Arkham Asylum : le comics où Batman vole au-dessus d'un nid de coucou

Lucas Jacqui | 24 septembre 2022 - MAJ : 26/09/2022 10:38
Lucas Jacqui | 24 septembre 2022 - MAJ : 26/09/2022 10:38

Quand Batman est piégé dans l'asile d'Arkham, ça donne le comics dérangeant, fou et unique Batman : Arkham Asylum, de Grant Morrison et Dave McKean.

À la fin des années 80, le monde des comics va être secoué par Batman: The Dark Knight Returns de Frank Miller et Watchmen de Alan Moore et Dave Gibbons. Ces œuvres vont apporter une noirceur et une maturité aux BD sur les super-héros, propulsant les comics dans l'âge moderne. Les années qui suivent mettront Batman en vedette avec les chefs-d'œuvre Batman : Année Un de Frank Miller et David Mazzucchelli et The Killing Joke de Alan Moore et Brian Bolland qui vont révolutionner le personnage.

En 1989, DC Comics va continuer de surprendre avec le scénariste Grant Morrison et l’artiste Dave McKean, âgés d'à peine 30 ans, qui vont créer un récit terrifiant : Arkham Asylum.

 

Batman : Arkham Asylum : photoAmbiance L'Exorciste

 

C'est Jenett Kahn, chargée de la liaison entre DC et les auteurs anglais, qui va rencontrer le jeune Morrison venu avec plusieurs idées dont celle de Arkham Asylum. Le scénario est un séquencier, comme pour un film, ce qui laisse une plus grande liberté d'interprétation au dessinateur. Et justement, Kahn vient d'en découvrir un dont le style n'a aucun équivalent dans les comics, Dave McKean, et qui pourrait exprimer tout son talent dans l'approche scénaristique de Morrison.

Grâce à cette combinaison d'artistes va naître une histoire où Batman est contraint par le Joker à s'enfermer avec les autres détenus dans le fameux institut pour criminels dangereux. Il ignore cependant qu'il vient de signer pour un voyage qui va malmener sa psyché et le confronter à une vérité qui le terrorise : il est à sa place parmi les fous. Arkham Asylum est un comics sans pareil à découvrir, et voilà pourquoi.

 

Batman : Arkham Asylum : photoUne couverture qui sonde ton âme

 

la maison des fous de dc

Le personnage principal du comics est l'asile lui-même. Dans sa première apparition en octobre 1974, il est d'abord décrit comme un hôpital. Il aura une origin story dramatique en 1985 dans une encyclopédie DC. Ce sont les quelques paragraphes de ce livre qui vont inspirer Morrison et McKean. Il y est noté que Amadeus Arkham a transformé la maison familiale en asile, dont le premier patient sera le meurtrier de sa femme et de sa fille, Mad Dog. Mais le krach boursier de 1929 fera sombrer Arkham dans la pauvreté et la folie, au point de le voir interné dans son propre asile.

L'origine du lieu reste la même dans Arkham Asylum, à la différence que l'assassinat de la famille d'Arkham suffit à rendre dément le malheureux. La folie a toujours eu une place dans la vie du docteur puisque sa mère souffrait d'une maladie mentale. Ainsi, les fondements mêmes de l'asile se trouvent dans les esprits brisés. Une maison pour les fous érigée par un fou. De quoi créer un terreau parfait pour faire grandir les graines les plus perturbées de Gotham. L'asile d'Arkham est la raison de la folie de la ville et ne permet en rien de la guérir, au contraire. Une chose qu'expliquera l'un des personnages à Batman :

"Pendant des années, vous avez alimenté cette maison en âmes touchées par la folie. Vous avez nourri ce lieu."

 

Batman : Arkham Asylum : photoAucune page n'est rassurante

 

Ainsi, les occupants de la bâtisse sont imprégnés de cette folie. Les designs proposés par Dave McKean et l'écriture de Grant Morrison viennent réinventer des personnages connus depuis des décennies. Double Face ne sait plus faire de choix sans faire appel à un jeu de cartes tandis que Maxie Zeus est représenté comme un dieu fantasmagorique. Et impossible de ne pas mentionner l'un des plus perturbants, Gueule d'Argile, que Morrison définit à McKean comme un pestiféré, avatar de la saleté et de la corruption, une sorte de maladie contaminatrice vivante.

Le Joker bénéficie lui aussi d'un traitement soigné, son apparence étant plus terrifiante que jamais (son look initialement voulu par Morrison rappelait Tim Curry dans The Rocky Horror Picture Show). Son visage n'est quasiment défini que par son rictus cerné de rouge alors que le scénariste le décrit via les mots d'une psychiatre comme un homme qui n'est pas véritablement fou, mais incapable de vivre en société :

"Contrairement à vous et moi, le Joker ne semble avoir aucun contrôle sur les informations sensorielles qu'il reçoit du monde extérieur. [...] C'est pourquoi, certains jours, il n'est qu'un clown facétieux, et d'autres, un tueur psychotique. Il n'a pas de réelle personnalité propre."

 

Batman : Arkham Asylum : photoMon royaume pour ce Joker au cinéma

 

L'emprise qu'a l'asile sur l'esprit de ceux qui y résident est parfaitement mise en images par la patte de McKean qui représente le bâtiment comme un lieu austère et lugubre formé d'ombres, faisant d'elle une maison hantée dont on ne distingue jamais les limites. L'artiste utilise tous les arts possibles pour illustrer le récit de Morrison. Collages, dessins, photos, gravures sont enrichis par les inspirations gothiques et surréalistes de McKean qui font de chaque planche un tableau expérimental et conceptuel. Cette abondance de talent contribue à la lourdeur de ce thriller en huis clos anxiogène.

 

Batman : Arkham Asylum : photoDans le top des scènes les plus traumatisantes du comics

 

voyage au bout de la folie

Si l'on est déjà hypnotisé par les illustrations de McKean, la profondeur du scénario de Morrison finit de happer. Il entremêle le périple de Batman dans l'asile, le mettant face à ses peurs, ses doutes et sa fragilité, à celui de Amadeus Arkham en train de parachever l'asile. L'un se confronte à sa folie, tandis que l'autre y plonge corps et esprit. Deux intrigues psychologiques qui vont sans cesse se répondre au travers de symboliques et parallèles constants qui créent une mise en abyme procurant le tournis chez le lecteur.

Les allusions croisées entre les deux histoires, ainsi que les multiples références métaphysiques et psychologiques à Sigmund Freud et Carl Jung, au jeu de tarot, à Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll donnent au récit une dimension tortueuse difficilement appréhendable en une seule lecture. Quelques pages suffisent tout de même pour se rendre compte de l'ampleur de l'histoire dont le symbolisme excessif donne au comics l'image d'un labyrinthe dans lequel se perd Batman... et nous.

 

Batman : Arkham Asylum : photoQue fait une carte du Joker des années avant son existence ?

 

Cette surabondance d'imageries, associées aux signes de l'horoscope, la psychanalyse et la religion, mises en scène par la touche artistique horrifique de McKean nourrit l'idée que tout le récit est irréel. Les premières planches représentent le Commissaire Gordon dans des cases plus posées, loin de la folie visuelle de ce qui suivra, marquant plus encore la scission entre la réalité laissée aux portes d'Arkham Asylum et la folie pure qui possède le lieu.

On pense évidemment à la descente dans le trou de lapin de Alice dans le conte de Lewis Caroll, une œuvre que cite Morrison en ouverture et en clôture du graphic novel. Le clin d'œil est pleinement assumé avec la présence du Chapelier Fou, vilain calqué sur le personnage de Alice au Pays des Merveilles, que Morrison représente comme un pédophile sous psychotropes. Cette rencontre entre le psychopathe et Batman est l'occasion pour McKean de nous transporter dans des cases inspirées des trips sous LSD, loin de la noirceur du reste du comics.

Quelques pages tournées et nous voilà dans un duel à mort entre Killer Croc et le Chevalier Noir dans une esthétique expressionniste faisant écho au combat biblique de Saint-Michel terrassant le dragon de l'Apocalypse. Un affrontement pour la vie, mais aussi pour la raison où l'homme veut dominer le chaos primal. Chaque vilain a son tableau, qui ouvre une porte vers un imaginaire propre à lui et que l'asile paraît contenir dans ses murs, loin du véritable monde.

 

Batman : Arkham Asylum : photoChichapelier

 

Batman, ce fragile

La sensation qui demeure dans le comics : toute cette folie se déploie dans l'esprit de Batman. En effet, chaque vilain qu'il affronte est une projection d'une de ses peurs ou failles. Killer Croc est l'animal qu'il doit enchaîner au fond de son inconscient pour le contrôler, Gueule d'Argile est l'incarnation des MST et de l'interdit sexuel qui effraie un Batman incapable de relations sociales et amoureuses, alors que le Joker est au contraire la liberté chaotique (et libidinale) auquel ne se laisse pas aller le Chevalier Noir. Plusieurs répliques évoquent clairement l'idée que l'histoire a lieu dans l'esprit de Batman, à l'image du monologue du Chapelier Fou :

"Parfois j'ai l'impression que cet asile est une tête... que nous sommes tous dedans, des rêves dans cette tête. Peut-être que c'est la tienne, Batman. Arkham est un miroir. Et nous sommes toi."

 

Batman : Arkham Asylum : photoLe Chevalier Noir contre le Dragon du Mal

 

Au final, le plus malade d’entre tous les occupants de l'asile est Batman. Morrison dresse un portrait psychiatrique détaillé du personnage qu'il développe tout au long du comics. La façon dont il le décrit à McKean dans le scénario est assez explicite de la représentation de Bruce Wayne dans Arkham Asylum :

"On peut l'imaginer marchant en serrant les fesses. C'est la posture associée à une personnalité obsessionnelle, anale. Ce Batman est un garçon terrorisé et menacé qui s'est construit une allure terrible au prix de sa propre humanité. Il est complètement incapable d'avoir une relation sexuelle, quelle qu'elle soit. Il s'est endurci, a adopté une posture dominante de façon à ne plus jamais être blessé ou abandonné."

Le protecteur de Gotham est une personne traumatisée par la mort de sa mère, une image qui revient à plusieurs reprises dans le comics sous le motif des perles du collier brisé lors de l'assassinat des Wayne, mais également dans le travestissement de protagonistes (d'où l'idée de base d'un Joker habillé en femme). La figure monolithique et asexuée de Batman est donc une armure pour un Bruce Wayne mentalement instable. Des concepts philosophiques freudiens que Morrison parsème dans son comics – et que les professionnels moqueront à la lecture avant sa publication, expliquera l'auteur.

 

Batman : Arkham Asylum : photoSlender Man

sous les projecteurs

La proposition scénaristique et artistique audacieuse du comics aura été grandement félicitée à l'époque. Pour DC Comics, les ventes battent des records inespérés. Près d’un demi-million d'exemplaires du graphic novel seront vendus selon la responsable éditoriale Karen Berger en 2004 dans la postface du comics. Elle précise également que cela en fait le roman graphique original le plus vendu de toute l’histoire des comics américains, à l'époque. Le succès de l'œuvre propulsa la carrière de ses deux auteurs.

Dave McKean fera les couvertures des comics Sandman de 1989 à 1997. Il illustrera d'autres graphics novels qui lui permirent d'obtenir des prix comme l'Alph-Art et le Harvey Awards en tant que meilleur graphic novel pour Cages. Grant Morrison sera de la British Invasion des comics américains, dans laquelle se trouvaient Alan Moore et Neil Gaiman. Ces scénaristes vont apporter une écriture analytique et des dialogues travaillés aux BD américaines. Morrison œuvrera aussi sur la série Animal Man et All-Star Superman – récompensée de trois Eisner Awards de la meilleure nouvelle série et de la meilleure série. Enfin, en 2022, il intègre le Hall of Fame Will Eisner consacré aux grands noms des comics.

 

All-Star Superman : photoUne autre vision de l'héroïsme

 

Une œuvre aussi marquante inspire forcément d'autres médias. Ainsi l'épisode Procès de la saison 2 de Batman, la série animée reprend en partie l'intrigue du comics. Le justicier capé est jugé dans une parodie de procès par ses ennemis qui l'accusent d'être responsable de ce qu'ils sont. Pour son rôle de Joker dans The Dark Knight de Christopher Nolan, Heath Ledger lisait Arkham Asylum confiait-il en interview à IESB en 2007. C'est surtout par le jeu vidéo Batman : Arkham Asylum de 2009 développé par Rocksteady Studios que le comics connaît son inspiration la plus assumée, mais aussi très libre. Sefton Hill, le directeur du studio, en parlait à CVG dans un entretien :

"S'il n’y a jamais eu un roman graphique "injouable", c'est probablement celui-ci. Nous nous sommes définitivement inspirés de lui, principalement pour son ton et l'aspect psychologique."

 

Batman : Arkham Asylum : photo Arkham AsylumQuand un chef-d'œuvre en inspire un autre

 

Arkham Asylum a pourtant été le fruit d'une collaboration compliquée entre l'auteur et le dessinateur. Morrison pensait le graphic novel avec un design plus conventionnel, imaginant Brian Bolland, dessinateur de The Killing Joke, illustrer son récit. Les nombreux story-boards qu'il joignait à son scénario à destination de McKean ont une forme respectant bien plus les codes de mise en page du comics que ce qu'en fera l'illustrateur-artiste. Ce dernier reprochait justement l'esthétique trop convenue des BD américaines et souhaitait s'en émanciper. Une différence de point de vue qui se ressent également dans les descriptions détaillées de Morrison que McKean rend plus figuratives.

Ces choix artistiques permettront d'ouvrir plus de possibilités d'interprétation aux lecteurs. Et c'est la force de cette œuvre mal connue du grand public qui brouille les formes, pour mieux effacer les frontières entre les arts, l'esprit sain et la folie, le héros et le fou, le lecteur et le récit qu'il lit. Assurément un comics dont on ne ressort pas indemne.

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commentaires
Gregdevil
25/09/2022 à 17:32

Bonne petite critique sur un comics, ça fais plaisir.

Cette ouvrage est génial, dans mon top 5 de Batou.

Mouais Bof...
25/09/2022 à 00:46

L'un de mes comics all time.

Derangeant , fou. Entre un Batman qui perd la boussole au fur et à mesure,se decouvrant une facette aussi macabre que dingue, et le fondateur de l'asile le professeur arkham et son histoire terrifiante et sanglante.

Tout fait froid dans le dos. Mention spéciale au Joker qui est un peu le guide touristique de cette fable nihiliste et completement désenchantée.

TUERIE ABSOLUE.

Moixavier58
24/09/2022 à 22:44

Merci pour cette "review". Un comics que je voulais lire mais que le style graphique m'avait rebuté. Pourtant j'ai lu Manbat (Delano et Bolton) qui est proche graphiquement

Lucas Jacqui - Rédaction
24/09/2022 à 14:48

@ZakmacK merci beaucoup pour les compliments.
Le graphic novel s'apprécie encore plus à la relecture. On est plus vigilant aux détails de l'histoire et des illustrations, c'est comme découvrir un autre récit.

Mathilde T
24/09/2022 à 12:56

Un superbe comics ( ou roman graphique). les images et couleurs tordues font penser à Francis Bacon.

ZakmacK
24/09/2022 à 12:24

Super article. Arkham Asylum est un comics d'une originalité et d'une maîtrise incroyable, mais pourtant je le relis rarement, peut-être parce qu'il est trop complexe est angoissant. L'article m'a néanmoins donné envie de m'y replonger !