Films

Entre Hitchcock et Le Silence des Agneaux, l’obsédé le plus malsain et détestable du cinéma

Par Geoffrey Fouillet
18 janvier 2024
MAJ : 20 novembre 2024
L'Obsédé : photo, Terence Stamp

Dans L'Obsédé de William Wyler, Terence Stamp essaie de nous enseigner l’art de la séduction en séquestrant sa bien-aimée. En voilà des manières !

Depuis M Le Maudit, en passant par Psychose et Le Voyeur, les tueurs en série ont gagné leurs galons au cinéma, et pour certains d’entre eux, on leur aurait donné le Bon Dieu sans confession. Propres sur eux, l’œil malicieux et l’air débonnaire, ils affichent le parfait look du gendre idéal. Mais voilà, comme chacun sait, l’habit ne fait pas le moine, et à ce niveau-là, Terence Stamp était tout désigné pour incarner la lie de l’humanité dans toute sa splendeur.

C’est William Wyler, le papa de Ben-Hur, qui lui offrira cette opportunité en le dirigeant dans L’Obsédé, adapté du livre éponyme écrit par John Fowles. Et plus encore que ses pairs et maîtres en la matière, Hitchcock en tête évidemment, le réalisateur multi-oscarisé va miser sur une élégance de style et de ton prompte à déjouer les attentes (même pour les plus fins limiers d’entre nous).

 

L'Obsédé : photo, Samantha EggarLa Belle au bois dormant n’a pas envie de se réveiller, et on la comprend

 

UN JOUR, MON PRINCE VIENDRA

"Aimer jusqu’à la déchirure, aimer même trop, même mal", chantait Jacques Brel, et à vrai dire, on ne saurait mieux résumer que par ces paroles l’état dans lequel se trouve Freddy Clegg, qu’interprète Stamp. Fasciné par la beauté et la grâce de Miranda (Samantha Eggar), il l’enlève un jour dans une ruelle et l’enferme dans le sous-sol d’une demeure qu’il vient tout juste d’acquérir, en rase campagne anglaise. On se croirait alors dans une scène bucolique issue d’un roman de Jane Austen. Un cadre idyllique en somme, pour une situation qui l’est beaucoup moins.

Tous les oripeaux du récit médiéval pastoral semblent ainsi réunis, mais détournés sous forme de leurres. Freddy se rêve quasiment en preux chevalier, pourvoyant aux besoins de sa dulcinée sans se rendre compte qu’il se comporte en despote. De même, la cave aménagée pour Miranda a bien plus des airs de cachot que de nid douillet, tout comme la camionnette de Freddy ressemble davantage à un corbillard qu’à un carrosse. Le havre de paix et de bonheur que le film a conscience de falsifier joue donc pour beaucoup dans le malaise que l’on ressent.

 

L'Obsédé : photo, Terence StampPire que le Bates Motel ?

 

Bien sûr, Stamp endosse à la perfection le rôle du maître de maison, tiré à quatre épingles, et son interprétation, comme celle de sa partenaire, sera très légitimement couronnée d’un prix d’interprétation au Festival de Cannes. Il faut dire que l’élégance naturelle du comédien ancre son personnage dans un registre de jeu très minimaliste, où le flegme l’emporte constamment sur le cabotinage (tout le contraire d’un Jack Nicholson ou d’un Jim Carrey, qui ne s’économisent jamais en grimaces).

Cette posture excessivement courtoise de Freddy est là encore un moyen pour le cinéaste, non pas d’excuser sa démarche, mais d’insister sur son rapport fantasmé à l’amour, qui devrait couler de source, sans provoquer de remous. Le suspense tient alors moins de la capacité de la victime à s’échapper que du point de rupture et de désillusion auquel s’expose peu à peu le bourreau, dans le déni le plus total. On guette donc avec beaucoup d’appréhension le moindre signe de contrariété de sa part comme la goutte d’eau qui pourrait faire déborder le vase (et la coupe est déjà pleine !).

 

L'Obsédé : photo, Terence Stamp, Samantha EggarLequel des deux aura le dessus sur l’autre ? Les paris sont lancés !

 

FEMME(S), JE VOUS AIME

Si on peut rapprocher Freddy du Docteur Jekyll et de Mister Hyde, c’est moins par son côté dandy au bord de l’implosion que pour sa méticulosité de laborantin. Et à ce compte-là, le voir collectionner des papillons dans des bocaux, avant de les mettre sous verre dans une pièce dédiée, relève du pur délire scientifique. Le parallèle fait entre l’insecte, symbole de liberté par excellence, et Miranda, jeune femme indépendante, est sans équivoque évidemment, d’autant que Freddy les examine de la même façon, avec respect et dévotion.

Une fois qu’il a capturé ses proies, le prédateur se contente presque exclusivement de les observer à distance, qu’une vitre serve de séparation entre eux ou non. C’est là où l’enjeu expérimental du récit s’épanouit le plus, et le sous-genre du film de séquestration s’y prête complètement puisque le ravisseur peut analyser et manipuler sa victime à sa guise, sans interférence extérieure.

 

L'Obsédé : photo, Terence StampFini de voler, petit papillon !

 

Pour autant, Wyler n’ignore pas la puissance du gros plan, et s’il matérialise bel et bien l’éloignement physique des deux protagonistes par des plans larges, il les confine aussi peu à peu dans le même cadre lorsque le rapprochement des corps devient inévitable. C’est notamment valable pour la scène du rapt initial, mais aussi pour toutes les scènes d’étreinte qui voient Freddy happer Miranda de gré ou de force. On repense encore à ces quelques secondes suspendues où il attrape avec ses mains la tête de sa bien-aimée, tétanisée, sur une envolée musicale de Maurice Jarre.

Oui, si violence il y a, elle est surtout affaire de passion et de désirs refoulés. C’est là aussi que L’Obsédé interpelle, dans l’invariable chasteté du bourreau qui imagine le grand amour comme débarrassé de toute ambiguïté sexuelle. Alors quand Miranda se met littéralement à nu, prête à lui proposer ses charmes, Freddy perd son calme : "Ce que vous m’offrez, je peux l’avoir avec de l’argent à Londres n’importe quand, rhabillez-vous !". Une pudeur quasi maladive qui auréole le personnage d’une innocence d’autant plus dérangeante qu’elle contraste avec son sadisme.

 

L'Obsédé : photo, Samantha Eggar, Terence Stamp "Votre odeur, c’est à se damner !"

 

FATALEMENT VÔTRE

Fondée sur le principe du "fuis-moi, je te suis, suis-moi, je te fuis", l’intrigue redouble encore d’élégance en laissant à la victime la latitude nécessaire pour exister pleinement et s’affirmer dans l’adversité. On pourrait en ce sens rapprocher L’Obsédé du Silence des Agneaux ou de Split qui ont aussi réussi à mettre sur un même pied d’égalité la proie et le prédateur. De fait, Wyler en profite pour donner successivement l’avantage à l’un ou l’autre, le dominant semblant changer de camp à plusieurs reprises.

Si Freddy reste plus fort physiquement, Miranda tente de reprendre psychologiquement le dessus en usant de ruses et de stratagèmes. À chaque coup de bluff de sa part, on retient alors notre souffle dans l’espoir que Freddy va mordre à l’hameçon, et le cinéaste prend un malin plaisir à différer sa réaction en insistant sur ce moment de flottement ultra-anxiogène. Par endroits, le film flirte même avec le syndrome de Stockholm, en questionnant le degré d’implication de la victime dans son désir de tromper l’ennemi.

 

L'Obsédé : photo, Terence Stamp, Samantha EggarAppâter d’abord, vaincre ensuite

 

Cette ambivalence dans les rapports entre les personnages était aussi présente lors du tournage entre Wyler et Eggar, le premier n’ayant eu aucun mal à tyranniser la seconde pour le "bien" du film. "J’étais traitée comme une moins que rien, j’ai perdu toute confiance en moi, ma performance en a souffert, et j’ai été virée sur-le-champ (…) ", révélait l’actrice dans une interview diffusée au cours de l’émission télévisée Saturday Night at Movies, avant d’expliquer que le réalisateur n’avait pu lui trouver de remplaçante et avait accepté de la réembaucher après coup.

Une relation donc tumultueuse, quand bien même la comédienne reconnaîtra à quel point cette expérience lui a été bénéfique tout compte fait. On pense ainsi à un autre cas similaire, celui de Shelley Duvall lors du tournage de Shining et de l’exigence parfois douloureuse de Stanley Kubrick à son encontre. Tout le monde aura son avis sur la question bien sûr, reste que la réalité a tôt fait de rattraper la fiction, et le film de Wyler en est bel et bien la démonstration.

 

L'Obsédé : photo, Terence Stamp Il veille au grain jusqu'à la toute fin

 

Si les films de tueurs en série ont pris un tournant plus sauvage dans les années 1970 (coucou Massacre à la tronçonneuse), L’Obsédé vient donc rappeler à quel point la cruauté est aussi l’apanage des gens civilisés et un peu trop romantiques. Il faut évidemment remercier Wyler d’avoir choisi Stamp dans ce rôle et d’en avoir fait l’un des nouveaux visages menaçants du cinéma mondial, avant que Théorème ne s’en charge définitivement.

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Ray Peterson

Chef d’oeuvre du grand Wyler! Stamp est époustouflant et Eggar sublime ! Demme a dût forcément voir le film pour s’inspirer de la déco pour son Silence des Agneaux.
Perso le titre Original « The Collector » sonne quand même mieux que « L’obsédé »….