Dès le carton introductif, un doute s’installe. Un court texte nous annonce que nous nous apprêtons à découvrir une version du film supervisée par son auteur, mais dans laquelle il ne se serait pas investi. Étrange mise en garde, qui vient conclure des mois de promotion acharnée, de notes d’intention ravageuses et d’annonces tapageuses. Comme si la censure (le mot est lâché) était venue cueillir l’artiste innocent au pied de la table de montage, le forçant à mutiler sa création. Difficile de croire que la distribution du film n’ait pas été envisagée de longue date sous sa forme actuelle et par conséquent de ne pas considérer cet avertissement comme un nouveau doigt d’honneur fait au spectateur, une énième rodomontade goguenarde de Lars Von Trier.
Nous découvrons donc la Nymphomaniac, Joe, inconsciente, visiblement passée à tabac et abandonnée dans une ruelle. Un homme d’une cinquantaine d’années la découvre, la recueille avant de l’inviter à lui raconter son histoire. De cette ouverture naît le découpage du film en chapitres (huit au total, cinq dans le premier volume), sa structure apparente et ses premiers gros défauts. En lieu et place de la sexographie promise par le réalisateur, c’est surtout à un interminable dialogue que nous sommes conviés. Car les mésaventures sexuelles de Joe n’échappent jamais à la voix monocorde de Charlotte Gainsbourg, ni aux métaphores lourdingues de Stellan Skarsgard, qui alourdissent perpétuellement le récit pour finalement lui interdire de prétendre à la vie.
Lars Von Trier ne semble pas se préoccuper le moins du monde de ce qu’il raconte, simplement d’emballer quelques jolis effets de mise en scène, de nous jeter au visage une poignée de séquences supposément dérangeantes, sans oublier de se justifier au passage. Ainsi le personnage de Seligman nous explique-t-il benoitement la différence entre anti-sionisme et antisémitisme, tandis que Gainsbourg revient sur les dernières excrétions paternelles. Les interminables dialogues soulignent perpétuellement ce que nous voyons à l’écran, mais n’apportent ni profondeur, ni décalage, se contentant de mettre en évidence ce que Lars Von Trier filme comme un bourrin.
Car Nymphomaniac n’est pas un précis de subtilité, loin s’en faut. Le film s’ouvre sur du Ramnstein, remplit ses promesses de sexe graphique, nous offre sodomie, dépucelage, avalage de sabre et fornications diverses. Le tout est agencé selon une logique terriblement simple, presque puérile. Chaque chapitre est organisé autour d’un unique principe de mise en scène (noir et blanc, split screen…), copieusement illustré par le dialogue ininterrompu de Seligman et Joe. En résulte le sentiment que le réalisateur joue encore une fois au plus malin, enfile les figures de style comme d’autres les perles, mais n’a pas assez confiance dans le spectateur pour le dispenser du mode d’emploi de la chose.
Trop occupé à parfaire son dispositif malaisant et faussement sophistiqué, le metteur en scène oublie pourtant l’essentiel : ses personnages. Passe encore que les nombreuses accointances de la Nymphomaniac défilent comme autant de vignettes, après tout elle ne les considère pas autrement que des moyens pour arriver à sa fin, hélas, Charlotte Gainsbourg souffre d’un traitement elliptique similaire. Comme Von Trier se garde bien de nous donner la moindre clef pour que nous puissions nous identifier à elle, on ne saisira jamais si Joe est véritablement nymphomane, une passionaria du sexe, tout simplement folle, ou quoi que ce soit d’autre. Reste une piste potentiellement passionnante, effleurée dans cet opus et qu’on espère voir creusée dans le prochain, l’hypothèse de la mythomanie, qui déplacerait symboliquement sa nymphomanie à un tout autre niveau et conférerait au film de nouvelles pistes de lecture.