Critique : Le Château de l'araignée

Jean-Noël Nicolau | 12 juin 2006
Jean-Noël Nicolau | 12 juin 2006

Six ans après Rashomon et trois ans après les Sept samouraïs, qui lui ont valu une reconnaissance critique internationale, Akira Kurosawa offre avec le Château de l'araignée ce qui est peut-être son œuvre la plus esthétiquement radicale et sans doute la plus représentative de sa volonté de concilier cinéma et théâtre. Le réalisateur japonais accomplit un impressionnant travail d'adaptation du Macbeth de Shakespeare en le relisant suivant les codes du théâtre Nô, et une dynamique de mise en scène usant des plus beaux artifices du langage cinématographique. Kurosawa s'approprie le travail du plus grand des auteurs anglais en supprimant l'essentiel du texte pour mieux le remplacer par l'expressionnisme propre au Nô. Par exemple, Lady Macbeth perd ainsi ses virtuoses monologues chargés de culpabilité et de doutes pour mieux s'incarner dans la fixité inquiétante et quasi fantomatique de l'actrice, Isuzu Yamada. Dans sa volonté d'épure, Kurosawa transforme les sorcières en un spectre éminemment japonais, dont le chantonnement suggère l'essence de ce conte pessimiste, nimbé d'une atmosphère fantastique.


En jouant sur la quasi omniprésence du brouillard, qui semble même cerner les scènes d'intérieur les plus dépouillées, et en donnant au château de l'araignée une aura de lieu vivant et maléfique (en particulier lorsque Washizu rapporte la dépouille du seigneur Tsuzuki), Kurosawa retrouve les accents shakespeariens d'étrangeté menaçante. Au sein de cet univers morbide, Macbeth/Washizu, se débat, se précipite, s'exclame, en tentant en vain de contrôler un destin qu'il sait pourtant tout tracé. La vanité du samouraï se retournera finalement contre lui, dans un final qui n'hésite pas à flirter avec les codes du cinéma de genre. Car au-delà de l'austérité apparente de l'œuvre, le Château de l'araignée n'hésite jamais à se plonger dans les genres cinématographiques a priori les moins respectables. Il suffit pour cela de se souvenir de la conclusion du film, où le formidable Toshiro Mifune trouve une mort spectaculaire, tel un « méchant » indestructible comme le cinéma d'action les affectionne.


La modernité du Château de l'araignée se situe aussi dans le style de Kurosawa, qui n'a jamais été aussi tendu entre fixité et amplitude du mouvement. Le metteur en scène joue avec une virtuosité implacable sur le hors-champ (qui remplace magistralement l'utilisation de tout autre forme de trucages visuels) ou sur des travellings inattendus ou improbables (la scène présentant le plus de figurants costumés est presque entièrement masquée par des arbres et des branchages au premier plan). Aux soubresauts de la réalisation répond le jeu saccadé, scandé, des principaux protagonistes et bien sûr en particulier de Mifune, qui vampirise totalement le dernier tiers du métrage lorsque son esprit, comme son château, semblent emportés par une « tempête » proprement shakespearienne.


Les tensions entre l'affectation du théâtre Nô et la truculence du propos de l'écrivain, entre les percées épiques et la retenue souvent minimaliste de certaines séquences clefs (le meurtre central est un modèle de magnétisme quasi muet), permettent au Château de l'araignée de s'imposer comme l'une des œuvres maîtresses d'Akira Kurosawa, qui donne aussi libre cours à sa vision fréquemment très pessimiste de la nature humaine. Si le film pourra donc paraître très étouffant, voire impénétrable aux néophytes qui préféreront se tourner vers les Sept samouraïs ou vers la Forteresse cachée pour s'initier au style du réalisateur, il n'en demeure pas moins un chef-d'œuvre du cinéma mondial et un foisonnant livre d'images d'une perfection flirtant avec l'onirique.

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