we need to talk about julie
Il y a des oeuvres dont il est difficile d’appréhender l’existence sans connaître les raisons, coulisses, de leur création, tant le résultat final y est foncièrement lié. The Souvenir Part I & II fait partie de cette catégorie de films. À la fois autobiographique et fictif, le diptyque (on a choisi de faire une seule critique des deux films puisqu’ils sont indissociables pour s’apprécier pleinement selon nous) de Joanna Hogg s’inspire plus ou moins de sa propre jeunesse et notamment de ses débuts en tant que cinéaste.
Ainsi, la relation amoureuse toxique de Julie et Anthony (excellents Honor Swinton Byrne et Tom Burke) est majoritairement fictive quand l’ensemble du parcours semé d’embûches de Julie dans le monde du cinéma est très proche de celui vécu par Joanna Hogg. Et c’est ce qui rend d’autant plus fort le récit raconté par la cinéaste à travers son double film : comment la fiction naît du réel ou comment elle peut le transcender, l’améliorer, le modifier et permettre de trouver aussi sa propre identité.
Un duo passionnant et repoussant
C’est l’un des grands sujets posés par la Britannique avec ces deux chapitres : cette quête de soi. Un soi personnel et aussi professionnel. Ici, on pourrait parler réellement, pour le personnel d’une quête amoureuse et pour le professionnel d’une quête artistique notamment dans The Souvenir Part I. Ce premier film raconte la recherche identitaire d’une jeune femme paumée et qui va s’attacher à un homme charismatique. Admirative, elle va vivre à travers lui, d’une certaine manière, et chercher dans le même temps sa patte cinématographique pour son film de fin d’études.
Puis, dans The Souvenir Part II, obligée de se défaire de son premier amour (pour des raisons qu’on ne dévoilera pas ici), Julie va finalement prendre les choses en main, s’emparer de sa propre histoire et finalement trouver son identité propre. Celle qui forgera la femme et l’artiste qu’elle deviendra à l’avenir. Une évolution du personnage qui se retrouve dans la mise en scène épatante de Joanna Hogg, déployant l’envergure du propos de ses deux films, tout autant que son talent de cinéaste.
Fille et mère, au cinéma comme à la vie
the souvenirs don’t die
Car il faut en avoir de l’audace pour offrir un film aussi mal-aimable que The Souvenir Part I pour lancer un diptyque aussi hors-norme et exigeant. La première partie de The Souvenir est extrêmement âpre, éparse, les séquences s’enchaînant de manière floue, durant trop longuement ou pas assez. La caméra, d’ailleurs, est d’un immobilisme déboussolant, comme si, à l’image de son héroïne, le récit était incapable de s’incarner, obliger de subir ce qu’il vit, astreint à observer plutôt qu’agir.
Et c’est justement le cas, d’où l’évidence et l’illumination devant The Souvenir Part II qui se défait complètement de l’engoncement de la mise en scène grâce à la liberté de son héroïne. Enfin libérée de l’aura de son Anthony, Julie peut prendre le contrôle de ses mouvements et par conséquent, le film, rendre compte de son élan artistique, de son bouillonnement intérieur, de sa révolte intime.
Et quoi de plus fort que de le faire en narrant sa propre histoire et en faisant de son héroïne son alter-ego fictif. Au point d’exploser les barrières de la fiction dans un scénario metatextuel fascinant – la réalisatrice ayant carrément choisi Honor Swinton Byrne pour incarner Julie, fille dans le film et dans la vie de Tilda Swinton, actrice ayant joué elle-même l’héroïne du film de fin d’études de Joanna Hogg, Caprice, en 1986.
Une des séquences les plus libératrices
de l’autre côté de la caméra
Avec son concept meta, il ne serait d’ailleurs pas étonnant que certains spectateurs (les quelques rares l’ayant regardé) pensent au sublime De l’autre côté du vent, film inachevé d’Orson Welles terminé grâce à l’alliance du regretté Peter Bogdanovich et du géant Netflix en 2018, devant The Souvenir Part I & II. La cinéaste ne semble d’ailleurs pas cacher son admiration (et en même temps son agacement) pour l’immense cinéaste de La Soif du mal.
Non seulement Welles est cité à plusieurs reprises dans le film – successivement présenté comme un géant du cinéma vers lequel tendre et comme un absolu inatteignable pour une femme cinéaste selon ses professeurs masculins -, mais lors de ses interviews, Joanna Hogg a confié qu’elle avait recherché une sorte de version jeune du réalisateur légendaire pour son Anthony (hasard de la vie, incarné par Tom Burke qui a justement joué Orson Welles dans Mank de David Fincher depuis).
En tout cas, The Souvenir Part I & II et De l’autre côté du vent se répondent autant qu’ils se complètent (ce fameux cut final). Aussi inventives qu’hésitantes l’une que l’autre, les deux oeuvres jouent admirablement de leur mise en abyme sur les affres de la création pour construire un miroir complexe, onirique, de leur propre géniteur (et génitrice pour Joanna Hogg, donc).
Une mise en abyme touchante et ambitieuse
En résulte, ici, une double oeuvre phénoménale, presque hors du temps, où les récits s’emboitent comme des poupées russes. Car The Souvenir Part I et The Souvenir Part II, aussi fou que cela puisse paraître, se déroulent simultanément, parallèlement, à des semaines d’écart, avant-après l’un l’autre, voire dans des univers différents (le monde de la « première » Julie n’étant pas tout à fait celui de la « deuxième » Julie, de par l’évolution de sa perception de l’amour, du monde, de l’art…), le premier film pouvant être autant la cause du deuxième film que sa résultante.
Et même si, un peu comme Paolo Sorrentino et Quentin Tarantino dans leur dernier film respectif (La Main de Dieu et Once Upon a Time… in Hollywood, sortis avant en France, mais pas forcément réalisés avant la cinéaste), Joanna Hogg donne au cinéma ce pouvoir hors du commun d’échappatoire du réel, son diptyque a quelque chose en plus.
Avec une singularité hypnotisante dans sa capacité à transcender l’idée même de cinéma via son médium (cette multitude de formats, ce jeu de réitération, ce concept de suite), elle parvient à réaliser à la fois un diptyque humble et ambitieux, abstrait et empirique, l’oeuvre émancipatrice d’une jeune artiste et le double-film mature d’une cinéaste confirmée. Chapeau.
Beaucoup d’hésitation à y aller. La première partie semble unanimement compliquée à aborder quand la deuxième déplorait tout son potentiel.