La réalisatrice britannique Rose Glass fait parler d’elle grâce à la sortie du thriller gonflé aux stéroïdes Love Lies Bleeding, avec Kristen Stewart et Katy O’Brian. C’est l’occasion de revenir sur son premier – et excellent – film, Saint Maud, dont Morfydd Clark tient le haut de l’affiche.
Saint Maud est à la fois un film maudit et béni. Maudit, parce qu’après un début de carrière au Festival international du film de Toronto en 2019 et son sacre à Gérardmer en 2020, la distribution du film s’est prise le COVID en pleine figure, et sur le sol français, après avoir été maintes fois repoussée, sa sortie en salles fut tout simplement annulée et remplacée par une sortie en VOD. Mais béni aussi, parce qu’en plus du Grand Prix à Gérardmer, le film n’en fut pas moins multirécompensé aux BAFAs, aux London Film Critics Circle Awards et autres. Pour un premier film, c’est plutôt pas mal.
Avec Morfydd Clark (qui a explosé depuis grâce à la série Le Seigneur des anneaux : Les Anneaux de Pouvoir) et Jennifer Ehle (l’Elizabeth Bennet de l’Orgueil et Préjugés de la BBC) au casting, Saint Maud raconte l’histoire d’une jeune infirmière à domicile aux tendances mystiques. Chargée de prendre soin d’une ancienne gloire de la danse aux portes du trépas, Maud voit en sa tâche l’occasion de prouver sa dévotion à Dieu, et ce par n’importe quels moyens. Retour sur ce qui fait du premier film de Rose Glass l’une des plus belles perles horrifiques de ces dernières années.

Saint Maud-ite
Comme chaque film fantastique qui se respecte, Saint Maud fait tout pour ménager la possibilité d’une double lecture rationnelle ou surnaturelle, surtout lors de son final embrasé. Prenant la religion pour sujet d’étude, le film ne fait ni plus ni moins que questionner l’existence de Dieu. La réfuter, la prouver… ou un peu des deux. C’est par la petite lorgnette de l’esprit dérangé de Maud que Rose Glass va interroger la manière dont la croyance agit sur les individus : quel est le premier de l’œuf ou de la poule, de la foi ou de la folie ? Toutes ces thématiques sont posées dès la première séquence.
Silencieuse, assise dans le coin d’une salle d’hôpital sombre, Maud a les mains en sang. Sur la table d’opération, un corps inerte penchant vers le sol. Cet instant suit-il une tentative désespérée de sauver une vie, ou un assassinat ? Maud trouve sa propre réponse : sur le plafond sale se promène un cafard, qu’elle se met à observer avec intensité et émerveillement, littéralement comme si elle avait vu Dieu. Est-ce que Dieu et son pouvoir peuvent s’incarner dans la moindre créature, même la plus vile, pour guider les âmes perdues ? Ou est-ce que ces âmes perdues seraient capables de se perdre dans le mensonge de Dieu au point de vénérer un vulgaire insecte ?

La religion est d’abord salvatrice pour Maud : jeune femme seule aux codes sociaux défaillants, qui erre sur un front de mer morne et gris, pour elle la foi est ce qui vient, comme de juste, illuminer et donner vie à chaque parcelle de ce qui s’incarne autour d’elle. D’un insert sur la soupe qui palpite comme de la chair vivante aux plans qui font battre le motif du papier peint comme un cœur, la Maud croyante est enveloppée de toute part par l’amour de Dieu qui pénètre tout autour d’elle. Mais les choses se délitent autour de la jeune femme, et ce qu’elle prendra jusqu’au bout pour un accompagnement divin semble n’être en fait qu’une aggravation de ses troubles psychologiques, qui la mèneront jusqu’au meurtre.
Quels sont-ils, ces “troubles” ? En réalité, le film ne vise aucune maladie en particulier, et c’est tant mieux. Le mal-être de Maud et son besoin désespéré de contact et de sens dans sa vie, paumée qu’elle est dans une petite ville peu riante, pourraient être communs à n’importe qui et expliquent la ferveur religieuse qui s’empare d’elle. Ce qui rend cette ferveur destructrice, c’est sans doute un léger complexe de supériorité et un besoin viscéral de toucher la vie du doigt, d’aller chercher une vérité au plus profond de l’être, même si c’est concrètement… dans une cage thoracique.

Je suis ravi, Thérèse
Mais il serait faux de penser que la représentation du point de vue de Maud ne s’appuie sur aucune réalité médicale. En effet, les séquences montrant les extases de la jeune femme reprennent très fidèlement, avec moins de paillettes et plus de moiteur, la description des extases de Thérèse d’Avila tel qu’elle les a elle-même retranscrites au XVIe siècle. Des épisodes mystiques depuis interprétés par certains comme des crises d’épilepsie. Transverbération ou épilepsie, c’est une autre des ambiguïtés interrogées par le film. Thérèse d’Avila écrit, dans sa biographie, qu’un ange est un jour venu transpercer son cœur d’un dard en or, lui donnant douleur et plaisir intenses, la faisant entrer en communion avec Dieu.
“La douleur était si grande qu’elle m’arrachait des soupirs, et la suavité que me donnait cette très grande douleur était si excessive qu’on ne pouvait que désirer qu’elle se poursuive, et que l’âme ne se contente de moins que Dieu.” Un équilibre entre déchirure et orgasme, c’est tout à fait le point de rupture auquel Rose Glass emmène sa Maud dans les séquences d’extase dont l’image est coupée au moment où le point culminant est atteint, déformant une fraction de seconde le visage de la jeune femme en quelque chose de monstrueux. Des coupures abruptes qui viennent, par le montage, participer non seulement à la dimension horrifique du film, mais aussi à la double lecture qui fait son ADN.

En 2022, dans Le Monde, le médecin et journaliste scientifique Marc Gozlan a dressé de nombreux parallèles entre les extases de Sainte Thérèse et les symptômes d’une certaine forme d’épilepsie. “Exceptionnellement, des patients épileptiques présentent une personnalité caractéristique associant une hyper-religiosité, […] et un sens exacerbé des valeurs éthiques et morales”, écrit-il. Situant la possible origine de cette épilepsie dans le cortex insulaire, il ajoute que “la région de l’insula apparaît être impliquée quand le sujet déclare ressentir des sentiments de beauté, de bonheur intense, de clarté, de béatitude, de complétude, autant de symptômes entrant dans le champ de ce que l’on appelle des crises mystiques.”
Encore une fois, la description de ces symptômes est parfaitement mise en scène par Rose Glass et interprétée par Morfydd Clark. Les angles de caméra, la lumière qui change d’intensité, Maud qui se voit pousser des ailes d’ange… Tout semble évoquer l’entrée du divin dans le quotidien, si on veut bien oublier les cafards et les ampoules poisseuses qui permettent au spectateur de garder les pieds sur terre. Jusqu’à l’arrivée de la séquence du feu d’artifice, au cours de laquelle Maud subit ce qui est précisément représenté comme une crise d’épilepsie. A terre, la jeune femme est prise de convulsions, tandis que de la salive coule de sa bouche, et ce après avoir contemplé des lumières vives.

La définition du style Rose Glass
Mais la double lecture existe encore, puisque l’instant d’après, voilà notre héroïne qui lévite doucement dans les airs, les symptômes de sa maladie se changeant en manifestation divine. Si cette séquence accole les deux phases sans les mélanger, laissant le doute persister sur la véracité d’un potentiel geste de Dieu, le film assoit davantage son point de vue lors de la séquence finale, qui superpose le fantasme de Maud et la cruelle réalité dans laquelle elle brûle vive. A moins que la véritable intervention divine de cette histoire soit justement le châtiment de celle devenue meurtrière ?
Avec ce film, Rose Glass impose un style de mise en scène passionnant, qu’elle reprend dans son deuxième film Love Lies Bleeding. Un style qui va chercher la palpitation dans le moindre morceau de chair vivante ou inerte, pour interroger ce qui bout dans chaque particule de ce qui fait la vie. Si, dans Saint Maud, c’est la foi qui est choisie pour prisme, dans Love Lies Bleeding, il s’agit aussi d’un rapport sacré au corps, mais beaucoup plus organique que spirituel. Dans les deux cas, la référence à William Blake dans Saint Maud est particulièrement pertinente, et sonne comme une note d’intention de la réalisatrice.

L’héroïne du film parcourt un livre des tableaux du peintre, dans lesquels elle perçoit, là aussi, une représentation du divin. Pas étonnant que le pinceau de Blake parle à son âme, puisque l’artiste prétendait toucher au réel en tordant le réalisme, en peignant des images dignes d’hallucinations, aux proportions inégales, quitte à être critiqué par ses pairs. C’est la même intention esthétique qui déforme le visage de Maud lors de ses extases, faisant basculer chaque fois de peu la jeune femme dans un rêve… finalement plus réel que la réalité ? Car plus intense, plus vivant, plus mouvant ?
Une réflexion prolongée dans Love Lies Bleeding, puisque ce second film parle, lui aussi, autant de la beauté que de l’horreur de la dévotion totale et du sacrifice. A n’en pas douter, en seulement deux œuvres (et ce, même dès la première), la jeune réalisatrice britannique a su proposer une nouvelle approche passionnante du genre, et revenir sur Saint Maud donne plus envie que jamais d’attendre déjà un troisième film.