La Zone d'intérêt : critique d'un immense choc de cinéma

Antoine Desrues | 29 janvier 2024 - MAJ : 30/01/2024 19:03
Antoine Desrues | 29 janvier 2024 - MAJ : 30/01/2024 19:03

Dix ans après l’incroyable Under the Skin, le trop rare Jonathan Glazer est de retour avec La Zone d'intérêt porté par Sandra Hüller et Christian Friedel. Si ce vague projet d’adaptation du roman polémique de Martin Amis a fait couler beaucoup d’encre depuis sa présentation à Cannes, c’est peut-être parce qu’on n’en savait rien, mis à part son contexte tétanisant : la vie quotidienne à Auschwitz de Rudolf Höss, le commandant du camp de concentration. Reparti avec le Grand Prix, Glazer n’a pas seulement signé une œuvre au dispositif magistral, mais un chef-d'œuvre cauchemardesque qui nous hante depuis notre premier visionnage.

(De)voir de mémoire

La Zone d’intérêt possède deux transitions en fondu assez marquées. La première intervient lors d’un gros plan sur le commandant Höss, dans un ciel pâle chargé de fumée, avant que tout l’écran ne devienne blanc. La seconde emplit l’image d’un rouge sang agressif, couleur d’une fleur du jardin de la famille nazie. Dans les deux cas, cette disparition du figuratif s’accompagne du dispositif majeur du film de Jonathan Glazer : ce qu’il ne peut pas nous montrer, il nous le fait entendre par les cris lointains des victimes de la Shoah et le son régulier de coups de feu.

Mais il y a plus à retenir de cette suspension stylistique. Pour peu qu’on cligne des yeux pendant les deux fondus (ce qui semble inévitable dans une salle obscure au vu de la brillance de ces aplats de couleur), il est probable que la persistance rétinienne fasse son office et laisse percevoir une trace des formes précédemment représentées. Voilà ce que filme le réalisateur d’Under the Skin : une empreinte contradictoire, à la fois évanescente et indélébile, une plaie béante de l’Histoire dont les nazis ont essayé de masquer l'existence.

Alors que le médium audiovisuel a acquis une importance historique fondamentale avec la Seconde Guerre mondiale, l’Holocauste l’a mis en échec par son manque de sources. Encore aujourd’hui, l'éthique du septième art est interrogée par ce caillou dans la chaussure, dont il sera impossible de se débarrasser.

 

 

Puisqu’il a été incapable de capter l’horreur lorsqu’elle se produisait, le cinéma n’a désormais à sa disposition que le témoignage ou la reconstitution. Mais comment représenter l’irreprésentable ? Comment éviter la fameuse “abjection” tant décriée par Jacques Rivette face à son esthétisation ? Comment montrer sans manipuler ?

Ce champ de mines, Jonathan Glazer le navigue avec un brio que l’on pensait jusque-là réservé à une poignée d’œuvres essentielles, à commencer par Shoah de Claude Lanzmann. Comme à son habitude, le cinéaste britannique est épaulé par la force de son concept, librement adapté du livre de Martin Amis. La zone d’intérêt du titre, qui définissait pour les nazis les 40km² entourant Auschwitz, a ici un double sens. Pour Rudolf Höss (Christian Friedel, impressionnant) et sa famille, il s’agit moins du camp d'extermination que de la maison qui l'accole et qu’ils ont investie.

Voilà le cadre quasi-exclusif du long-métrage, dont l’absurdité nous éclate au visage dès cette séquence introductive d’anniversaire. Après avoir reçu un cadeau sur le porche, l’Obersturmbannführer part “travailler”, son cartable à la main, à quelques mètres à peine. La caméra, elle, restera dans le confort de cette frontière, marquée par une palissade et des barbelés.

 

La Zone d'intérêt : photoUne matinée traitée comme n'importe quelle autre...

 

Indécence du mal

Si cette barrière devient la colonne vertébrale du film, elle porte en elle toute la justesse du procédé. La Zone d’intérêt est avant tout un film sur un hors-champ tétanisant, mais il ne profite pas de cet effet pour seulement esquiver le piège de la reconstitution nauséabonde. Pour dépeindre l’horreur de la Shoah, il faut une autre forme de monstration et d’exhibition : celle d’un jardin d’Eden indécent, un coin de paradis avec piscine parfaitement entretenu par Rudolf et sa femme Hedwig (Sandra Hüller, impeccable en ménagère froide et impitoyable).

D’un simple travelling latéral, Jonathan Glazer souligne toute l’obscénité de cette opulence et son cloisonnement de la réalité. La proximité de ce contraste en devient d’autant plus dérangeante que les résidents s’en accommodent. Dans un bruit de fond permanent, la rythmique des machines et les cris qui émanent d'Auschwitz envahissent l’espace, s’imposent à nos oreilles comme à celles des personnages. D’abord assourdissant et agaçant, ce travail du montage sonore finit par s’effacer dans le flux des scènes, par ne plus se faire entendre.

Là réside la profonde modernité du film : l’empreinte est bien éternelle, tant qu’on choisit de la remarquer. Pour activer la persistance rétinienne, il faut encore ouvrir les yeux. Le décor de La Zone d’intérêt n’est pas imperméable aux signes et aux métonymies du génocide, qu’il s’agisse des toits du camp ou de la fumée lointaine d’une locomotive. La famille Höss préfère juste les occulter, ce qui glace plus le sang que toute atrocité filmée en plein cadre.

 

La Zone d'intérêt : photo, Sandra HüllerAprès Anatomie d'une chute, l'autre grand rôle de Sandra Hüller

 

Un dispositif brillant

Jonathan Glazer est le premier à évoquer son long-métrage pour ses tâtonnements et pour sa fabrication viscérale qui se refuse à des interprétations trop arrêtées. Toutefois, son ambition de cinéma cherche clairement à esquiver la peinture confortable du nazi en tant que monstre sanguinaire, figure inhumaine dans laquelle il serait impossible de se projeter. Ce qui dérange dans La Zone d’intérêt, c’est la normalité aberrante de ce quotidien, si proche de nous, et captée la plupart du temps dans des plans fixes qui encapsulent cette apathie immuable et rigide.

On pense à la fameuse “banalité du mal” d’Hannah Arendt, à cette médiocrité ordinaire rarement filmée dans une fiction avec autant de justesse. En se refusant à des péripéties trop définies (si ce n’est la crainte de perdre la maison), le film montre ses protagonistes en train de vivoter dans cet espace clos à la manière de poissons rouges qui ont perdu, comme le disait Arendt, le “pouvoir de penser”. Il ne reste, au fond, que la bassesse de parvenus fiers de leur escalade sociale par le massacre de millions de personnes, ce qu’Hedwig incarne avec une fierté terrifiante.

 

La Zone d'intérêt : Christian FriedelChristian Friedel, parfait en monstre ordinaire

 

Là où Under the Skin avait recours à des caméras cachées pour les séquences dans le van de Scarlett Johansson, Glazer opte ici pour un plateau bardé de caméras, laissant les acteurs libres de déambuler comme s’ils étaient des rats de laboratoire “objectivement” observés. On serait même tenté de percevoir dans ce parti-pris l’une des clés de voûte d’une filmographie réduite (4 longs-métrages en 23 ans), mais ô combien riche.

Du gangster à la retraite de Sexy Beast à l’extraterrestre d’Under the Skin en passant par la New-yorkaise bourgeoise de Birth, les personnages de Glazer apprennent à s’adapter à un environnement qui leur résiste dans un premier temps. La différence majeure, c’est que La Zone d’intérêt montre des hommes et des femmes déjà en pleine possession de l’enfer qu’ils habitent. Si les précédents films du cinéaste étaient des études sur l’amour, son dernier-né ne serait-il pas son négatif nécessaire, son auscultation de la haine ?

 

La Zone d'intérêt : photoLes séquences en vision nocturne, magnifiques

 

Débordements

L’épure de cette mise en scène, aux airs d’assemblage de caméras de surveillance, segmente par son montage virtuose la prison dans laquelle choisit de s’enfermer la famille Höss. Les premières minutes dans la maison, où l’on suit une jeune servante passant de pièce en pièce, ne servent pas qu’à recomposer avec limpidité la topographie du décor. Elles dressent une hiérarchie, et même une ingénierie de l’espace, synthétisée dans ce plan fonctionnel du camp exposé par un ingénieur nazi.

Tout est dans le geste, dans l’implacable répétition symétrique d’une vie, où l’on passe son temps à allumer ou éteindre des interrupteurs, à ouvrir ou fermer des portes. Par certains appels téléphoniques et autres lettres récitées, Glazer appuie la fabrication bêtement administrative de la solution finale, tout en marquant par son hors-champ l’industrialisation de la mort à grande échelle.

 

La Zone d'intérêt : Christian FriedelL'horreur administrative de la Shoah en une scène brillante

 

C’est même tout le paradoxe de l’idéologie nazie : derrière ses fantasmes de verdure et d’une nature avec laquelle “l’homme supérieur” serait en osmose, il n’y a plus qu’une mécanique s’exprimant par le mouvement au sein de la fixité des plans. Là encore, les images du réalisateur dérangent par leur simplicité évocatrice, qu’elles filment la cheminée d’un four crématoire ou le flux d’un cours d’eau utilisé comme dépotoir (l’une des séquences les plus traumatisantes du métrage).

Il faut d’ailleurs s’attarder sur cette scène, où Rudolf et ses enfants entrent en contact avec des cendres lâchées dans la rivière. Si l’horreur de l’Holocauste déshumanise ses victimes au point de traiter les restes des corps comme des déchets (et de les recycler comme engrais pour le jardin, dans une boucle d’une précision effrayante), c’est bien que l’annihilation totale est impossible.

 

La Zone d'intérêt : photoLes signes qu'on ne voit plus

 

Alors que La Zone d’intérêt oppose deux mondes dont les dirigeants refusent la connexion, la métonymie du génocide juif devient débordement. Le hors-champ ne peut plus le rester et se doit d’expulser, de s’expurger. On en revient à la persistance rétinienne, à ces empreintes d’un passé qu’on ne peut plus ignorer et auxquelles le commandant d’Auschwitz se confronte dans une dernière séquence aussi courageuse que magistrale.

D’un simple raccord, Jonathan Glazer cligne à son tour des yeux et nous ramène à la nécessité de préserver cette mémoire depuis un couloir sombre. Au même titre que les fondus colorés, le film s’ouvre et se conclut par des écrans noirs, sublimés par la musique dissonante de Mica Levi. Glazer les présente comme un sas pour entrer et sortir de sa fiction, mais ils sont aussi les toiles parfaites pour y projeter les formes et les spectres qui nous hantent. Pour cela, encore faut-il garder les yeux ouverts.

 

La Zone d'intérêt : affiche française

Résumé

Comment résumer en une poignée de lignes un tel électrochoc, dont la densité ne cesse de s'affirmer à chaque visionnage ? Au-delà de l’intelligence de sa mise en scène, La Zone d’intérêt est un chef-d'œuvre de viscéralité, de ceux qui restent en vous longtemps après la séance. Un grand film sur l’indicible de la Shoah, et un grand film tout court.

Autre avis Alexandre Janowiak
Avec une approche expérimentale quasi-documentaire, Jonathan Glazer livre son chef d'œuvre avec La Zone d'intérêt où la beauté de la nature et l'horreur de l'(in)humanité coexistent dans un même mouvement, un même espace et un même cri. Un choc glaçant et inoubliable.
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Lecteurs

(3.6)

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commentaires
Poline
26/02/2024 à 19:13

Film d'une très grande intelligence et profondeur,aucun plan superflu ! Aurait bien fait l'affaire pour la palme d'or !
⚠️ Nécessite un certain état d'esprit, subtil et sensible !

Gizmoket
23/02/2024 à 17:28

Si ce film restera dans ma mémoire, c'est pour son inutilité ! Et pour être sûr de ne pas me recommander ou le revoir. Je retourne voir la liste de Schindler pour ma part...

Vava
12/02/2024 à 00:59

Le père Glazer s'enferme quand même pas mal dans son dispositif à la a longue, des plus grossiers. C'est assez radical mais c'est aussi attendu et finalement dans l'air du temps. Under the skin organisait une reflexion viscéral sur le sens en "accords", d'image pop et hasardeuse, ici, le metteur en scène rend un hommage appuyé au cinéma du malaise, Ulrich Seidl sort de ce corps.

Louve
10/02/2024 à 20:26

J'ai trouvé ce film très gênant, non ce n'est pas un film sur la Shoa mais sur une famille de nazis vivant confortablement tout à côté d'un camp suggéré sans aucune humanité, dans l'indifférence totale, ils sont laids,répugnants, une projection s'est déroulée devant des jeunes en seine Saint Denis en la présence du metteur en Seine qui a dit que ces nazis n'étaient pas des monstres et qu'il a voulu montrer que la monstruosité est en nous quel message odieux envoyé à la jeunesse qui voient une famille de nazis vivre dans l'opulence à côté de l'horreur d'un camp d'extermination j'espère que ces jeunes apprendront que suite au procès de Nuremberg les nazis ont été condamnés à mort

wsgfhj
05/02/2024 à 21:25

Un film qui tombe à pic. Les habitants de l'état hébreux (surtout ceux vivant dans des colonies) agissent comme cette famille: ils vivent proches de l'horreur mais choisissent d'en être indifférents, voir s'en moquer. Eux aussi ont acquis leur confort grâce à des atrocités. Comprenons les leçons du passé et ne refaisons pas les même erreurs.

Fifih91
04/02/2024 à 12:09

D'abord la lumière qui éclaire les scènes de jour dans la maison: lumière très blanche et froide alors que dehors il fait soleil. Et la couleur des peaux des enfants et de la femme nazis : rose et pâle, alors qu'on les voit jouer et se promener au soleil, alors que les hommes nazis ont tous le teint blafard. Outre les bruits du camp, il y a les allusions et les symboles, pleins d'horreur et de venin. Une brouette remplie d'objets est poussée par un déporté, le long du mur du jardin couvert de fleurs, et son contenu est donné à la famille nazie: la brouette contient notamment des denrées alimentaires dans des bocaux en verre et deux sacs. De l'intérieur du plus grand sac, la nazie tire un splendide manteau de fourrure (votre photo) et on réalise... Et puis arrive la musique du générique de fin, enfin peut on parler de musique, ou est ce autre chose de plus primal et poutant signifiant ?Cela vous achève, en tout cas.

Brigitte.Daniel
02/02/2024 à 23:11

Film genant n a d interet que de montrer l indifference sur la mort la cruauté de cette famille. Mise en scène bizzare.drole de film!

Oreste
02/02/2024 à 15:15

Le film le plus pénible à regarder de ma vie.
Qui devrait être obligatoire à l’école.
Inoubliable et obsédant.

Sanchez
01/02/2024 à 19:16

Un bon film mais pas du tout la claque attendue. Peut être parce que le programme était trop attendu depuis la bande annonce (l’horreur au son hors champs). La 2ème partie du film en forme d’humour noir ou le couple fait tout pour garder leur maison , je me demande si c’est une bonne idée. Et même le film , son parti pris , je me demande si c’est une bonne idée. Je m’attendais à quelque chose de plus expérimental, plus viscéral.
Cependant je retiendrai la scène nocturne qui pour le coup est extraordinaire et émouvante , elle.

ReyGlazer
01/02/2024 à 14:11

La véritable palme d'or, mais on a préféré le donner à un téléfilm surbudgété (Je plaisante).

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