des virements conséquents. Cet œil neutre, qui se veut à la fois muet et sourd (merveilleuses scènes du point de vue de l’appareil, où le son s’étouffe) marque dans un premier temps son absence d’humanité. Mais bien vite, il métaphorise une pulsion qui dépasse la machine ; un regard intrusif et obsessionnel, qui nous interroge sur notre propre place dans son dispositif.
Certes, Drone n’est en soi qu’une réinvention du Voyeur de Michael Powell, porté par un scénario un peu trop évident dans sa structure. Emilie comprend trop tard qu’elle a passé un pacte faustien avec cette entité abstraite, qui s’immisce de plus en plus dans sa vie. Mais c’est aussi en passant au pur thriller paranoïaque que Drone convainc le plus.

FPV ou FDP ?
Pour son premier long-métrage, Simon Bouisson dépasse les clichés attendus sur notre hyper-connectivité et la vulnérabilité moderne de notre intimité. En nous propulsant régulièrement dans le regard de son mystérieux antagoniste à la manière d’un Superman omniscient, il faut bien admettre que le tour de montagne russe possède une part de fascination et d’excitation. Emilie le partage même dans un premier temps, lorsque le drone l’aide dans ses recherches autour d’un bâtiment désaffecté. Bouisson a bien conscience que ses travellings vertigineux possèdent un élan de nouveauté grisant, qui lui servent en premier lieu à filmer Paris comme jamais auparavant.
Plutôt que de se complaire avec l’horizon habituel de la capitale, habillé par ses monuments les plus identifiés, le réalisateur et ses pilotes de drones bouleversent notre perspective de la ville, et nous emportent avec hypnotisme dans ses suites de lumières nocturnes orangées. Attaché aux banlieues industrialisées de Paris, le film fait de cet urbanisme froid la source parfaite de sa paranoïa, en particulier lorsqu’il fait d’un parking souterrain un lieu d’angoisse oppressant.

Grâce à ce genre de séquence, Drone transforme sa menace volante en véritable boogeyman technologique. La beauté enivrante de ses travellings virevoltants matérialise ce regard auquel on ne peut échapper. Auparavant, les traqués en fuite pouvaient encore espérer un angle mort, un espace que les caméras pouvaient manquer. Ce que filme Simon Bouisson, c’est une vitesse et une adaptabilité des plus terrifiantes de la surveillance, qui ouvre le récit vers des révélations sordides.
On pourrait d’ailleurs reprocher au long-métrage sa fin quelque peu précipitée, qui abandonne en cours de route certains de ses personnages secondaires. Mais cette maladresse s’excuse au vu de la tournure de son jeu de piste. Petit à petit, Emilie se retrouve seule, à la fois proie et final girl de film d’horreur face cette métaphore effrayante d’un male gaze toujours plus violent et abusif. Dans ses prouesses technologiques, la machine a surtout pour faculté de déposséder le corps des autres, de réifier la vie de tout le monde. Le vertige (littéral et figuré) des plans de drone ne tient pas qu’à leur aspect inédit. Il était temps de leur injecter un sens et une valeur, et Drone le fait d’une très belle manière.

Votre article m’a convaincu, je le verrai sans faute (et sans regarder la bande annonce tant qu’à faire )!
Ca faisait longtemps que je n’étais pas intrigué par la bande annonce d’un film français.