Black Flies : critique à tombeau ouvert

Antoine Desrues | 3 avril 2024 - MAJ : 03/04/2024 14:24
Antoine Desrues | 3 avril 2024 - MAJ : 03/04/2024 14:24

Depuis Johnny Mad Dog et son récit coup de poing autour d’enfants-soldats au Libéria, Jean-Stéphane Sauvaire s’est démarqué par un cinéma de fiction d’une rare violence, où les heurts de sa caméra s'accompagnent d'une approche quasi-documentaire de ses scènes, basée sur des témoignages et des acteurs non-professionnels. Après Une prière avant l’aube en 2017, le cinéaste a fait son retour à Cannes en 2023 avec Black Flies, plongée anxiogène dans le milieu des urgentistes new-yorkais avec Sean Penn et Tye Sheridan. Le film sort enfin dans les salles françaises ce 3 avril 2024.

Ne tirons pas sur l'ambulance

On doit bien avouer qu’un truc nous a échappé avec Black Flies lors de sa projection cannoise en 2023. Si le long-métrage est loin d’être parfait, sa nature jusqu’au-boutiste et éreintante nous a semblé cohérente avec les précédents films de Jean-Stéphane Sauvaire, en plus de se révéler très efficace dans son rapport à l’angoisse du métier d’urgentiste. Pourtant, la séance a sans doute été l’une des plus assassines du Festival, liguant une grande majorité de la presse contre cette vision soi-disant complaisante d’une violence insoutenable.

Certains en ont profité pour pointer du doigt la présence au casting de Sean Penn, grand copain de Thierry Frémaux régulièrement pistonné dans la compétition, quitte à être sacrifié sur la place publique (et il est vrai qu’on ne s’est toujours pas remis du nanar cosmique The Last Face ni même de son Flag Day). En bref, la légitimité de Black Flies sur la Croisette a vite été interrogée, quand bien même Penn n’est ici qu’acteur dans une œuvre portée par la vision d'un autre.

Alors que reproche-t-on à Sauvaire ? Peut-être son dispositif, qui a le mérite d’être clair dès ses premières minutes. Caméra tremblante, montage erratique et effets lumineux réguliers, tout essaie de renforcer la sensation d’un chaos ambiant, et la difficulté d’Ollie (Tye Sheridan, très investi) à faire fi de cet environnement épuisant pour se concentrer sur ses patients.

 

Black Flies : photo, Sean Penn, Tye SheridanLes lumières de la ville

 

Enveloppé dans les lumières de New York et la cacophonie de la jungle urbaine, le jeune ambulancier essaie de trouver un guide auprès de Rutkovsky (Sean Penn, donc), vieux de la vieille désabusé, bien que traumatisé par les événements du 11 septembre 2001. Les personnages ne sont plus juste les “anges” de la ville, mais la métonymie d’un système sur le point d’imploser, dont ils sont à la fois acteurs et spectateurs.

Ollie et Rutkovsky sont contraints d'observer un monde à nu, fragile et monstrueux, alors qu’ils pénètrent dans l’intimité des autres. Sauvaire, qui vit depuis une quinzaine d’années à Brooklyn, s’est en partie inspiré de ses propres expériences aux côtés d’urgentistes pour nourrir son scénario, vaguement basé sur le roman quasi autobiographique de Shannon Burke 911.

 

Black Flies : photo, Tye SheridanTye Sheridan confirme qu'il est un acteur passionnant

 

À chaque jour suffit sa penn

Bien sûr, cette démarche ne rend pas le film inattaquable, mais elle interroge sur le sadisme supposé du cinéaste. Ce que constate Jean-Stéphane Sauvaire, c’est bien une violence qui dépasse l’individu. Au cœur de cette mégapole cosmopolite, les urgentistes traversent une cité segmentée qui divise plus qu’elle ne rassemble. Tout le monde est à la même enseigne : abandonné par un système qui s’auto-dévore, à commencer par celui d’une santé qui effraie les patients (faute de sécurité sociale) et ne cherche jamais à épauler ceux qui assistent tous les jours au pire.

À partir de là, Black Flies prend pour fil rouge une suite de saynètes, ponctuée par des moments de doute et d’humanité entre les protagonistes. Blessures par balles, cadavre laissé des jours dans une baignoire, accouchement sanglant d'une toxico... tout y passe, de sorte que chaque appel d’urgence finit par engendrer une terrible appréhension. À grands renforts de dialogues improvisés et d’acteurs non-professionnels, Sauvaire définit par chacune de ces séquences un nouveau champ des possibles, qui semble autant lui échapper qu’à ses personnages.

 

Black Flies : photo, Sean Penn, Tye SheridanPenn's Anatomy

 

On pourrait réduire le résultat final à une descente aux enfers, mais le film traduit par sa mise en scène inconfortable une crise de panique permanente. Ses plans sont comme autant de torses encombrés, obligés de contenir un désespoir et une colère qui demandent qu’à déborder.

Dans cette Babylone de verre et de métal, le réalisateur se concentre sur les reflets et les lumières vagabondes, comme si tout cherchait à s’échapper des lignes réductrices de la ville. Black Flies déborde, suinte et vomit, ne serait-ce qu’au travers du motif (pour le coup trop martelé) des sirènes de l’ambulance dont l’éclat se répand sur les images.

 

Black Flies : photo, Sean Penn, Tye SheridanLe calme avant la tempête

 

Ce trop-plein est justement au cœur du long-métrage. Cette horreur du quotidien, inavouable et encaissée par ces psychés tourmentées, souffre de son invisibilisation. Elle demande qu’on la regarde droit dans les yeux, plutôt que de la déréaliser. Le cinéma de Jean-Stéphane Sauvaire est à son meilleur dans ces moments de noirceur totale, loin de la gratuité dont on l’accuse. Il aurait juste fallu que Black Flies ne compromette pas ce dispositif intransigeant par un symbolisme des plus balourds.

Au-delà de son final d’une élégie déplacée, sa peinture de New York comme d’une Sodome et Gomorrhe moderne s’accompagne d’une imagerie chrétienne quelque peu risible, au point de faire de ses héros torturés des martyrs en quête d’expiation. Dommage, car pour le reste, l’expérience est aussi viscérale que dérangeante.

 

Black Flies : Affiche française

Résumé

En faisant de New York un bac à sable apocalyptique, Black Flies dépasse sa simple complainte sur l’état de nos systèmes de santé et sur le chaos de la société américaine. La violence du cinéma de Jean-Stéphane Sauvaire touche à quelque chose de plus intangible, en phase avec le désespoir politique de l’époque. Mais encore faut-il vouloir la regarder.

Autre avis Alexandre Janowiak
Même si le film est un peu trop bourrin, Black Flies est une descente aux enfers oppressante. Une plongée brutale et sans concession dans les bas-fonds new-yorkais pour mieux se confronter aux horreurs d'un quotidien aliénant dans un montage frénétique.
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Lecteurs

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commentaires
Lili44
04/04/2024 à 12:32

Cinq étoiles, me concernant. Du cinéma avec du coeur et du ventre. Des partis-pris visuels et narratifs radicaux mais cette sincérité et ce côté frontal font du bien. vous pouvez appeler ça "bourrin" pour moi c'est viscéral (donc, profondément humain) Bonheur de retrouver Sean Penn

Tom Ward
03/04/2024 à 15:25

Je ne sais pas ce que vaut le film mais j'avais beaucoup aimé le roman de Shannon Burke, une descente aux enfers très prenante (mais franchement déprimante) !

alulu
03/04/2024 à 13:47

Comme Saiyuk, ça me fait penser À tombeau ouvert et pour boucler la boucle, Sheridan et Cage ont joués ensemble dans le très bon Joe.

saiyuk
03/04/2024 à 12:44

Tye Sheridan n'a pas de chance, ses films les plus connus dans le sens populaire n'ont pas fait l'unanimité, les 2 x-men dans lequel il joue cyclope sont considérés comme les pires, et Ready player one est considéré par beaucoup (mais pas par moi) comme un Spielberg mineur, heureusement qu'il a montré son talent dans des films moins connus.
Le sujet rappel A tombeaux ouvert...

Olivier638
03/04/2024 à 11:51

Je crois que vous voulez dire oppressante au lieu d’opprimante

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