Anastasia : avant le film d’animation de votre enfance, le grand classique avec Ingrid Bergman

Par Judith Beauvallet
8 juin 2024
MAJ : 20 juin 2024
Anastasia avec Ingrid Bergman

De toutes les fictions qu’a pu engendrer le mystère Romanov, le film d’animation de Don Bluth et Gary Goldman, Anastasia, est certainement la plus célèbre. Et peut-être la meilleure. Mais il serait dommage d’oublier ce qu’il doit à l’Anastasia d’Anatole Litvak, sorti en 1956, avec Ingrid Bergman dans le rôle-titre.

En octobre 1917, la révolution russe qui renverse le tsarisme fait de nombreuses victimes. Parmi elles, la famille impériale, le Tsar Nicolas II, sa femme et leurs enfants, qui seront séquestrés puis exécutés en secret en juillet 1918. Les circonstances de cet assassinat sans témoins a donné lieu aux théories les plus farfelues au cours des ans, d’autant que les corps des Romanov n’ont été retrouvés et identifiés que tardivement. La légende a voulu, pendant des décennies, qu’au moins l’une des filles du Tsar se serait échappée…

Et la fiction décida qu’il s’agirait de la benjamine de la fratrie impériale, Anastasia, en s’inspirant de l’histoire vraie de l’impostrice Anna Anderson, qui aura clamé jusqu’à sa mort être la grande-duchesse. D’abord à travers la pièce éponyme de Marcelle Maurette publiée en 1952, puis, entre autres, à travers son adaptation sur grand écran en 1956, portée par Ingrid Bergman et Yul Brynner. Et ce, bien avant que Don Bluth n’en fasse l’un de ses plus grands films d’animation en 1997, en empruntant plus qu’on ne le croit au long-métrage d’Anatole Litvak.

Un jeu des 7 différences (capillaires) avec le film de Don Bluth et Gary Goldman

D’Anastasia à Anya en passant par Anna

Si de nombreuses personnes ont essayé, quelques années après la révolution, de se faire passer pour les héritiers du trône de Russie, certaines ont davantage réussi que d’autres. C’est notamment le cas d’Anna Anderson, une femme dont les tests ADN réalisés après sa mort finirent par établirent qu’elle mentait, mais qui réussit de son vivant à convaincre certains Romanov qu’elle était Anastasia. Anderson se retrouva donc un temps au cœur de tous les fantasmes, toutes les théories du complot et toutes les réécritures historiques possibles.

Il n’est donc pas très étonnant que de nombreuses fictions se soient largement inspirées de son histoire, encore mystérieuse à ce jour. La dramaturge Marcelle Maurette fait notamment parler d’elle en 1952, lorsqu’elle publie sa pièce intitulée Anastasia, qui raconte l’histoire d’une jeune femme amnésique que des arnaqueurs décident de faire passer pour la grande-duchesse sans savoir qu’il s’agit vraiment d’elle. Succès international sur les planches, la pièce attire l’œil des producteurs hollywoodiens.

Ça ne vous rappelle rien ?

La Warner et la Metro Goldwyn Mayer convoitent les droits d’adaptation de la pièce de Maurette, mais c’est finalement la 20th Century Fox qui les remportera, lançant la production du film adapté par Guy Bolton et réalisé par Anatole Litvak qui sortira en 1956. C’est cette même 20th qui sera plus tard à l’origine de la revisite de l’histoire animée par Don Bluth. Entre les deux, la NBCUniversal sort en 1986 une mini-série également appelée Anastasia, dans laquelle Amy Irving interprète officiellement Anna Anderson, selon une trame moins romanesque que celle établie par Marcelle Maurette, mais suivant globalement les mêmes étapes.

Toutes ces œuvres se sont nourries les unes les autres au fil des ans : démarches historiques, adaptations purement fictionnelles ou un peu des deux, elles ont fini par construire le mythe Anastasia dans la culture populaire, bien qu’il n’ait plus grand-chose à voir avec le véritable destin tragique de la jeune Romanov. Et c’est sans doute le film de Litvak, bien qu’il fut éclipsé dans la mémoire collective par la flamboyance du Don Bluth, qui est le pilier le plus fondamental de l’avènement de cette figure mi-historique mi-mythologique.

La mini-série Anastasia, dans laquelle Christian Bale tient son tout premier rôle à l’écran

Litvak vs Bluth

Il y a plusieurs raisons pour lesquelles le film d’animation est davantage resté dans les mémoires, outre sa proximité dans le temps, ses images sublimes et ses chansons (le film de Litvak n’étant absolument pas un film musical). Misant sur l’aspect grand spectacle là où le film de 1956 reste un drame d’envergure modeste, il a aussi l’intelligence de moderniser le rôle du jeune premier (le personnage de Yul Brynner étant absolument imbuvable et terriblement misogyne dans le Litvak), et de faire entrer une très grande part de fantastique dans l’histoire. Ainsi, le tout autant mythique moine Raspoutine entre dans la danse, faisant office d’antagoniste absent de l’histoire originale. À partir de là, la magie et les fantômes viendront sublimer un film autant pensé pour les enfants que pour les adultes.

Pourtant, au-delà des bases du scénario, la version avec Ingrid Bergman semble avoir inspiré Don Bluth bien plus qu’on ne pourrait le croire. Il faut par exemple noter la musique d’ouverture, qui préfigure autant par la mélodie que par l’instrumentation celle qui habillera la première séquence du film d’animation. Il s’agit d’ailleurs sans doute d’un hommage de la part du compositeur de Bluth, David Newman, qui n’est autre que le fils d’Alfred Newman, lui-même compositeur de la bande-original du film de 1956.

Au plus noir de la nuit, au coeur de l’horreur

Litvak situe aussi l’une de ses séquences au pied du pont Alexandre III à Paris, pont sur lequel se situera l’action de l’affrontement final du film de Bluth, et cet emplacement n’est sans doute pas choisi par hasard. Au-delà de sa beauté qui en fait l’un des lieux les plus filmés et photographiés de la capitale, ce pont porte le nom du grand-père d’Anastasia, et sa première pierre fut posée par Nicolas II au moment de sa construction. Ce monument symbolise donc l’entente franco-russe de l’époque, et c’est un joli clin d’œil que d’y situer un petit bout d’histoire de cette soi-disant Anastasia.

Mais c’est également dans la mise en scène que l’influence de Litvak se retrouve chez Bluth et Goldman : en effet, la scène des retrouvailles entre Anastasia et l’impératrice douairière observe la même disposition des personnages dans la pièce, et même de certains meubles, ainsi que des cadres très proches. La séquence de l’opéra reprend aussi certains cadrages à l’identique, en plus d’avoir un déroulé et des répliques particulièrement semblables.

Enfin, des choix vestimentaires évidents se retrouvent d’un film à l’autre, notamment dans les costumes d’Anastasia. Il semble donc évident que, bien que l’héritage du film de Litvak soit très peu cité au sujet du film de Bluth et Goldman, il soit très important, et bien au-delà du fait que les deux œuvres adaptent la même pièce de théâtre.

Faut pas pousser, Mémé

La question politique

Toutefois, il est des partis qu’ose prendre l’adaptation de 1956 et que le film d’animation n’ose pas toucher du doigt. Comme l’évocation du massacre de la famille impériale, par exemple : chez Bluth et Goldman, une fois qu’Anastasia a retrouvé sa grand-mère, tout n’est qu’évocation de souvenirs heureux, la question de l’exécution des proches étant balayée d’un “ils ne voudraient pas que nous vivions dans le passé”. Public familial oblige, sans doute.

Tandis que chez Litvak, Anna Anderson souffre d’un syndrome post-traumatique évident, et semble être habitée par des images de l’exécution. Dans la minisérie NBCUniversal, l’exécution elle-même est carrément montrée (ce qui donne l’occasion de voir, ainsi que dans quelques autres séquences, Omar Shariff interpréter Nicolas II, avec un très jeune Christian Bale sur ses genoux interprétant le tsarévitch Alexeï).

Le film se permet donc plus de noirceur, ce qui est logique pour une œuvre qui vise un public beaucoup plus adulte. Mais dans le film d’animation, l’édulcoration de l’histoire passe aussi par l’incarnation du méchant en la personne de Raspoutine, qui permet de rejeter la faute de l’état d’Anastasia sur une force surnaturelle et purement démoniaque. De cette manière, le film évite soigneusement toute question réellement politique, et pour l’amour des personnages et des décors baroques, n’hésite pas à glorifier une certaine représentation du tsarisme.

En même temps, c’est vrai que ça a de la gueule

En découle une fin univoque : Anya est effectivement Anastasia, le méchant est mort, c’est du passé, point barre. Chez Litvak, le dénouement est beaucoup plus subtil et ouvert : non seulement le doute persiste jusqu’au bout sur la véritable identité de l’héroïne, et ce que veulent voir les personnages en elle finit par primer sur ce qu’elle est vraiment, mais son refus de la couronne symbolise l’acceptation du fait que l’autocratie n’a plus lieu d’être. La révolution et ses motivations, bien qu’elles ne soient pas un sujet central, ne sont pas ignorées ou invalidées par l’histoire, et la manière dont elles transparaissent en sous-texte de certains dialogues en font un élément indissociable du choix final d’Anya/Anna/Anastasia.

Comment s’expliquer, en revanche, qu’elle décide de s’enfuir dans les bras du détestable Bounine qui la traite comme un clebs écrasé depuis le début ? Le mystère reste entier.

Le coeur scénario a ses raisons…

Toujours est-il que la comparaison de ces différentes œuvres plus ou moins fidèles à la pièce de Maurette permet de comprendre comment le cinéma s’est emparé, en fonction des époques et des publics, d’une histoire aussi politique que romanesque qui a participé à la construction de toute une mythologie russe entremêlant passé et fiction. La véritable Anastasia, elle, repose avec sa famille depuis 1998 dans la cathédrale Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg, où les corps de son petit frère Alexeï et de sa grande sœur Maria l’ont rejointe en 2015 après qu’ils ont enfin eu été retrouvés.

Car oui : la princesse disparue, depuis tout ce temps, était en réalité Maria, mais les analyses ADN n’ont pu le déterminer que bien après que la fiction a écrit la légende Anastasia. 

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cidjay

Grosse faute dans le titre de l’article :
C’était pas mon enfance, c’était mon adolescence.

mcinephilly

Merci pour cet article bourré d’anecdotes et qui m’a juste donné extrêmement envie de découvrir le film de 1956 (le film de Bluth étant un de mes dessins animés préférés depuis l’enfance).

Finalement, Anastasia n’est-elle pas la toute première candidate de Dans Avec les Tsars ?

megangoldberg

very interesting

Eomerkor

Vu il y a très longtemps et j’avoue ne plus trop m’en souvenir… Evidemment avec la présence d’Ingrid Bergman et de Yul Brynner, le film mérite qu’on s’y attarde.
Au passage, et pour ce qui concerne Anatole Litvak, je ne me lasse pas de revoir « la nuit des généraux ». Histoire intérressante avec la mise en abime des crimes commis sous l’uniforme et pendant ses permissions par le général allemand incarné par Peter O’Toole, et excellent casting avec aussi Omar Sharif, Tom Courtnay (vu dans King and Country), Pierre Noiret.