NOUS ETIONS HUMAINS
Derrière les « héros » fabriqués par les nécessités politiques ou médiatiques, il y a avant tout des hommes. En ce sens c’est Ira Hayes, l’indien d’Amérique qui refuse la gloire jusqu’à l’auto-destruction, qui s’impose comme le personnage le plus emblématique de l’oeuvre. Ses compagnons manquent parfois d’épaisseur, ce qui se révèle particulièrement regrettable dans le cas d’un Barry Pepper (excellent mais sous-employé) ou d’un Paul Walker (qui ne fait que passer).
Après une brève, et un peu confuse, présentation des enjeux (l’histoire de la photographie d’Iwo Jima, le parcourt de John « Doc » Bradley reconstitué par l’enquête de son fils, la bataille en elle-même), le réalisateur peaufine sa grande scène de débarquement, déferlante visuelle et sonore qui ne pourra bien sûr pas éviter le rapprochement avec la Normandie du Soldat Ryan de Spielberg (par ailleurs ici co-producteur). Plus longue, plus gorgée d’effets numériques, tout aussi chaotique et baignée de la photographie grisâtre et magnifique de Tom Stern, cette bataille énorme, coeur barbare du métrage, est ainsi délivrée dès la première heure.
Si sur ce point les comparaisons vont affluer, Clint Eastwood prend le contre-pied de Il faut sauver le soldat Ryan en optant ensuite pour un decrescendo dans le spectaculaire qui voit les flash-backs guerriers se raréfier, se raccourcir et coller de plus en plus près aux soldats, en évitant tout point de vue global de l’attaque. Le metteur en scène refuse la surenchère, préfère s’attarder sur les détails, parfois les plus anodins, à l’image de l’anecdote qui conclut le film.
Clint Eastwood se concentre sur la guerre vue des États-Unis, sur sa médiatisation, sur le retour des trois survivants et la manière dont ils vont assumer ou non leur célébrité, aussi soudaine et démesurée qu’éphémère. L’essentiel du film se situe loin des combats et auprès de ces soldats qui voient leurs images, actions et souvenirs leur échapper. L’un des principaux sujets de Mémoires de nos pères sera de savoir qui fut bel et bien présent au moment où la photo a été prise. Aucun visage n’étant reconnaissable, il est d’autant plus facile de faire de cet instant une icône, mais aussi un mensonge « utile ».
En ce sens le titre original Flags of our fathers, qui souligne à la fois la multiplicité réelle des drapeaux dressés à Iwo Jima et les innombrables interprétations que l’on peut leur donner, et le titre français, qui revient sur le puzzle de la mémoire, se complètent avec une certaine justesse.
A LA GUERRE COMME… AH NON
Aussi impressionnant soit-il, le film n’est cependant pas exempt de défauts, qu’on imputera en partie au script de Paul Haggis qui, à trop vouloir éviter les longues scènes d’exposition et certains clichés du film de guerre, ne permet pas toujours au spectateur de s’attacher aux personnages, voire tout simplement de les reconnaître. Si le scénario trouve son sens au fil du métrage, à la manière d’une reconstruction fragmentaire du souvenir, il ne parvient pas à préserver une lisibilité complète.
Le foisonnement des protagonistes, parfois à peine figurants, n’a pas le même effet choral que dans la Ligne rouge et le système de renvois sensoriels, qui ferait penser au Faulkner du Bruit et la fureur, est souvent un peu prévisible, voire redondant (la moindre détonation de feux d’artifice ou le moindre éclair annonçant un flash-back). Si le film devient plus explicatif dans sa dernière demi-heure, réservant quelques brefs passages mélodramatiques plutôt touchants, la première vision demeure suspendue à des interrogations légitimes.
Mémoires de nos pères pourra ainsi paraître un peu long dans sa dernière partie, tout en étant trop superficiel à certains niveaux, et ce malgré des scènes inoubliables (les gâteaux représentant la photographie, la reconstitution dans un stade, la dignité désespérée d’Ira Hayes ) et décontenancera certainement ceux qui venaient y chercher avant tout une explosive succession de scènes de mitrailles, Eastwood se gardant bien de l’aspect « fun » du sujet, avec comme exemple quelques plans extrêmement gores et sans complaisance. Le film est, au contraire, une déconstruction du genre et une réflexion sur le pouvoir des images, et donc d’Hollywood, d’autant plus pertinente qu’elle provient d’un « monstre sacré » qui a connu toutes les étapes de la célébrité cinématographique.