Captain Miller : critique qui contre-attaque l'Empire

Clément Costa | 15 janvier 2024 - MAJ : 15/01/2024 12:04
Clément Costa | 15 janvier 2024 - MAJ : 15/01/2024 12:04

Un an après le traumatisme Saani Kaayidham, le réalisateur Arun Matheswaran s’essaie au cinéma à grand spectacle avec Captain Miller qui met en scène la star Dhanush. Bonne nouvelle, le cinéaste tamoul n’a rien perdu de sa colère. Il propose une nouvelle œuvre aussi explosive qu'exigeante.

MEAN BOYS

L’année dernière Arun Matheswaran mettait en scène l’uppercut Saani Kaayidham, un rape and revenge brutal et politique qui confirmait l’émergence d’un des cinéastes les plus radicaux et prometteurs du cinéma tamoul actuel. Quand le réalisateur a été annoncé aux commandes de Captain Miller, film d’action au budget bien plus conséquent racontant la lutte d’un groupe de rebelles dans les années 30 contre les colons britanniques, on ne pouvait qu’attendre avec impatience de voir si l’essai était confirmé.

Il suffit de quelques minutes à Captain Miller pour nous rassurer. Non, Arun Matheswaran ne s’est pas fait broyer par un projet commercial qui le dépasse. Bien au contraire, le jeune cinéaste détourne un potentiel blockbuster classique pour le plier à son style expérimental et ultra-violent. Dès les premières minutes, l'introduction du héros est une véritable leçon de mise en scène intelligente. Le tout est sublimé par le travail hallucinant du directeur de la photographie Siddhartha Nuni qui donne vie à un film visuellement somptueux et complexe.

 

Captain Miller : photoUne introduction inoubliable

 

Pour venir compléter une équipe technique irréprochable, le compositeur G. V. Prakash Kumar signe une partition saisissante. Le génie derrière les bandes-originales inoubliables de Soorarai Pottru et Asuran livre cette fois-ci un album aux sonorités tribales, mystiques et agressives. La mise en scène et le montage se coordonnent à de nombreuses reprises au rythme de la musique, comme une sorte de Baby Driver qui troquerait sa fluidité jouissive pour une brutalité extrême.

Avec Saani Kaayidham, Arun Matheswaran nous apparaissait déjà comme un brillant directeur d’acteurs. Il le prouve à nouveau d'une façon admirable. Réputé pour ses performances intenses et mémorables, l’acteur Dhanush (Asuran, The Gray Man) tient là un des plus grands rôles de sa carrière. Véritable monstre de charisme, il enflamme l’écran à chaque apparition et contribue largement à l’atmosphère chaotique du long-métrage. À ses côtés, Nivedhithaa Sathish et Priyanka Arul Mohan parviennent à incarner des personnages féminins marquants malgré un temps d'écran limité.

 

Captain Miller : photoGirls just want to have a gun

 

CAPTAIN INDIA : CIVIL WAR

On pressentait dans les premières réalisations de Arun Matheswaran une envie de mêler film de genre et propos social. Avec Captain Miller, l’ambition de mêler les genres prend une tout autre dimension. Le film oscille ainsi entre western crépusculaire, blockbuster d’action, film de guerre et drame social. Un cocktail hybride qui crée un long-métrage toujours surprenant mais parfois déstabilisant – notamment lors du dénouement qui embrasse totalement une extravagance spectaculaire inattendue.

Dans son aspect purement western, Arun Matheswaran inscrit son œuvre dans la tradition du film de dacoït dont les codes ont été en grande partie créés par le chef-d’œuvre Sholay. Cet héritage est ouvertement revendiqué lors d’une séquence spectaculaire de course-poursuite qui multiplie les hommages à la célèbre attaque du train du film de Ramesh Sippy. Dans ces moments de grâce, Captain Miller ressuscite la gloire d’un genre à la fois noble et populaire.

 

Captain Miller : photoLe Seul Mercenaire

 

Le long-métrage n’est cependant pas coincé dans le passé. Dans son esthétique hostile comme dans sa narration brutale, Captain Miller flirte du côté du western indien crépusculaire dans la lignée de l'immense Sonchiriya. Ainsi l’héroïsme est remplacé par la violence, la soif de conquête par un simple instinct de survie. Et si le film pourra en déconcerter plus d’un par son manque d’émotions, c’est justement parce qu’il suit un anti-héros brisé, insensible, qui sombre passivement dans une barbarie inévitable.

Avec l’envie de revisiter autant de genres vient forcément le risque de donner naissance à un récit inégal, pas toujours abouti. Il est en effet difficile de ne pas remarquer les quelques longueurs qui alourdissent la narration. Le montage aurait certainement gagné à être plus resserré pour maintenir une même tension insoutenable de bout en bout. Cependant, la réussite formelle incroyable et l’ambition démesurée du projet permettent de pardonner aisément ces quelques errances.

 

Captain Miller : photoJe ne suis pas un héros

 

L’HABIT NE FAIT PAS LE MAHARAJA

Outre l’objet esthétique passionnant qu’il est, Captain Miller fascine avant tout grâce à l’intelligence de son écriture. Pour son troisième long-métrage, Arun Matheswaran confirme déjà que l’identité de son cinéma tourne autour de thématiques très spécifiques. Parmi ses thèmes de prédilection, on retiendra évidemment une colère sociale bouillonnante ainsi qu’une haine viscérale de la bigoterie et des traditions rances.

Tout comme pour Rocky et Saani Kaayidham, le cinéaste s’attaque directement au système des castes. Ainsi l’intégralité du conflit dramatique repose sur un enjeu faussement anecdotique : l’interdiction qu’ont les villageois d’accéder à un temple. Par ce biais, le film dénonce avec brio l’appropriation de la spiritualité par les élites ainsi que l’absurdité de la violence systémique qui en découle.

 

Captain Miller : photoQuand on dit que tout est politique...

 

Fait extrêmement rare pour un film de résistance, Captain Miller ne tombe à aucun moment dans le nationalisme ou la glorification d’un quelconque sens de la patrie. Les villageois prennent les armes parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. Ils savent cependant que le véritable problème ne vient pas des soldats britanniques. Le protagoniste déclare d'ailleurs d’entrée de jeu que les nobles de la région sont tout aussi cruels que les Anglais. Bien plus qu’un combat nationaliste, l’enjeu est alors une impitoyable lutte des classes.

Cette idée de lutter pour survivre, sans qu’une cause plus noble vienne embellir le tableau, conduit à une déconstruction totale de la notion même d’héroïsme. La violence du film n’est pas grisante ou exaltante, elle est froide et choquante. C’est une barbarie perpétrée à contrecœur par des héros brisés qui savent pertinemment que l’engrenage est sans fin. Bien loin des combats glorieux de RRR, la résistance de Captain Miller est d’un nihilisme terrassant. Un choc dont on peine à se remettre.

 

Captain Miller : photo

Résumé

Malgré quelques problèmes de rythme, Captain Miller est une claque indéniable. Au-delà d'offrir à Dhanush le rôle de sa carrière et de confirmer l'émergence d'un cinéaste qui risque d'être indispensable à Kollywood, le film mêle violence débridée et propos politique avec une intelligence rare. On assiste sans le moindre doute au détournement de blockbuster le plus passionnant de ces derniers temps.

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commentaires
Vidhutalai 2°0
16/02/2024 à 15:29

La démarche de faire des critiques construites, en français dans un paysage français hautement indophobe est une noble entreprise. Ils veulent réduire la culture indienne à leur perception coloniale d'un Bolywood fantasmé. Tu redonnes de la noblesse et de la crédibilité à nos oeuvres auprès de ceux qui n'ont pas encore basculé dans l' India Bashing ô combien fédérateur dans la France de 2024.

MadMcLane
16/01/2024 à 21:42

Un peu dégoûté de ne pas pouvoir jeter un œil aux films indiens dont vous faites la critique régulièrement (notamment les gros blockbusters qui ont l'air mille fois plus divertissant que ceux de l'oncle Sam)! A part RRR et bahubali que j'ai bien aimé et vu sur Netflix, pas trace des autres, dommage... Mais continuez à nous donner envie avec vos articles !

Brosdabid
16/01/2024 à 21:16

Hé bien regarde Cineskope SENGO , je pense que tu seras séduit par la chaine youtu.be de Monsieur Costa

Sengo
16/01/2024 à 14:38

Woaww excellent article sur le film!! Je viens de voir le film et votre critique reflète parfaitement le film et son esprit... très heureux d'avoir ce type de contenu qualitatif en français sur les films de mon pays d'origine...gros +1 pour Écran large et Mr Costa ;) !!

Oubien
16/01/2024 à 11:39

@Okay:
En premier lieu, le cinéma populaire indien ne fonctionne pas selon les circuits promotionnels occidentaux classiques type projo de presse longtemps en amont et/ou diffusion en festival. Cela complique la tâche d'un éventuel distributeur. De plus, le financement ne se fait pas toujours au travers d'un système de studios classique mais de montages financiers de circonstance, ce qui complique les choses rayon interlocuteur. Et le public potentiel est, en dehors des Indiens résidant dans l'hexagone, une partie de ceux qui ont acheté du HK et du Coréen en import bien avant que ces cinoches atteignent un public un peu plus large. Quant à faire pour le cinoche indien ce que Gans a fait avec HK Vidéo, le développement des visionnages "parallèles" a rendu le marché des supports physiques moins lucratif.

Il y a quand même eu un petit frémissement avec RRR, même si sans commune mesure avec le buzz anglo-saxon. Gans et Thoret ont dit du bien du film en interview. La programmation de films indiens par L'Etrange Festival suscite moins de ricanements qu'à l'époque où ils projetaient Eega ou Baahubali. Lors de la sortie salles de RRR, Télérama a fait un article sur la distribution des films indiens en France. Et même les Inrocks ont demandé à ce qui semble un pigiste d'écrire un papier sur le film à l'approche des Oscars (à cause du buzz TikTpk de la choré, j'imagine?).

Okay
15/01/2024 à 18:50

@Fox Oubien

Il y a clairement un marché et une place à prendre pour ces films en distribution ! Peut-être des droits trop chers pour une demande trop faible ou trop peu estimable encore...

Fox
15/01/2024 à 17:14

@Okay

Pour RRR, j'ai l'impression que Netflix l'a récupéré dans son catalogue. Donc visible tout de même, mais pour sur support physique.
Pour le reste, après une distri salles toujours très limitée, c'est en effet la galère pour se les procurer. J'ai réussi à me dégoter les 2 premiers Tiger en Allemagne en BluRay mais en France, aucun distributeur vidéo.

Oubien
15/01/2024 à 15:58

Ils sont visibles dans la foulée de la sortie en Inde dans certains cinémas d'Ile-de-France. Ou dans certaines villes de province pour lesquelles il faut guetter LA séance unique du film. Les distributeurs n'ont pas assez de thunes pour une sortie salles digne de ce nom. Exemple avec la tentative de Aana Films pour ressortir RRR en salles dans la foulée des Oscars : la durée des droits sur le film avait expiré et lors de la renégo le montant demandé avait augmenté.

Okay
15/01/2024 à 15:43

On est d'accord qu'aucun films indien ne sort en Blu Ray de ce genre (RRR, etc) en France ??? Donc impossible de les voir à part pour ceux qui pirate sur le net...

Hasgarn
15/01/2024 à 12:52

@ SimoneRial

Ma barre de rire du jour XD

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