Critique : Nuit noire, 17 octobre 1961

Sandy Gillet | 1 juillet 2005
Sandy Gillet | 1 juillet 2005

Le 17 octobre 1961, alors que la France de De Gaulle tente de sortir de l'impasse politique générée par le conflit algérien, le FLN décide d'organiser dans les rues de Paris une manifestation de protestation pacifique contre le couvre feu instauré par le préfet de Police Papon à l'encontre de tous les « Français musulmans d'Algérie » (les FMA). Elle va déboucher sur une répression sanglante de la police française (le chiffre exact des morts ne sera jamais connu mais on parle de plus de deux cents tués), des milliers d'arrestations et une quasi absence de réactions médiatiques dans les jours et mois qui suivront « grâce » à une censure étatique des plus efficaces.

De cette page sombre de notre histoire récente, le département fiction de Canal+ a décidé d'en faire un film. Entreprise casse gueule s'il en est tant celle-ci n'est pas avare en écueils à éviter, depuis les éventuels parti pris quant à la façon d'aborder cet événement tragique qui ne pouvaient que déboucher sur un film militant jusqu'aux aménagements propres à toute volonté fictionnelle en porte-à-faux évident avec la nécessaire rigueur des faits historiques. Conscient de tout cela, la chaîne cryptée a fait donc appel à deux producteurs chevronnés (Thomas Anargyros et Edouard de Vésinne), à un historien spécialiste de la période, Patrick Rotman et à un réalisateur de télévision reconnu et habitué aux projets d'envergure, Alain Tasma. Le résultat est sans appel et il fait montre de l'infini richesse du médium qu'est la télévision quand celui-ci est, comme ici, utilisé à bon escient.

C'est simple, Nuit Noire est à ce jour le meilleur film français produit en 2005 justifiant amplement que la rédaction d'Écran Large s'y intéresse et qu'on en parle. Le seul fait d'ailleurs qu'il ne passe que sur Canal+ renforce notre opinion quant à la frilosité ambiante qui règne au sein de la production cinématographique nationale. C'est qu'on les compte sur les doigts d'une main les longs-métrages de cinéma qui ont su traiter avec autant d'intégrité et aussi frontalement que Nuit Noire des répercussions de la guerre d'Algérie en France. Patrick Rotman et Alain Tasma n'ont pas eu peur en effet de mettre les mains dans le cambouis et de remonter à la surface cet épisode honteux qui a entaché les débuts de la Vème République, vous savez celle qui définit encore aujourd'hui le cadre de nos institutions politiques.

Reste qu'en l'état Nuit Noire n'aurait donné naissance qu'à un documentaire certes indispensable mais à qui il aurait manqué certainement la charge émotionnelle propre à un long-métrage de fiction. Celle-ci, en rien putassière, n'est là que pour appuyer et mettre en exergue la violence du propos. Pour ce faire, la retranscription fidèle des faits historiques s'est enrichie de la création de personnages fictifs tous établis à partir d'un assemblage de figures emblématiques de cette période. On obtient dès lors un film aux portes d'entrées multiples permettant une compréhension toute en nuance des causes et conséquences de cette nuit tragique. Ici, point de manichéisme, les deux camps sont renvoyés dos-à-dos : le FLN est une organisation sans états d'âme prête à tout pour arriver à ses fins à l'instar de l'État français dont le préfet de police de la capitale n'est autre que Maurice Papon reconnu depuis comme ayant été complice de crimes contre l'humanité sous l'occupation quand il exerçait le poste de secrétaire général de la préfecture de la Gironde entre 1942 et 1944 (au passage Maurice Papon et son bras droit Pierre Someveille sont les seuls personnages « authentiques » de Nuit Noire).

La mise en scène de Tasma rend compte avec brio de ce pluralisme de points de vues aidée en cela par un montage certes linéaire mais ultra efficace et une direction d'acteurs aux petits oignons. Si le réalisateur a pour modèle déclaré (voire notre interview avec Alain Tasma) La Bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo ou encore Bloody Sunday de Paul greengrass, il n'en demeure pas moins que Nuit Noire est un film atypique : ni un documentaire, ni un docu-fiction comme nous l'a précisé Patrick Rotman (voire notre interview), mais bien une fiction relatant fidèlement un fait historique et avéré.

S'inscrivant dans une politique ambitieuse (entre le déjà formidable 93 rue Lauriston sur la police parisienne durant l'occupation et avant le S.A.C - Service d'Action Civique, prochaine fiction déjà en chantier) au sein d'une chaîne qui semble retrouver quelques couleurs ces derniers temps, Nuit Noire est un film de salubrité publique à la fois intelligent, pugnace, vertigineux et éprouvant. Il laisse surtout espérer que son succès critique et public (en comptant les multidiffusions, un abonné sur deux de la chaîne a vu le film et en attendant sa diffusion sur France 3) fera des émules au sein d'une production télévisuelle laissée depuis longtemps en quasi jachère.

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