Poupée russe saison 2 : critique vodka désespérée sur Netflix

Simon Riaux | 20 avril 2022 - MAJ : 20/04/2022 18:23
Simon Riaux | 20 avril 2022 - MAJ : 20/04/2022 18:23

Après avoir résolu une mortelle boucle temporelle, Alan et Nadia plongent de nouveau dans les arcanes du temps, dans la saison 2 de Poupée russe sur Netflix. Plus investie que jamais dans ces nouveaux épisodes, Natasha Lyonne nous embarque dans une nouvelle spirale, aussi intime qu'infernale. Attention spoilers !

CASSE-TETE CHINOIS

Nous avions laissé Nadia Vulvokov flanquée du cyclothymique Alan, dansant au milieu d'une troupe de carnavals improvisée. À défaut de comprendre ce qui les avait véritablement précipités dans une double boucle temporelle axée sur leur décès, tous deux avaient fini par accepter les failles béantes de leurs existences respectives. À la faveur d'un des plus beaux split screen de ces dernières décennies, et du souhait d'additionner leur empathie plutôt que le désespoir saturant leurs existences, ils s'étaient miraculeusement extraits du piège mélancolique de cette première saison.

Cinq années ont passé. La codeuse new-yorkaise cynique, polytoxicomane et gentiment allumeuse ne va pas mieux, mais au moins sait-elle qu'elle va mal. La peau plus grêlée qu'un champ de gravier après un bombardement russe, elle trimballe son éternel spleen en bandoulière, toujours partante pour houspiller Ruthie, sa mère de substitution aux genoux moins fiable qu'une promesse électorale, ou pour tailler le bout de gras avec Alan, lequel lutte chaque jour un peu plus pour s'accepter sans se jeter par la fenêtre.

 

Poupée russe : Photo , Natasha LyonneMétro bourreau poivrot

 

Mais voilà que Nadia découvre un bien étrange phénomène. Il lui suffit de s'assoupir dans une rame du métro qui passe tout près de chez elle, à Astor Place, pour se retrouver téléportée 40 ans plus tôt... Dans le corps de sa mère, alors enceinte de notre héroïne. Cette dernière voit là l'occasion d'en apprendre plus sur cette femme, qui l'aura plus traumatisée qu'élevée, avant de dilapider mystérieusement l'héritage familial. Une finalité qu'elle sera tentée de transformer. Mais s'il ne suffit pas de pouvoir revisiter le passé pour le modifier, s'y plonger peut vite prendre des airs de noyade.

Après une structure entropique qui poussait les protagonistes jusqu'à un point d'incandescence passionnant, Russian Doll change donc totalement son fusil d'épaule en opérant une bascule de son concept. Piégeant son duo le long d'un dispositif linéaire, la série d'attaques désormais à l'un des mécanismes les plus célèbres de l'histoire de la science-fiction : le paradoxe du grand-père. La série orchestrée par Amy Poehler et Natasha Lyonne est-elle de taille face à ce défi ?

 

Photo Natasha LyonneCeux qui l'aiment prendront le train

 

L'ENFER DU DÉCOR

S'il paraît que la foudre ne tombe jamais deux fois au même endroit, cette affirmation semble désormais à relativiser, tant le duo créatif parvient une nouvelle fois à ré-imaginer les codes du genre. On se gardera bien de dévoiler quand et comment notre protagoniste voyage et quelles périodes elle démine avec l'énergie du désespoir, car de nouveau, le scénario prend un malin plaisir à secouer sa propre équation créative à la manière d'un cocotier. En effet, les innombrables problématiques afférentes à ce thème sont pour l'essentiel balayées, tandis que l'intrigue établit dès ses deux premiers épisodes la dimension vaine de l'épopée de Nadia.

À l'évidence, elle ne parviendra pas à altérer son passé, et pour cause, ce n'est pas véritablement une transformation des évènements qui la meut. Au plus profond d'elle, la quasi-quarantenaire espère panser les coeurs. Remontant son styx personnel à la manière d'une enquêtrice, elle s'enfonce plus profondément à chaque exploration ferroviaire dans les cicatrices de sa famille. Et si les dialogues lui permettent de donner le change, tant elle semble demeurer maîtresse d'elle-même, dispenseuse impitoyable de jugements à l'emporte-pièce ou de vannes trempées dans l'acide, le spectacle de cette passion à l'envers a quelque chose d'immensément tragique.

 

Photo Charlie BarnettAlan va toujours aussi mal. Mais avec une moustache

 

New-Yorkaise d'origine hongroise, la plus si jeune femme va pour la première fois interroger la mythologie de son clan, le rapport des siens à l'Histoire, mais aussi à la narration de soi. Jusqu'à se poser parfois des questions aux airs de dilemmes moraux insolubles. Cette mère redoutée, fantasmée et haïe a-t-elle vraiment ruiné son enfance, ou doit-elle à ses allers-retours temporels les troubles de la personnalité qui ont précipité son foyer dans le chaos ? Au fur et à mesure que les noeuds narratifs de cette nouvelle fournée d'épisodes se révèlent, ce sont autant de vertiges qui saisissent le spectateur.

Plus encore que lors de la première saison, l'angle exploré par Poupée russe est celui d'un grand écart entre psychédélisme et psychanalyse. Chaque personnage se confronte à ses impensés, ses zones d'ombre, les souffrances reçues en héritage. Un programme qui pourrait être pompeux, et sacrément bancal, tant il choisit fréquemment de s'extraire de toute notion de logique ou de règles du jeu classiquement accolées aux voyages temporels. Mais l'histoire qui se déroule sous nos yeux parvient une nouvelle fois à nous embarquer, préférant confier son ancrage émotionnel à la mise en scène et à l'interprétation.

 

Photo Charlie Barnett, Natasha LyonneLes deux font la paire (non)

 

PSY CHEEEEH

Avec une aisance parfois stupéfiante, Lyonne joue des crevasses sensibles de celle qu'elle incarne, se plaît à rendre de moins en moins discernable la frontière entre personnage et récit d'auto-fiction. Les références à sa propre existence se multiplient, tandis que le sentiment de voir l'artiste se mettre en danger prend progressivement une place essentielle. Capable de jongler entre saillies acerbes, reflux sentimentaux acides et dépression contagieuse, elle compose à la manière d'une peintre impressionniste le portrait d'une écorchée vive qui, à la manière d'un oignon, révèle toujours de sublimes blessures derrière ses oripeaux d'urbaine branchouille et blasée.

 

Photo Chloë SevignyMater dolorosa

 

Cet exercice est d'autant plus impressionnant que la comédienne est désormais à la tête du projet, dont elle réalise trois des plus impressionnants chapitres. On lui doit donc la capacité de la saison à poser en une poignée de scènes des enjeux d'une remarquable complexité, mais aussi l'éruption psychiatrique qui reliera mère et fille au cours d'un épisode aussi cauchemardesque que découpé avec une précision chirurgicale. Enfin, en mettant en scène le dernier épisode de la fournée qui nous intéresse, Lyonne prouve une nouvelle fois son talent pour cette verve poétique qu'on désigne parfois sous l'appellation "réalisme magique".

Traduire l'autopsie mentale de deux héros brisés en une série de décors aux perspectives Escheriennes, tout en pulvérisant l'équilibre narratif, le tout sans oublier d'injecter une bonne dose de poésie funèbre, c'est l'invraisemblable ligne de crête ici tenue. Ligne d'autant plus bouleversante que Lyonne ne s'est pas donné pour mission de nous recouvrir d'onguents, ou sécher nos larmes en activant nos zygomatiques. Toujours ramenée à l'os, au plus près de ses personnages jusque dans ses trips hallucinatoires, la caméra s'accomplit dans un équilibre d'autant plus kamikaze qu'elle ne détourne jamais notre regard face à la cruauté de ce qui nous est montré.

 

Photo Natasha Lyonne, Sharlto CopleySharlto copine

 

Et si le personnage de Ruthie, symbolique et touchant jusqu'à présent, nous saisit si intensément aux tripes, c'est parce qu'il incarne à lui seul toute l'injustice qu'encourent ceux qui aiment, sachant qu'ils n'auront pas le luxe d'attendre de gratitude en retour. Il eut été facile, pour ne pas dire évident, de faire de ce protagoniste pivot un enjeu de résolution émotionnelle, face auquel ceux qui se heurtent à leurs erreurs trouvent une ultime opportunité de les réparer. Il n'en sera rien, et le sacrifice narratif, familial et finalement Schrodinguerien qu'elle consent, hante lentement l'esprit du spectateur.

Jamais meilleure que le spectateur qui projette sur elle ses propres limites, Nadia s'avérera aussi cruelle avec elle-même que le scénario avec sa personne. L'intrigue qui nous intéresse nous prend à rebrousse-poil, mais avec une tendresse infinie. Et c'est pourquoi, quand vient l'heure de quitter cette mauvaise troupe, dont les membres se dispersent au gré d'une interminable traversée de rame de métro, nous les perdons de vue avec le sentiment d'une révolution parfaite accomplie, une chute infinie à l'issue de laquelle chacun sera retombé sur ses pattes, non sans briser tous les os au passage.

La saison 2 de Poupée russe est disponible en intégralité depuis le 20 avril 2022 sur Netflix en France

 

Poupée russe : affiche officielle

Résumé

Poétique et cruelle, la balade de nos héros dans les traumas de leurs aïeux est une nouvelle brillante exploration de leur psyché. Une expérience mal aimable, mais terriblement humaine, débordante de mélancolie, qui s'impose comme l'une des plus audacieuses et plaisantes créations originales Netflix.

Newsletter Ecranlarge
Recevez chaque jour les news, critiques et dossiers essentiels d'Écran Large.

Lecteurs

(4.3)

Votre note ?

commentaires
Maud
07/05/2022 à 10:56

Bravo et merci pour cette belle critique.
Natasha lyonne a vraiment un talent exceptionnel.
Je viens de terminer la série avec le cerveau en ébullition et ça m'a fait du bien de lire cet avis qui m'a aidée à y voir un peu plus clair.

Zbl
22/04/2022 à 12:34

Cette deuxième saison m'a laissé sur les rotules! Quelle maestria, Natasha Lyonne a vraiment de beaux jours devant elle.

Florent
21/04/2022 à 14:23

au top !

Florent
21/04/2022 à 14:22

Merci pour cette critique intéressante !

votre commentaire