Si la provocation est un art, alors le transgressif Happiness de Todd Solondz est un chef d’œuvre.
Si aujourd’hui le goût semble plutôt à la prudence et aux productions édulcorées, les salles obscures ont néanmoins connu leur joli lot de scandales et de controverses. La Grande Bouffe, Antichrist, Irréversible, Lolita et autres Salò ou les 120 journées de Sodome — pour n’en citer qu’une poignée — ont ainsi fait couler quelques litres d’encre et suscité tout un éventail de réactions plus ou moins virulentes.
Dans le lot des récits délicats à produire et plus difficiles encore à distribuer, on retrouve notamment l’oeuvre de Todd Solondz, cinéaste toujours bienheureux de repousser les limites de son public. Avec Happiness, comédie sociale à l’humour plus noir que les cauchemars de Nadine Morano, le bougre braque un coup de projecteur sur une Amérique malade et interroge le spectateur sur son inconfort.

Why so serious ?
Un violeur, une meurtrière, un harceleur sexuel et un pédophile entrent dans un bar. Il n’y a pas de chute, pas de trait d’esprit particulier. C’est qu’il ne s’agit là pas d’une introduction à une plaisanterie douteuse, mais plutôt d’une note d’intention pour Todd Solondz. Aussi, difficile d’être plus à propos sur le sujet que l’autrice Adrienne Boutang, laquelle écrivait en 2011 :
« Doté d’un flair sans pareil pour sélectionner les éléments les plus tabous de la société contemporaine, en faire les thèmes de ses films, et les traiter de manière à mettre à mal les repères du spectateur, oscillant entre le rire et le malaise, le cinéaste Todd Solondz traîne derrière lui une réputation de provocateur. »
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Et effectivement, fort d’un scénario incisif, d’un dispositif résolument voyeuriste, et surtout, d’un parterre de protagonistes dont le capital sympathie frôle le bas-fond des fosses des Mariannes, le cinéaste s’est appliqué à consciencieusement tourmenter son public. Que l’on ne s’y méprenne pas pour autant : l’idée n’est pas tant de proposer un spectacle fondamentalement abject, mais plutôt d’imposer un traitement sciemment transgressif aux obscénités dépeintes.
Malgré son emploi de thématiques plus prohibées les unes que les autres, Solondz ne cherche nullement à verser dans le sensationnalisme, et préfère recourir à une mise en scène sans ambages ni effet de style. La caméra, intransigeante, observe d’un oeil calme et passif les différentes perfidies figurées par le récit sans jamais s’en émouvoir ni chercher à le faire.

En résulte un simulacre de prise d’otage pour le spectateur, lequel ne sait pas exactement comment réagir face à cet étalage de malaisance assumée. Si Happiness avait voulu jouer les thrillers, peut-être l’expérience aurait-elle été plus digeste pour son audience. Mais c’est bien là que Solondz effectue le tour de force le plus brillant de sa carrière en préférant sévir sous le joug de l’humour.
Alors le spectateur rit. Puis, il culpabilise d’avoir rit de situations aussi viles, et ce faisant, questionne promptement sa propre attitude. Sans doute Roger Ebert a-t-il encapsulé le plus justement le dilemme moral auquel le film soumet son public dans sa critique dédiée : « Happiness embarrasse son spectateur, même celui qui l’admire, car il met à épreuve la manière avec laquelle il essaie d’interagir avec le film ».

Rire jaune et humour noir
De toute évidence, le film est loin d’avoir été au goût de tout le monde, à commencer par ses investisseurs. Après un premier visionnage, le producteur initial a notamment préféré se retirer du projet, jugeant le récit « moralement répréhensible ». Si Solondz semble avoir un penchant manifeste pour la fomentation, sa démarche est pourtant loin d’être gratuite.
Surfant sur les lauriers de son succès surprise Bienvenue dans l’âge ingrat, le cinéaste s’est mis en tête d’élaborer le scénario le plus odieux possible en vue de bousculer les codes du divertissement hollywoodien. Il veut amuser, distraire et engager son spectateur non pas malgré le cynisme et l’indécence, mais grâce à eux.

Il n’y a qu’à voir la désormais célèbre scène au cours de laquelle Bill (interprété avec brio par Dylan Baker) essaie désespérément de droguer l’ami de son fils en vue de le molester pour saisir toute l’ampleur et la complexité du jeu dicté par Solondz.
Non seulement la scène suscite l’investissement du spectateur, mais elle amuse par son irrévérence, voire même, son audace. Après tout, personne n’a envie d’adopter le point de vue d’un pédophile, et encore moins de l’encourager dans sa turpide entreprise — un argument qu’a d’ailleurs avancé Ron Meyer, l’ancien PDG de la société censée distribuer le film.

D’une certaine façon, Happiness force le respect ; non seulement parce qu’il est effectivement plutôt ardu d’investir émotionnellement son audience en dépit de ses valeurs et de son éthique, mais surtout parce que son récit parvient à faire rire sans jamais faire appel au sarcasme.
À aucun moment Solondz ne prétend moquer ou prendre ses différents personnages de haut, bien au contraire. Le cinéaste porte sur eux un regard incontestablement horizontal, poussant de fait son audience à rire avec eux plutôt qu’à leurs dépens. Il n’y a rien d’ironique à ce que propose le film, rien de narquois ou sardonique, et probablement est-ce là ce qui a dérangé le plus.

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À grands coups d’humour noir, le cinéaste adresse ainsi des problématiques rarement traitées par le cinéma grand public américain, telles que les notions de déconnexion émotionnelles, de misère sexuelle, ou encore, des tabous relatifs au désir. Comédie sociale oblige, il est ainsi question de disséquer tout un pan de la culture états-unienne et d’en exposer les retors pour mieux les pointer du doigt.
Le spectateur en mal d’éducation médiatique aura sûrement envie d’arguer que le film flirte avec une forme d’apologie de toutes les déviances possibles et imaginables ; mais comme l’a rappelé Solondz aux colonnes de Filmmaker en 2023, Happiness est davantage à concevoir comme la critique acerbe d’un puritanisme mal placé.

« Je pense qu’un film comme celui-ci ne peut que sortir d’une société gouvernée par une culture répressive. Il n’y a rien dans le film qui ne soit pas en couverture des tabloïds ou au programme des émissions télé. La différence avec les tabloïdes et les émissions télé, c’est qu’elles répondent à une voix moralisatrice qui explique que tout ça est mal […]. Je ne sous-estime pas l’intellect de mon public. Je ne crois pas qu’il ai besoin que je lui dise que le viol est mal. »
Le message est d’autant plus d’actualité que le cinéma souffre d’une mitigation de plus en plus prégnante. On ne compte plus le nombre d’études dédiées à la désertion progressive des scènes de sexe au sein des productions nord-américaines, tout comme on ne compte plus les critiques déplorant un manque croissant de viscéralité, de complexité, ou plus simplement, de chien.

Les anti-wokes diront que c’est parce qu’on ne plus rien dire, omettant d’observer que le problème vient plutôt du fait que les studios ne cherchent plus à dire quoi que ce soit. Déterminé à faire tout l’inverse, et conscient qu’aujourd’hui, son Happiness serait impossible à réaliser, Solondz a donc préféré pousser son spectateur au grand huit émotionnel, forçant simultanément l’empathie, le rire et le malaise.
Il serait aisé de réduire le film à son cahier des charges provocateur, mais l’objet se veut bien plus multidimensionnel dans sa visée : « L’idée est que mon audience rejoigne le film à mi-chemin ; de la même façon que les personnages éprouvent des difficultés à effectuer une connexion avec autrui, une connexion doit être réalisée entre eux et le public », a d’ailleurs confié Solondz à Filmmaker.
Alors Happiness choque comme il amuse, émeut comme il distrait ; et surtout, il perpétue le fantasme selon lequel il est bel et bien possible de rire de tout… et surtout avec n’importe qui.
Grand film du malaise, dont Roben Östlund est un héritier direct (en plus vulgaire et moqueur, à mon avis). Avec des performances d’acteurs incroyables. Personnellement j’y ai découvert Philip Seymour Hoffman (inoubliable séquence avec ses photos), ainsi que Dylan Baker (impossible de ne pas penser à son personnage par la suite, quel que soit le film dans lequel il joue). Et le tout début du film, totalement muet est une leçon de cinoche. Un simple champ / contre-champ sur un homme et une femme à table, et on comprend juste en les regardant qu’elle vient de lui annoncer qu’elle le quitte, et qu’il est désespéré, et qu’elle est désolée. Avant même que le premier mot soit prononcé. Brillant.