Quentin Tarantino a beau dire le contraire, Kill Bill rappelle forcément La Mariée était en noir, de François Truffaut. Avec Jeanne Moreau dans le rôle de la mariée éprise de vengeance.
1968, France : la plage sous les pavés, la rage dans la mariée. Bien avant Quentin Tarantino et son saignant Kill Bill, un François Truffaut sous forte inspiration hitchcockienne nous offrait déjà un avant-goût de vengeance sur le mal/mâle avec le récit d’une veuve noire, bien décidée à supprimer les coupables de la mort tragique de son mari.
Ici, pas de Béatrix Bruce Lee en combinaison jaune canari, mais une toute aussi grande dame, sans états d’âmes : Jeanne Moreau en mode Jeanne Dark, munie tout comme la blonde de Quentin d’une liste “à zigouiller“.

Coup d’œil dans le rétro sur le glaçant La Mariée était en noir, adaptation du livre de William Irish et surtout l’un des plus virtuoses et pourtant injustement méconnus chefs-d’œuvre de Truffaut. Et comment malgré le reniement du réalisateur de Kill Bill, sorti trente-cinq ans plus tard, un nombre de similitudes fascinantes rapprochent avec évidence ces deux films passionnants (enfin trois, si on sépare Kill Bill Vol. 1 et Vol. 2).

TOUS DES OBSÉDÉS
Tous des obsédés, à commencer par François Truffaut lui-même. Rappelons que le réalisateur du Dernier métro était un amoureux des femmes à l’écran et vouait en particulier un culte à leurs jambes. Il adorait que la focale soit mise sur de jolies gambettes en action. Objets de désir que l’on retrouve dans L’homme qui aimait les femmes en 1977 : il n’y a qu’à voir l’affiche du film, ainsi qu’écouter les paroles de son héros décrivant les jambes des femmes “comme des compas arpentant le globe terrestre en tout sens”.
Même exemple criant pour son dernier film, Vivement Dimanche en 1983 : le personnage de Jean-Louis Trintignant passe le plus clair de son temps dans un sous-sol, à épier avec émerveillement les pas pressés de ces demoiselles. Par ailleurs, faisons du pied à Quentin Tarantino. Il n’est pas en reste côté fétichisme et laisse en 2004 la caméra se délecter des petons d’Uma Thurman, toujours sexy à ses yeux même dans le contexte du cercueil de Kill Bill 2.

Dans le cas de La Mariée était en noir, l’homme moyen n’est donc pas moins coupable de ses chimères et ne pense aussi décidément qu’à “ça”. La descente d’escalier de Jeanne Moreau sous le regard plus pervers tu meurs de l’excellent Michael Lonsdale en est une démonstration irrésistible. De même, la pin-up clouée aux murs de la chambre d’un Michel Bouquet à la bouille de bébé drôlissime, ou encore le bruit du frottement de bas “nylons” chez un Claude Rich délicieusement bêta.
Quant au personnage de Charles Denner, pas fou, il en a fait son métier : peindre des femmes toute la journée. Soulignons le fait que ces dames sont esquissées à la manière du surréalisme et l’on obtient l’idée ultime de Truffaut : un monde d’hommes hanté par une représentation inatteignable et fictive du “Elle“.
Le pire est que toute cette imagerie se révèle être la conséquence du danger guettant les cinq victimes : des mâles si aveuglés par leurs fantasmes qu’ils ne perçoivent en rien la détresse réelle de l’héroïne, qui plutôt qu’une « apparition », incarne l’ange de la mort nommé Julie Kohler. Vraiment pas contente.

”JE NE SUIS PAS FOLLE VOUS SAVEZ“
L’héroïne de Truffaut est quant à elle hantée par un terrible drame : le jour de son mariage, elle sort de l’église victorieuse aux côtés de David, son mari et amour de jeunesse. Un coup de cloche, un coup de feu. David est atteint à la poitrine et s’affale sur les marches de l’édifice. Un choc dont la petite fille ne se relèvera jamais.
Julie demeure figée dans le passé, tout autant dans son allure, de par son style vestimentaire, que par le fait qu’elle habite encore chez sa mère. Mais une enfant, elle l’est surtout restée dans ses propres pensées, qu’elle ne cesse d’adresser à David ; notamment lors de la longue scène du flash-back du meurtre, filmée sans paroles mais en musique, tel un opéra sublimement sinistre.

Ainsi, le passé est partout présent : tant dans le 45 tours qu’elle lance à chaque élaboration de l’un de ses crimes, que dans les fleurs qu’elle arrose, douloureux clin d’œil à la tombe fleurie du disparu. La jeune femme est également traversée par des cauchemars à répétition, intensifiés par la technique du zoom en rafale, visible lors des multiples tentatives de suicide qu’elle vit et se repasse en boucle. Julie est morte le même jour que son fiancé et demeure à la fois mariée et veuve pour l’éternité.
Blanc ou noir, le film montre bien à quel point elle est torturée entre ces deux entités, même lorsqu’elle emprunte un tablier de femme au foyer. La dernière robe qu’elle arbore est particulièrement évocatrice : blanche, traversée voire agressée par une forme noire menaçante aux angles aigus. La Mariée est plus que jamais déchirée.
Tout en étant moins surligné, le Kill Bill de Tarantino joue aussi sur cette dualité. En kimono blanc ou en tenue de motarde, Béatrix toute recouverte de cuir noir, brille et scintille comme une lame de katana dans les ténèbres de Tokyo. Et elle aussi est hantée par un jour de mariage qui a tourné à la tragédie.

C’EST SI BON D’ÊTRE MAUVAIS
Si Julie manipule tous les hommes qu’elle croise sur son chemin, Truffaut prend un malin plaisir à jouer avec les attentes de son spectateur. Tantôt il les conforte, à coups de fondus enchaînés à répétition, comme lorsque son héroïne envoûte le pauvre Michel Bouquet, ensorcelé par le “filtre d’amour”. Tantôt il s’amuse à les déjouer. Par exemple, lorsqu’elle attrape le couteau de cuisine, non pour trancher la tête de Michael Lonsdale, mais uniquement couper le fil du téléphone. La jouissance de “l’évènement“ est alors retardée.
Le metteur en scène fait également de son spectateur un voyeur complice d’une meurtrière. Celui-ci se retrouve piégé, notamment lors d’un plan serré montrant Julie manipulant avec tact le poison, dans une chambre rouge sang. Cette mise dans la confidence, additionnée au désir inaltérable de vengeance de l’héroïne, produit chez nous un plaisir coupable génial. On se réjouit même de chacun des gestes de cette dernière, pourtant empreints d’une perversité monstrueuse.

L’ingéniosité de Truffaut se perpétue aussi face à l’impression délicieusement enivrante de férocité, contrebalancée par une candeur perpétuelle. Il n’y a qu’à regarder le long plan-séquence du cache-cache entre Julie et Cookie, illustrant le jeu d’enfant, avant celui plus adulte du meurtre de son cher papa. Ce principe du décalage de tons intéresse également l’américain Quentin. Dans Kill Bill, rien de tel qu’une bonne dose d’humour corrosif pour faire passer la pilule de l’extrême violence. En témoignent les voix douces et légères de l’héroïne et Vernita Green en pleine baston ultra saignante dans la cuisine.
Par ailleurs, chez Truffaut nous sommes dans l’élégance froide du contrôle : le joli carnet en cuir et le stylo racé pour une héroïne à la coupe de cheveux aussi droite que ses accessoires. Tandis que Kill Bill nous ramène à l’odeur du bon vieux marqueur noir sur un bout de papier, tout cela dans les mains d’une Béatrix à la blondeur ébouriffée.

LES BONS ET LES MAUVAIS CHASSEURS
Dans La Mariée était en noir, Jeanne Moreau incarne une véritable guerrière manipulant avec une facilité déconcertante ses victimes, les hommes. Et ce non seulement grâce à son pouvoir de séduction irrésistible, mais aussi à son étiquette de femme au foyer : Julie s’invite donc sans gêne chez sa victime maladroite, incapable de s’occuper d’un enfant et de faire la popote, lui. Truffaut prouve alors une fois de plus qu’un chasseur sachant chasser… est une chasseuse.
Car si les hommes ne pensent qu’à faire joujou avec un fusil, comme le souligne largement le flash-back du meurtre, Julie elle, a bien plus d’une corde à son arc. Ses congénères masculins représentent le “vrai“ sexe faible. Ils sont maladroits, tel Claude Rich empêtré dans “l’enfilage“ laborieux de ses pantoufles. Ils sont vantards aussi, parce qu’ils peuvent “deviner les mensurations d’une femme à deux centimètres près ». Enfin, ils sont puérils, lorsqu’elle refuse leurs avances.

Ils sont ainsi condamnés dès le début à être descendus, et descendent même en enfer comme l’illustre avec brio leur fuite en vitesse par l’escalier de secours de l’immeuble après le drame. Truffaut adresse un énième clin d’œil à son spectateur en prenant au pied de la lettre la métaphore.
Le cinéaste porte aux nues une Jeanne Moreau devenue Jeanne d’Arc, lors de sa métamorphose en Diane ”tout court“ chez le peintre. Il en fait une grande héroïne (ou anti-héroïne) féministe, comme Tarantino des années plus tard. Et comment ne pas prendre l’exemple le plus cocasse du film : Le Parrain japonais, interprété par une Lucy Liu impitoyable, qui va trancher la gorge du premier qui ose la remettre en question. Hara kirira bien le dernier.

Largement inspiré par Alfred Hitchcock (il y a même Bernard Herrmann à la musique), François Truffaut réalisait ainsi un petit classique du « revenge movie », avec une forme taillée pour le grand public et un fond d’une profondeur saisissante.
L’œuvre réussit aussi tout en finesse à rappeler la place de l’enfant, un être bien plus grand que les adultes. Pour preuve, seul le petit Cookie perçoit la présence de la tueuse qui les file à pattes de velours, lors du plan subjectif de l’école jusqu’à la maison. L’intelligence et la maturité des enfants, Tarantino les a aussi mises en avant : la petite fille dans Kill Bill, Nikki, est un trouble-fête lors du combat entre Béatrix et sa mère. La gamine est trop fine pour être dupée. Sans dire le moindre mot, elle exprime toute l’élégance du mot sagesse. Vive l’enfant-roi.
Vous m’avez chauffé. Je l’ajoute sur ma watchlist