Rencontre avec Bruce LaBruce, pape de l'underground (Gerontophilia)

Simon Riaux | 21 mars 2014
Simon Riaux | 21 mars 2014

Pour la sortie de Gerontophilia, nous avons eu l'occasion de rencontrer Bruce LaBruce, héros d'un cinéma guérilla découvert en France grâce à Hustler White. Pour sa première réalisation « académique » (dans la forme) nous étions curieux de poser quelques questions à ce metteur en scène toujours prêt à bousculer les normes et violenter un spectateur habitué à un confort moral et idéologique trop souvent conforté par le Septième Art.


 

 

 

Comment est né ce film, quelle est la genèse de cette idée ?


J'ai commencé à écrire ce scénario il y a quatre ans, c'est quelque chose que j'ai en tête depuis longtemps. Je cherchais un sujet propice à un film plus mainstream, mais qui soit également provocateur et cohérent avec mes précédents projets, tout en demeurant quelque chose de classique d'un point de vue narratif. J'ai rencontré beaucoup de gérontophiles au cours de ma vie, des gens avec d'étranges et formidables fétichismes. J'ai pensé que ce serait intéressant et provocateur... J'ai lu beaucoup d'articles au sujet de ce phénomène.

Je veux dire, la façon dont sont traités beaucoup de personnes âgées dans les maisons de retraite. C'est une conséquence du Baby Boom. Il y a plus de vieux , mais moins de gens pour s'en occuper, notamment à cause de la situation économique et les anciens sont abrutis par les médicaments. Ils sont marginalisés, on les rend invisibles, parce que les gens ne veulent pas avoir affaire à eux. Je me suis dit qu'il y a avait là un vrai sujet.


Vous venez d'évoquer le fétichisme. C'est une des ambiguïtés du film, qui ne tranche jamais. Lake est-il un amoureux ou un fétichiste ?


Le film est sincère et franc, mais il recèle aussi plusieurs niveaux d'ironie. Vous savez, c'est un drôle de monde que l'on découvre dans la deuxième partie du film, où le vieil homme semble attirer plus la convoitise que son jeune compagnon, on lui porte beaucoup d'attention. Les autres jeunes hommes s'intéressent à lui mais pas au jeune qui est incroyablement beau, c'est une autre forme d'ironie. La façon dont le corps des vieux est fétichisé par la caméra en est une autre. De même, le fait que Lake ne réalise quel professeur le vieillard a été pour lui seulement après sa mort est profondément ironique. Et en même temps il est profondément persuadé d'être amoureux de cet homme.

Le fait qu'après son décès il se mette en quête d'un autre amant et devienne une sorte de serial gérontophile va dans le même sens. Mais ça ne doit pas amener à une mauvaise compréhension de ce que sont les fétichistes ou les polygames, l'idée n'est pas de dire que ces personnes ne tombent pas amoureuses, ou qu'il est impossible d'aimer plus d'une personne à la fois. Ce fétichisme sexuel vient d'une empathie pour les personnes âgées, il se transforme en attirance sexuelle, puis en amour. Le concept c'est que l'amour, le sexe et le fétichisme ne s'excluent pas nécessairement.

 

 

Gerontophilia est à la fois un film charmant et cru. Comment avez-vous décidé de ce que vous pouviez représenter, des limites à ne pas franchir pour ne pas vous aliéner le public ?


Je ne voulais pas faire un film que les gens allaient considérer comme vulgaire, ou déplaisant. Souvent les vieux sont représentés dans la pop culture, surtout pour ce qui est de leur sexualité, comme des figures grotesques, pitoyables ou méprisées. Je ne voulais absolument pas faire ça. Il fallait rendre crédible l'alchimie entre les personnages, faire en sorte que tout cela soit vraiment romantique.

Lorsqu'ils s'embrassent pour la première fois dans la voiture, je ne voulais pas que ça choque. D'ailleurs le personnage qui les voit semble dégoûté, mais on sent bien qu'il n'y a  aucune volonté de mettre mal à l'aise dans cette séquence. C'était le challenge de trouver cet équilibre.


Le ton de votre film se rapproche de celui d'une comédie romantique classique. Rien n'est grave ou terrible, il n'y a pas de véritable antagoniste, quand on vous attendait plus dur et noir.


Vous savez, c'est une tentation que j'ai eue et j'ai consciemment essayé de créer quelque chose de totalement inattendu par rapport à mes travaux habituels. Un bouleversement complet de la forme et de la tonalité. Quelque chose qui choquerait peut-êtr ele sgens, justement parce que ça n'apparaît pas choquant. L'exercice exigeait d'y mettre une touche de lumière. Lorsque vous êtes habitué à travailler sur l'extrême et la provocation, c'est un excellent exercice. Changer d'arsenal. C'est aussi se mettre en danger, parce que je courais le risque de décevoir mes fans hardcores. Mais j'ai fait pas mal de festivals où j'ai montré le film et ça s'est bien passé. Plein de gens qui n'avaient jamais vu mes films précédents et ne savaient donc pas à quoi ils avaient échappé l'ont très bien pris, tandis que le public qui me suit et connaît mon travail a visiblement apprécié ce changement.


Comment avez-vous rencontré Pier-Gabriel Lajoie ?


Par un biais très classique, mais qui m'était tout à fait inconnu, grâce à un directeur de casting ! Gerontophilia étant mon premier film à être conçu et réalisé via le circuit canadien traditionnel, j'ai eu justement recours à des professionnels, qui m'ont fait des suggestions. Et je ne peux pas me plaindre parce qu'à la seconde où j'ai vu Pier-Gabriel, j'ai su qu'il serait Lake, ce jeune garçon qu'on prend pour un ange. Et dès les essais il s'est révélé fantastique.

Quant à Walter Borden, c'est une sommité au Canada. C'est un homme incroyablement distingué, qui a 81 ans, l'âge du personnage, et est également très audacieux. Prêt à montrer son corps et à se révéler vulnérable face à la caméra. C'est un très grand acteur de théâtre, connu aussi pour son activisme en tant qu'artiste noir et homosexuel.

 

 

Il a quelque chose de très aristocratique.


En effet ! On lui a remis l'Ordre du Canada. Parfois il se ramène avec aux premières, il est là avec cette écharpe violette, on dirait un vieux chef d'État. Il émane de lui une incroyable dignité, qui était nécessaire au rôle. J'aurais pu aller dans une autre direction et essayer de caster un personnage plus grotesque, plus glauque. Mais c'eut été s'attarder trop sur la décrépitude. Walter a fait un boulot formidable, au début c'est un espèce de zombie et c'est sa véritable personnalité qu'il dévoile dans la seconde partie du film, toute cette énergie, cette vie, c'est lui.


Vous évoquiez le fait que vous avez réalisé un film au sein du système de production classique pour la première fois. Aimeriez-vous recommencer ou en rester là ?


Mon prochain film s'appellera Pierrot Lunaire et c'est un récit expérimental basé sur un opéra d'avant garde de Schoenberg. C'est en noir et blanc, pas de dialogue, dans le style du cinéma muet, pas de musique non plus. Du sexe explicite. C'est différent de ce que j'ai fait jusqu'à présent. C'est l'histoire choquant des actes violents d'une femme transsexuelle qui est oppressée par la culture du mâle dominant.

J'aimerais beaucoup refaire un film de l'ampleur de Gerontophilia, mais j'apprécie toujours autant les films expérimentaux et le cinéma à petit budget. Ça ne ressemble à aucun autre de style de cinéma. Même si c'est nerveusement épuisant, le cinéma guérilla a quelque chose de formidable, d'euphorisant, qui vous oblige à repousser les limites de la créativité.  

 

 

 

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