Engrenages

Stéphane Argentin | 13 décembre 2005
Stéphane Argentin | 13 décembre 2005

En matière de productions télévisées, les fictions françaises se retrouvent généralement cloisonnées dans trois catégories : les séries policières pour toute la famille de 4 à 77 ans (Lescaut, Moulin, Navarro, Cordier…), les téléfilms historiques en plusieurs parties (Les Rois Maudits, Napoléon…) sans oublier bien sûr les grandes sagas familiales de l'été (Dolmen, Zodiaque…). Autant dire que l'apparition d'une fiction en marge de ce cloisonnement a de quoi réjouir tout en donnant un bon coup de pied dans cette fourmilière de productions plus ou moins neurasthéniques ! Alors que TF1 prépare en ce moment même des remakes (sans grande imagination) de New York district, section criminelle et des Experts, Engrenages reprend ce qu'il y a de meilleur dans les séries américaines contemporaines sans pour autant proposer une copie carbone des originaux. Et si elle n'a strictement rien à voir avec le long-métrage éponyme de David Mamet, elle partage cependant un point commun avec celui-ci : ses scénarios parfaitement huilés.


Conçue par Guy-Patrick Sainderichin et Alexandra Clert, la série Engrenages suit des enquêtes de police au travers du quotidien de différents corps de métier (policier, médecin légiste, avocat, procureur…), se rapprochant ainsi d'un New York district en plus « ouvert » (cette dernière se focalisant uniquement sur les enquêteurs et les procureurs). Et si chaque épisode amène une nouvelle enquête, le concept fondateur fort d'Engrenages est d'avoir opté pour un fil rouge dès le premier épisode : une jeune femme violée et retrouvée morte. Impossible d'en dire plus au-delà de ce point sans éventer les différents rebondissements de cette colonne vertébrale narrative dont les ramifications relieront tôt ou tard tous les protagonistes et amèneront en conclusion de chaque épisode un cliffhanger savamment orchestré, celui du tout premier constituant déjà en lui-même une sacrée claque et l'on ne peut alors s'empêcher de penser à la série devenue mondialement célèbre dans le genre : 24 heures chrono.

Bien plus que de simples scénars brillamment ficelés, la grande « innovation » d'Engrenages (tout du moins pour une production française) vient de son approche visuelle pour le moins radicale. Pas de petits crimes crapuleux bien propres et encore moins de mise en scène pantouflarde à faire passer le Derrick du dimanche soir pour un Columbo sous amphèts. En optant pour une photographie granuleuse, bleutée et aux couleurs désaturées associée à des affaires qui ne cherchent nullement à édulcorer la réalité, Engrenages se pose à n'en pas douter comme la première série française résolument sombre et violente, rappelant alors la très « agressive » Les experts : Manhattan. Ce n'est donc pas une surprise si Canal +, équivalent français de la très audacieuse HBO, était la seule chaîne à même de soutenir et de diffuser un tel projet.

À ce titre, les dix premières minutes donnent clairement le ton : le cadavre de la fille violentée est retrouvée dans une benne à ordures, le corps couvert de sang et la tête littéralement défoncée ! Et si vous trouvez cette entrée en matière « too much », attendez de voir l'autopsie qui va suivre dans la foulée et vous comprendrez instantanément dans quelle genre de fiction vous venez de mettre les pieds. Excessif ? Certainement pas. Seulement réaliste et sans concession. Surtout lorsque l'on sait que les différentes affaires traitées sont inspirées de faits réels et que Alexandra Clert (l'une des deux créatrices de la série) est elle-même avocate de profession. Assurément deux gages de crédibilité supplémentaire.

L'autre nouveauté, toujours en matière de réalisation et vis-à-vis du reste des productions estampillées « NF » (Norme Française), se trouve dans le rythme très alerte de la mise en scène ainsi que du montage. Le suivi des différents protagonistes se fait essentiellement caméra à l'épaule tandis que « l'entrée » dans les différents locaux s'effectuent à l'aide de zooms ultra rapides depuis l'extérieur du bâtiment vers l'intérieur, reprenant là le principe des « macros zooms » sur les différents indices observés dans Les Experts. Une façon très originale de poser le cadre général et de dynamiser l'action tout en se distinguant des panotages horizontaux et verticaux qui constituait la marque de fabrique de NYPD Blue ainsi que des travellings aériens grands angles sur la métropole new-yorkaise dans deux fictions estampillées « Jerry Bruckheimer » (FBI : Portés disparus et Les Experts : Manhattan). Quant au passage d'un lieu à un autre qui permet ainsi de relier tous les différents protagonistes liés à l'enquête, celui-ci s'effectue grâce à un montage tout en continuité et sans coupure qui ne manquera pas de rappeler celui de l'excellente série Dead like me (malheureusement arrêtée après seulement deux saisons).

Pour autant, parfaitement conscients que des scénars et une mise en scène en béton armé ne font pas tout et que ces affaires sont avant tout le pain quotidien d'hommes et de femmes, les créateurs / scénaristes ont donc pris soin de brosser toute une galerie de personnages avec suffisamment d'attention en vue de crédibiliser l'ensemble. Du côté de la cour de justice, on trouve donc François Roban, un juge d'instruction parfaitement rompu au système judiciaire (et donc à même de le contourner subtilement pour la bonne cause), Pierre Clément, un substitut du procureur à l'expérience encore verte qui va vite comprendre (à ses dépens) tous les rouages de la mécanique ainsi que Joséphine Karlsson, « avocaillonne » brillante aux dents longues. Du côté des forces de l'ordre se trouve Fromentin et Gilou aux caractères et comportements radicalement différents (le premier est posé et franc tandis que le second est grande gueule et limite incontrôlable), soit deux adjoints du capitaine de police Laure Berthaud, jeune femme quelque peu libertine mais d'une grande droiture.

Si il est une nouvelle fois impossible de divulguer les différentes circonstances dans lesquelles tous ces personnages vont se retrouver liés les uns aux autres sans éventer une partie des rebondissements (la série portant parfaitement bien son nom à ce niveau), on retiendra surtout que le rôle du dirigeant des forces de l'ordre a été confié à une femme. Une particularité qui reste encore marginale, notamment dans les séries américaines où seules deux fictions se sont distinguées au cours de ces dernières années : Cold case (encore une production Bruckheimer hélas rapidement rébarbative dans sa première saison en dépit de qualités indéniables) et The closer, fiction encore inédite en France que l'on pourrait résumer comme une version féminine de Columbo des plus brillantes.


À ces personnages principaux viendront bien entendu s'en greffer d'autres de tous horizons (amis, famille, prostitués, hommes d'affaires, politiciens…) qui apportent la touche finale à un ciment déjà très bien préparé et dans lequel il ne resterait plus qu'à injecter davantage de moyens (d'argent) en vue d'agrémenter la série de quelques séquences bien musclées (courses-poursuites, fusillades, explosions…), ressources dont seules les fictions télévisées hollywoodiennes disposent encore pour l'instant. Cette menue réserve mise à part, Engrenages est une série aussi noire que brillante à tous points de vue et à laquelle on ne fera qu'un seul reproche : 8 épisodes seulement, c'est beaucoup trop court ! Espérons donc que d'autres saisons ou d'autres projet du même acabit suivront.

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