Critique : Keoma
Alors que le genre spaghetti est en pleine déliquescence, Enzo G. Castellari, réalisateur de nombreux westerns tels que Django porte sa croix ou Tuez les tous, et revenez seul, décide, en compagnie du producteur Manolo Bolognini et de l'acteur Franco Nero, de renouer les liens une dernière fois avec le genre qui avait fait leurs heures de gloire au cours des années soixante.
Grâce à son esthétique apocalyptique, multipliant les cadres obstrués et chargés de poussière, Keoma annonce d'emblée le goût de son réalisateur pour la désolation et la brutalité. Univers désenchanté et évocateur, tant il arrache au western le dernier souffle d'une époque déjà révolue, que le visage fatigué et tanné par le soleil du mythique Franco « Django » Nero vient confirmer. Pourtant, Castellari n'enterre pas ses héros et ses légendes si facilement. S'il le laisse présager, c'est pour accoucher d'une uvre novatrice et puissante, décomplexée de toute influence, pour parfaire Keoma d'une lumineuse renaissance formelle. Il faudra alors s'orienter vers le cinéma réaliste et déchaîné de Sam Peckinpah pour pouvoir tirer pleinement partie des influences de Castellari. À ce titre, il multiplie jusqu'à l'excès les ralentis, et stigmatise à l'écran chaque instant de violence, chaque coup de feu, avec une dextérité aussi déconcertante que sublime sur le plan pictural.
Plus encore, le film devient quasi expérimental pour ce qui est du montage. Le cinéaste casse les barrières du temps et de l'espace en mélangeant les flash-back à l'univers diégétique, et en regroupant les actions du passé et celles du présent. À cet effet, la séquence de lynchage de Keoma par ses frères semble être la plus saisissante. Keoma l'adulte retrouve, le temps d'un montage alterné, celui qu'il était enfant, dans une ronde étourdissante mêlant les époques. Keoma devient alors, lorsqu'elle aborde le thème de l'enfance, une uvre touchante et onirique, qui trouvera son point culminant à travers son histoire d'amour et sa chanson à la portée métaphorique. La poésie transcende la violence.
Malgré un évident aboutissement dans ses choix esthétiques, Keoma n'a pas à rougir d'un point de vue narratif. S'il laisse présager dans son premier tiers une influence évidente du film culte Django, de Sergio Corbucci, (un homme sauve une femme faible et l'installe dans la chambre d'une prostituée), le film se place avant tout comme un western social, jonglant avec habileté entre différentes thématiques. Autour d'une dénonciation des minorités afro-américaines et amérindiennes, Keoma s'affirme comme un plaidoyer sur l'injustice et l'intolérance (en témoignent ces hommes et ces femmes tous atteints de la peste et qui, parqués dans les hauteurs de mines désaffectées, laissent derrière eux toute trace de la civilisation), couplé d'une réflexion sur le temps et la vieillesse. Les récurrentes apparitions de la vieille femme indienne prennent alors tout leur sens : celle-ci n'est autre qu'une représentation allégorique de la mort, à l'influence bergmanienne (Le Septième Sceaux).
Bien qu'il apparaisse tardivement, Keoma n'en demeure pas moins une véritable réussite du genre. En donnant à son film une dimension humaine et réaliste dans ses choix thématiques, soutenus par une mise en scène excessive et emportée, Enzo G. Castallari signe un western spaghetti sublime, au caractère social sans précédent.
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