Désarmement démographique
« Désormais, vous avez le choix de mourir ou d’apprendre que ce qui va contre la raison va contre la vie. » C’est l’ultimatum fondamental de l’autrice Ayn Rand dans son roman La Grève. Un livre passionnant… mais surtout, un codex majeur pour appréhender la philosophie moderne qui vise à tendre vers une société optimisée et libérale. Ainsi, on retrouve beaucoup de La Grève dans le premier long-métrage de Fleur Fortuné : L’Évaluation. Dans le futur qu’il nous montre, la société a éradiqué la vieillesse et la maladie. L’humanité semble avoir atteint une forme d’optimisation totale.
Quelques élites (définis comme des scientifiques ou inventeurs) vivent en exil dans un nouveau monde, tandis que l’ancien s’effondre. On retrouve dans ce cadre l’illustration d’une hypothèse d’Ayn Rand selon laquelle la disparition des plus grands esprits de notre société serait la cause de sa chute immédiate. Au nom du progrès, il aurait fallu laisser tout pouvoir à ses visionnaires et les laisser nous sauver plutôt que brider leurs moyens d’action. C’est une morale qu’on a récemment retrouvée par exemple dans le film Megalopolis de Coppola, en 2024.

Dans L’Évaluation, donc, on observe ainsi un avenir dans lequel deux de ces génies vivent paisiblement dans leur maison high-tech, près d’une plage morose (une certaine idée du paradis). Ils jouissent de leur immortalité sans pour autant être absolument satisfaits. L’optimisation de la vie éprouve ainsi ses premières limites. Un désir égoïste va en effet venir chambouler leur vie privilégiée. Le désir d’avoir un enfant.
Un postulat de départ très éloquent car, à lui seul, il expose un paradoxe moral dans l’idéal d’un progrès souverain. Si les hommes sont immortels, ont-ils alors besoin de se reproduire ? Du point de vue de la raison, cela n’a pas de sens. D’autant plus que la surpopulation serait le fléau le plus à craindre pour une humanité qui ne vieillit tout simplement plus. Le souhait de donner la vie est donc… contre la raison ? Dès son amorce, L’Évaluation nous fait ainsi se poser quelques bonnes questions. Mais on ne s’arrête pas là.

En guise de solution au casse-tête de la parentalité (incarnant cette soif de vie en dépit de toute raison), le gouvernement a donc pensé à quelque chose. Une évaluation qui déterminera si un couple est apte, ou non, à s’occuper d’un enfant. Comme un examen de conduite, mais on n’a qu’une seule chance. C’est au mérite que l’État décidera qui peut être parent, afin de restreindre au maximum la natalité. S’il paraît déjà grotesque de faire évaluer ce genre de mérite par un quelconque technocrate, la méthode utilisée est encore plus farfelue… et bizarre.
La méticuleuse Virginia (interprétée par Alicia Vikander), au départ froide et sévère, va ainsi agir comme si elle était la fille de Mia (Elizabeth Olsen) et Aaryan (Himesh Patel). Un déstabilisant jeu de rôle qui démarre comme une farce avant de devenir un véritable miroir aux alouettes. C’est la ligne directrice de L’Évaluation qui est franchement très efficace. L’idée est aussi bonne que troublante, soutenant avec subtilité une pertinente analyse de caractères. Observer l’auto-destruction d’un couple, alors qu’il est soumis à un simulacre de parentalité, c’est une mise en situation assez fascinante. Et les comédiens du film réussissent parfaitement le pari de rendre tout ce malaise aussi tangible que possible.

Alicia vit Kinder
Tant que le long-métrage se restreint au presque huis clos (utilisant la maison et la plage comme seuls limites de son univers), il se donne une chance de maîtriser son propos. D’autant plus que sa réalisation est soignée. Dans la première partie de L’Évaluation, la mise en scène lorgne entre du Yórgos Lánthimos et du Darren Aronofsky, notamment pour ce qui est d’évoquer le malsain et le transgressif. La lente descente aux enfers du couple est adroitement dessinée entre des murs étouffants et articulée autour d’une dynamique de pouvoirs en constante mutation.
Par ailleurs, si cette terrible confrontation fonctionne si bien, c’est grâce à la performance d’Alicia Vikander (qui prouve une fois encore, s’il fallait en douter, de son remarquable talent). C’est sur sa faculté à basculer de son rôle de technocrate inquisitrice à celui d’un enfant turbulent, en un claquement de doigt, que repose toute la force évocatrice du film. L’illusion est telle qu’il dupera d’abord le couple. Puis même le spectateur s’y trompera au bout d’un moment. L’illusionniste Vikander est redoutable.

Certaines séquences entre Elizabeth Olsen et Alicia Vikander sont étonnantes de surréalisme. Tandis que Virginia émule parfaitement l’attitude d’une fillette, Mia cède peu à peu à la plus étrange des tendresses. Elle devient alors une mère Don Quichotte sincèrement touchante, dont on ne peut ignorer le désespoir humain – trop humain. C’est sans doute durant ces scènes-là (notamment celle du bain, assez géniale) et ce type d’interaction – à la fois simples et d’une ambiguïté saisissante – que L’Évaluation arrive au plus fort de son potentiel… avant de se perdre.
Il est en effet assez regrettable que, malgré ses atouts, le film dévie (vers sa moitié) de sa route. Il va perdre ainsi en radicalité, mais aussi en profondeur, manquant d’explorer l’essentiel (la nature ambivalente de la parentalité, la question des liens du sang, la dépendance affective parent-enfant, etc.) pour s’égarer à la place dans des sujets satellites, plus académiques et superficiels. La séquence du dîner entre amis amène avec lui tous ces problèmes, invoquant plein de personnages secondaires inutiles qui ne servent qu’à ouvrir des intrigues secondaires faibles.

Plus problématique encore, le film ne se fait plus assez confiance et ajoute bientôt à sa narration plusieurs dialogues lourds et surexplicatifs sur le passé des protagonistes et sur le monde dans lequel ils vivent. Du même coup, on perd aussi ce côté « théâtre à trois » sartrien qui marchait impeccablement et ajoutait au malaise du récit. Malheureusement, L’Évaluation va continuer à perdre en puissance en allant vers sa fin.
Le film s’enfonce davantage dans les justifications avec un épilogue qui désamorce trop de choses et sacrifice son culot pour arrondir les angles de son scénario. Tout ça pour conclure de manière (trop) convenue et sur un ton mélo. Tant pis : L’Évaluation reste intéressant, malgré ces faiblesses. Son ingénieuse mascarade pousse les génies exilés (cousins des grévistes d’Ayn Rand) à révéler que c’est parfois leur raison qui s’oppose à la vie. Et à force d’exister raisonnablement, sans vie, il ne reste effectivement qu’à mourir. Une pertinente réflexion développée par un chouette premier film.
L’Évaluation est disponible sur Amazon Prime Video depuis le 8 mai

J’ai bien kiffé