Sentinelle Sud : interview des acteurs du thriller sous opium de Saint-Jean-De-Luz 2021

Christophe Foltzer | 8 octobre 2021 - MAJ : 08/10/2021 15:48
Christophe Foltzer | 8 octobre 2021 - MAJ : 08/10/2021 15:48

Sentinelle Sud, premier film de Mathieu Gerault, a clos en beauté cette première journée officielle de la compétition du Festival International du Film de Saint-Jean-De-Luz 2021, porté par les excellentes performances de Niels Schneider et Sofian Khammes. En discuter avec eux nous a paru plus qu'obligatoire. Entretien...

 

Ecranlarge : Qu'est-ce qui vous a intéressé dans ce projet à la base ?

Niels Schneider : C’était avant tout son ambition folle de cinéma, de scènes, qui convoquait un cinéma que j’adore, le cinéma américain des années 70, les films de Sydney Lumet. Le scénario contenait des scènes qu’on n’a pas l’habitude de voir en France, des scènes de braquage, des scènes de procès avec à la fois un univers cinématographique un peu américain et des personnages qui sont très ancrés, romanesques et riches. Qu’il s’agisse d’instants politiques ou de moments plus intimes, le regard posé dessus était toujours intéressant. J’ai tout de suite été séduit par les dialogues, il y avait une vraie langue et une réelle humanité.

Sofian Khammes : Quand j’ai découvert le film hier soir, j’ai été frappé par la pensée qui s’y déroulait. On l’avait travaillée certes, mais ce lien entre l’intime et le politique est passionnant. Que cette idée s’incarne, c’est très fort, très riche. Même si nos personnages sont des marginaux, il y a un vrai discours derrière et, en même temps, le film laisse suffisamment de place pour que l’on suive les personnages dans leur cheminement. Ces gens qu’on n’entend pas habituellement ont du coup vraiment le temps de s’exprimer. On est forcément gâtés avec des personnages comme ça.

 

photo Sentinelle SudSentinelle Sud

 

EL : Est-ce que ce discours, politique et engagé, plus frontal manque actuellement dans le cinéma français ?

SK : Il y a évidemment cette idée d’une parole politique mais il y a surtout, dans ce film, une idée de ce que ça fait sur le corps. C’est là que se trouve le signifiant du propos. À travers les personnages, ce sont véritablement leurs symptômes qui s’expriment. C’est ce que je trouve remarquable et c’est ce qui m’a excité en tant qu’acteur. C’est ce qu’il y a de plus important dans le film : leurs corps qui parlent, la manière dont ils vont dans le mur, surtout mon personnage. Il porte une parole politique, une réflexion sur l’identité, et c’est pareil pour le personnage de Niels, il porte son propos dans sa chair. Nous sommes sur le terrain de l’icônisation, d’une manière très cinématographique.

 

EL : Quelle a été votre préparation pour incarner de tels personnages, justement ?

NS : Comme le personnage était assez loin de moi, il a d’abord fallu avoir une vraie préparation physique. Dans la vie, je suis plus aérien…

SK : Plus nonchalant...

NS : Oui, je peux être à la fois plus nerveux, plus aérien tandis que lui est réellement terrien, planté. On voulait qu’il sente la terre, qu’il soit une sorte de force tranquille, un homme de peu de mots, un peu bas du front et que son corps exprime tout ça. J’ai donc dû prendre de la masse, mais il ne fallait pas que ça sente la salle de sport, c’était ma pire crainte. C’était une belle porte d’entrée vers le rôle parce que je ne me reconnaissais pas, ce n’était pas mon corps. Il fallait aussi mettre en avant que c’est un observateur qui cogite en permanence, mais qui n’a pas forcément les mots pour l’exprimer. Il devait avoir cette solidité du corps tout en faisant attention à ce que l’enfant qu’il avait été ne soit jamais très loin.

SK : Le traitement du corps et le boitement de mon personnage étaient le plus important. On a adoré préparer les personnages et en parler mais, un moment donné, il faut y aller. Ce n’est pas le plus compliqué, mais c’est étonnamment ce qui demande le plus d’engagement. Sinon on passe à côté et ça devient caricatural.

 

Sympathie pour le diableSympathie pour le diable

 

EL : On peut d'ailleurs y voir un parallèle avec le métier de comédien : vos personnages sont constamment dans une fuite du réel, d'eux-mêmes...

NS : Le parallèle se situe sur la construction autour de la croyance. Christian, mon personnage, a besoin de croire au « Père » (ndlr, Denis Lavant, dans le film), mais c’est quelque chose qu’on a tous, acteur ou non.

SK : L’acteur vit dans le fantasme, dans le regard de l’autre, mais l’acteur met les mains dans la merde pour construire son personnage, il est obligé de mettre les mains dedans. Dans sa quête de vérité, l’acteur n’est bizarrement pas là pour séduire ou plaire, mais pour trouver le sens quoi qu’il arrive, la vérité.

 

EL : Sofian, tu as une actualité riche cette année, tu commences à t'installer dans l'inconscient du public et dans des rôles très différents. Comme Niels, d'ailleurs. C'est une volonté de ne pas s'enfermer dans une case ?

SK : J’ai beaucoup de chance, certes, mais j’ai aussi de bonnes propositions. Quand tu fais un choix, de rôle par exemple, ça dépend du moment dans lequel tu te trouves dans ta vie quand la proposition arrive. Bon, après, faut aussi payer son loyer. Si j’ai eu de la chance et que j’ai travaillé avec des réalisateurs que j’admire, avec le déconfinement, les films sortent un peu en même temps, ce qui me donne une espèce d’actualité, mais je suis très heureux qu’on ne me définisse pas encore trop. Pour le moment j’échappe encore à la reconnaissance, aux responsabilités. Moi, ça me va quand on me voit dans la rue et qu’on se dit : « Putain, il me fait penser à quelqu’un, mais je sais pas à qui. » Si ça peut encore durer, voire toute ma vie, c’est cool.

 

photo, Suliane Brahim, Sofian KhammesLa Nuée

 

EL : Oui, donc, on est encore dans la fuite...

SK : T’es Lacanien, c’est ça ? (rires) Plus sérieusement, le pire pour un acteur, c’est de se faire coller une étiquette.

NS : Ce qui m’énerve c’est quand un réalisateur m’a vu dans un film et qu'il se dit : « Ah tiens, c’est mon personnage. » Ben non, en fait, trouve-toi ton propre personnage. La reproduction, c’est ce qu’il y a de plus mortifère pour un acteur. Ce qui me plaît, à chaque projet, c’est d’être stimulé, de raconter quelque chose, de me découvrir moi-même. On cherche de l’inédit. S’il n’y a pas ça, je m’ennuie tout de suite.

 

EL : Et ça vous arrive souvent, ce piège de l'étiquette ?

NS : Oui, ça arrive souvent. Dès qu’on incarne un rôle qui a un peu marqué… C’est pas évident de s’en dégager…

SK : Oui, ça arrive de façon quasi automatique. Il ne faut surtout pas faire ça en fait.

NS : Dernièrement, je me suis rendu compte que tous mes rôles depuis quelques années ont un rapport avec la mort. Ils ont même un rapport compliqué à la mort. Que ce soit Sympathie pour le diable, Diamant noir, même Revenir, tous ont ce point commun, même s’ils sont très différents.

SK : Après, on ne peut pas vraiment y échapper. Quand on pense à toi, on le fait par rapport à ce que tu as déjà fait, ce que tu représentes, à quelle famille tu appartiens, on y est forcément confronté. Le plus important est de savoir se réinventer constamment.

NS : Et d’explorer des genres différents aussi, mon plaisir se trouve là.

SK : En fait, tant que tu n’es pas un acteur fainéant, tu peux arriver à en sortir. Le piège, c’est de rester dans son confort.

 

Photo Kad MeradUn triomphe

 

EL : En parlant de confort, quel regard portez-vous sur la situation actuelle du cinéma ?

NS : Ce qui me fait peur, c’est le nivellement vers le bas. Ma pire crainte, c’est l’uniformisation du cinéma par les plateformes. Qu’il y ait de plus en plus de films programmatiques. Après, je trouve ça très bien que les plateformes soient là, et je ne pense pas que les choses se remplacent ou s’annulent.

SK : Je suis très content de la diversité que peuvent proposer les plateformes, il y a de la place pour tout le monde. Mais comme il n’y avait pas le public qu’on espérait à la réouverture des salles, on entend souvent que la salle est morte, que le cinéma va mourir… Je ne suis pas aussi pessimiste. Il faut juste que les gens reprennent l’habitude d’aller en salles, parce que la salle, c’est une vraie expérience. Il y faut des films grand public et des films d’auteur.

NS : De toute façon, il ne faut pas s’accrocher à un passé. Il ne faut pas qu’on devienne non plus réac dans le cinéma. Je ne veux pas que les artistes de cinéma deviennent des conservateurs. Il faut, au contraire, jouer avec notre présent, progresser et arrêter de toujours en appeler à la Nouvelle Vague. Nous devons être ancrés dans notre époque en regardant le futur. Nous devons faire du cinéma riche et généreux, du cinéma qui donne envie. Il faut se réinventer. Il faut que des gens intéressants s’emparent des plateformes, des séries, mais pas qu’on ne garde que le passé.

 

photo Sentinelle SudSentinelle Sud

 

EL : Si je comprends bien, les plateformes et les salles ne seraient que des outils et non un problème. Le vrai danger viendrait peut-être plus de la non remise en question du milieu...

NS : Évidemment ! C’est le plus grand danger. Rester sur une ligne exclusivement conservatrice, se plaindre que tels métiers disparaissent…. Et bien oui, il y a des métiers qui disparaissent, mais il y en a aussi d’autres qui se recréent… Mais il faut qu’on soit tournés vers le futur, qu’on reste en mouvement. Il n’y a rien de plus déprimant que de rester dans la préservation.

 

EL : Pourrait-on dire que nous sommes donc face à une forme de réflexe de conservation bourgeois ?

NS : Mais totalement !

SK : Comme à chaque époque en réalité. Ça me fait penser à la préface de Cromwell de Victor Hugo, on reste sur la même problématique : l’ancienne forme contre la nouvelle forme, les gens qui s’offusquaient à cause des alexandrins mais, quand tu regardes, Victor Hugo, il a encore joué après quoi. Au fond, rien n'a changé.

Un grand remerciement au Festival et à Niels Schneider et Sofian Khammes, pour leur disponibilité, leur franchise et leur bienveillance.

 

 

 

Festival Saint Jean De Luz Affiche 2021

 

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commentaires
JACK 68
10/10/2021 à 18:36

Enfin une bonne interview, ça faisait bien longtemps que vous n'aviez pas parlé de vrai cinéma et ça nous manquait !!