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Condamné à échouer : Mr Nobody, l’ambition suicidaire d’un film de science-fiction impossible

Par Ange Beuque
31 août 2024
Condamné à échouer : Mr Nobody, l'ambition suicidaire d'un film de science-fiction impossible

En dépit de sa folle ambition narrative, le film de science-fiction Mr Nobody n’a pas autant marqué les esprits qu’espéré, en plus de constituer un point de bascule dans la carrière de Jared Leto. Mais la proposition hybride de Jaco Van Dormael ne portait-elle pas, dans la radicalité même de son concept, les germes d’un échec inévitable ?

Qui est réellement Nemo Nobody, dernier mortel de la Terre ? Interrogé, le vieillard se lance dans un récit qui part dans tous les sens. Il mobilise une louchée d’entropie inversée à la Tenet, en appelle à L’Effet papillon, mentionne un architecte comme dans Matrix, recourt à des narrations enchevêtrées (et un accident de voiture) façon Cloud Atlas Mr Nobody semble à la croisée d’influences multiples, qu’elles le précèdent ou lui succèdent.

Rien de plus normal pour des univers (science-)fictionnels qui se nourrissent mutuellement, et se plaisent plus souvent qu’à leur tour à déstructurer les chaînes de causalité. Mais si nombre de ces films ont acquis un petit statut culte, la proposition du réalisateur belge Jaco Van Dormael paraît un peu tombée dans l’oubli. Et si sa conception même l’avait condamné à demeurer incompris ?

Nemo Nobody > Lucky Luke

Le déchirement à la sortie

En 2009, Mr Nobody se sent prêt à devenir quelqu’un. Pour se révéler aux yeux du monde, il aimerait intégrer la compétition du festival de Cannes, qui avait honoré Toto le héros, première œuvre de Jaco Van Dormael, d’une Caméra d’or en 1991. Mais contre toute attente, les faiseurs de rois de la Croisette hésitent.

Sur le papier pourtant, le film apparaît comme un excellent candidat, susceptible de faire l’événement. Son réalisateur est entré dans une dimension à part après le triomphe du Huitième jour. 13 ans de silence se sont écoulés depuis : une si longue gestation a forcément aiguisé d’autant les curiosités.

Le Hasard de Kieslowski

De surcroît, l’ancien metteur en scène de spectacles de clown n’a pas fait les choses à moitié. Six mois de tournage ont été nécessaires pour donner corps à Mr Nobody, à cheval entre la Belgique, l’Allemagne et le Québec, avant une pleine année de postproduction. Avec ses 33 millions d’euros de budget, c’est tout simplement le film le plus cher du cinéma belge à date, et une anomalie dans le paysage européen.

Le problème, c’est qu’il n’a pas encore achevé sa mutation. La version soumise à Cannes n’est pas finalisée et pâtit d’une longueur peut-être trop gourmande. La sentence tombe : Mr Nobody pourra être présenté à Cannes, mais seulement hors compétition. Vexé, son producteur Philippe Godeau refuse tout net.

Il n’y a que deux moments pénibles pour tout réalisateur, le moment du financement, et le moment où le film est fini, qu’il doit sortir et qu’on te rappelle que c’est un produit.

Jaco Van Dormael pour le site du cinéma belge Cinergie
Mystairs et boule de gomme

Pour ne rien arranger, Wild Bunch, en charge du film à l’international, met son grain de sel dans le processus créatif. Des désaccords avec Van Dormael aboutissent à faire coexister plusieurs montages, qui peuvent librement être exploités à l’appréciation du distributeur. On ne pourrait imaginer meilleure mise en abîme pour une œuvre traitant de la diffraction de l’identité au gré de nos choix…

C’est finalement la Mostra de Venise qui offre à Mr Nobody un acte de naissance en bonne et due forme, dans une version amincie, pour une avant-première couronnée de quelques prix secondaires. Mais le film reste difficile à appréhender : la réception critique et publique se révèle, à l’image du récit, très indécise, comme bipolaire.

Il est dangereux de se pencher

Le déchirement d’une genèse à rallonge

Mr Nobody trouve sa source dans un court-métrage de douze minutes de Van Dormael datant de 1982, È pericoloso sporgersi. Celui-ci creusait déjà la question du choix et de ses conséquences autour d’un enfant courant sur un quai, tiraillé entre son père et sa mère.

Après la déferlante du Huitième jour en 1996, alors que toutes les portes lui sont grandes ouvertes, le réalisateur n’est pas si pressé de capitaliser sur son succès. Il poursuit ses mises en scène théâtrales et profite de sa famille. Mais l’envie de développer son court-métrage ne le lâche pas.

Entre-temps, la sortie de Pile et face de Peter Howitt et Cours, Lola, cours de Tom Tykwer sur des concepts proches font évoluer sa réflexion et l’obligent à se démarquer. Van Dormael s’attelle à l’écriture et lui consacre plusieurs heures par jour, pendant que ses enfants sont à l’école. Il procède avec un système de fiches de couleur réparties sur trois tables qu’il recoupe, cumule et complète au fil de l’eau. Au final, sept ans lui seront nécessaires pour en venir à bout.

Le neuvième jour, il s’endormit sur un banc

Entre-temps, le « petit projet pas cher » est devenu un monstre, qui nécessite notamment le développement d’un futur crédible. Le montage financier s’annonce complexe : comment concilier son caractère expérimental et ses exigences budgétaires bien éloignées du tout-venant européen ? Par loyauté et par amitié, le producteur Philippe Godeau va débloquer les choses en couvrant à lui seul 50% des besoins via la Pan-Européenne, au prix de généreuses garanties personnelles. À la suite de son acte de foi, Pathé et Wild Bunch prennent le train en route.

Reste à trouver des visages susceptible d’incarner aux yeux du public ce concept un brin obscur. Pour ce qui constitue son premier travail en langue anglaise, Van Dormael rassemble un casting international. Diane Kruger l’intègre à la suite d’une défection. Sarah Polley tombe sous le charme du scénario, après s’être détournée des blockbusters hollywoodiens suite au tournage notoirement difficile (donc dans la norme de Terry Gilliam) des Aventures du baron de Münchhausen.

On attend la version polyamoureuse

La plus belle prise reste celle de Jared Leto, alors au sommet de sa renommée. Après sa révélation dans la série télévisée Angela, 15 ans, il a explosé devant la caméra de Darren Aronofsky dans un Requiem for a Dream dopé aux envolées obsédantes de Clint Mansell, avant d’enchaîner les collaborations prestigieuses : David Fincher, Oliver Stone, Andrew Niccol…

Mr Nobody lui permet de donner libre cours à son goût pour la transformation, puisqu’il peut s’y grimer en vieillard et s’entraîner à ricaner comme le Joker. Ironiquement, à la suite de ce film, sa trajectoire s’infléchit : Leto disparaît quasiment des écrans pour se consacrer à la longue tournée de son album de rock This is war. Il lui faudra dix ans pour accepter un nouveau premier rôle, dans le thriller The Outsider.

Requiem for a nightmare

Le déchirement des choix narratifs impossibles

Zugzwang ! Aux dames, ce terme désigne une position qui condamne le joueur à se fragiliser au prochain coup. L’inaction serait la meilleure stratégie, mais les règles l’en empêchent. C’est un peu ce qu’évoque l’écriture de Mr Nobody : si elle s’est tant étendue, étirant par ricochet le développement, c’est parce que le cinéaste refuse de laisser son film se faire enfermer.

Jaco Van Dormael tente de saisir en images une matière extrêmement abstraite, adossée à un gouffre philosophique : quel est l’impact concret de ces décisions cruciales que nous sommes tous amenés à faire à certains moments de nos existences ? Lui décide d’en explorer simultanément les alternatives. Car choisir, c’est renoncer, et le réalisateur ne veut renoncer à rien.

Le maitre du haut château

Il lutte contre l’aspect simplificateur du medium cinématographique pour élaborer une forme de film quantique, un scénario de Schrödinger. Entropie, flèche du temps, multivers, effet papillon, théorie du chaos : Mr Nobody brasse de nombreuses notions, bravant le risque de trop-plein. « J’avais envie de faire sentir ce gouffre né de l’infinité des possibilités« , témoigne-t-il dans le dossier de presse.

Soucieux d’intelligibilité, il cherche avec son chef opérateur des moyens pour permettre au spectateur de se repérer dans les « univers » enchevêtrés de son récit. Passé lui aussi par l’INSAS, une école de cinéma bruxelloise, Christophe Beaucarne conçoit des grammaires visuelles distinctes : il use du flou, des distances, des couleurs pour caractériser les différentes existences de Nemo Nobody. Pour autant, Van Dormael assume le risque de la confusion.

God yu tekkem laef blong mi

En fait, c’est presque une forme de libération. Les réponses simples sont celles de la politique, de la publicité, de la communication. Les artistes doivent rappeler que le monde est complexe, que la plupart du temps, on ne comprend rien du tout. Et pourtant, chercher à comprendre ne veut pas dire qu’il faut trouver une réponse.

Cinergie

En parallèle de la production, trois ans avant la sortie, Jaco Van Dormael fait le choix atypique de publier son scénario aux éditions Stock. Par cette astuce, il soustrait une bonne fois pour toutes Mr Nobody à la sclérose d’une définition figée. « Publier un scénario, c’est lui donner une autre vie que celle du film. Le lecteur a une autre lecture, d’autres images, d’autres comédiens« , témoignait lucidement le réalisateur pour Cinergie. Aveu d’impuissance ou acte ultime d’humilité ? Les deux à la fois, sans doute…

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Commentaires
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salamaflo

C’est un film difficile à résumer, à définir. De multiples chemins sont explorés, des questions se soulèvent et parfois ne trouvent pas de réponse.
Cela le rend riche et mérite plusieurs visionnages car il titille une part de notre inconscient. Rien que pour cela, bravo !
En lisant l’article, j’aurais aimé savoir combien de versions sont disponibles ?

Jaco Van Dormael

Merci à tous ceux qui ont vu « Mr. Nobody », merci pour tous les retours que j’ai reçu pendant des années. Le film vous appartient. Pour moi personnellement, c’est le film dont je suis le plus fier, c’est ma plus grande réussite. Je ne sais pas pourquoi un film « marche » ou « ne marche pas », et je ne crois pas ceux qui disent qu’ils savent. Le film est une bouteille jetée à la mer et c’est toujours un miracle quand quelqu’un la trouve. Mr. Nobody est un film sur la complexité. C’est un film qui essaie de cultiver notre incertitude. Le doute nourrit la curiosité.  Jaco Van Dormael

Prisonnier

Il fait parti de ma petite dizaine de films préférés toute époque.
Il est rangé dans mes blu-ray à côté de cloud Atlas et de quelque part dans le temps, entre eternal sunshine et little children.
Et cette BO. Quel kiffe ce film